Abstention, piège à cons !
A l’heure où on nous annonce que plus de 30 % de nos compatriotes s’apprêtent à ne pas aller voter, que de “grands intellectuels” comme M. Onfray ou A. Badiou annoncent qu’ils vont voter blanc, il est facile de retourner le mot de Sartre “élections, piège à cons” en “abstention, piège à cons”. Sartre inventa paraît-il ce slogan à l’occasion de mai 68, qui a donné le résultat qu’on connaît : droite renforcée plus que jamais aux élections législatives de juin 68, élections présidentielles remportées par Pompidou en 69 avec un opposant de centre droit au second tour, victoire encore de la droite en 74 malgré l'union de la gauche.
Ainsi, les abstentionnistes ou les belles-âmes aux “mains propres” du vote blanc seraient les intelligents qui ne se laissent pas happer par le système, tandis que les votants seraient des faibles d’esprit se laissant piéger par le leurre grossier que constituerait l’élection en légitimant un pouvoir qui serait par nature et pour toujours injuste, traitre, menteur, usurpateur etc. Voyons si l’abstention est vraiment ce que nos avons de plus intelligent à faire en vue des élections de demain.
Les raisons sartriennes du rejet de l’élection
Sartre fît de son slogan “Elections, piège à cons” un article théorique dans les Temps modernes en 1973. L’idée principale est que l’élection au suffrage universel conduirait l’homme du peuple à se comporter comme un propriétaire terrien, sur le modèle de l’ancien suffrage censitaire. Voter selon lui ce serait accepter l’atomisation de l’individu coupé dans l’isoloir de toute action concrète qui ne peut qu’être collective et publique, et ce au service d’une institution “qui nous maintient en état d’impuissance sérielle”, c’est-à-dire pour parler plus communément qui nous divise pour mieux régner.
Il est vrai au moins qu’ayant accompli son “devoir civique”, le citoyen, défini comme tel par le droit de vote principalement, peut être tenté, une fois redevenu homme ordinaire de considérer que la question politique s’arrête là pour lui, qu’il peut rentrer chez lui, la conscience tranquille, laissant au pouvoir qui sortira des urnes décider pour lui de ce qui est bon pour tous.
Mais il n’y a là évidemment aucune nécessité : rien n’interdit, à côté de la participation à l’élection, l’engagement dans des mouvements collectifs et locaux en faveur du respect de l’humanité de chacun. De même rien n’interdit de s’engager dans un parti qui se propose de gouverner pour se retrouver avec ceux qui veulent participer aux débats internes et à l’élaboration de son projet collectif. Les militants du Front de Gauche, beaucoup à EELV, quelques uns dans d’autres partis sont le plus souvent des militants sur différentes autres formes d’actions locales, syndicales ou associatives et inversement. Bien sûr, si l’on ne connaît pour tout bien que les petits bonheurs privés, on risque fort de voter pour des partis petits bourgeois, comme aujourd’hui le PS et l’UMP et alors on ne risque pas se poser beaucoup la question du bien commun, mais ce n’est pas en soi l’isoloir qui est ici en cause, c’est la culture ou plutôt la non-culture politique qu’on maintient.
Mais que propose donc Sartre à la place de l’institution républicaine du suffrage universel ? Un “vaste mouvement antihiérarchique et libertaire qu’on rencontre partout mais qui n’est point encore organisé”... L’année prochaine, cela fera 40 ans que ce “vaste mouvement” est toujours aussi “nombreux” et au moins aussi peu organisé si tant est qu’on ait jamais pu s’organiser selon le principe d’une souveraineté collective sans le vote. A force d’attendre les lendemains qui chantent du mouvement spontané des “individus concrets”, on finit bêtement par mourir sans avoir fait grand chose de durablement utile.
Les héritiers de Sartre
Aujourd’hui, nous avons encore quelques anarchistes, situationnistes et bien sûr toute la confrérie trotskyste pour nous expliquer que les élections n’ont jamais rien changé, qu’une fois au pouvoir, les hommes sont immanquablement corrompus et qu’on ne peut compter que sur les luttes sociales au jour le jour pour améliorer notre sort. N. Arthaud ou P. Poutou, annoncent clairement que voter pour eux, ce n’est pas voter pour des partis qui veulent gouverner mais qui ne sont là que pour témoigner de leur existence, non pour présenter un projet de gouvernement. Ils prennent les élections comme tribune pour parler de leur espérance d’une fin complète du capitalisme, rêvant peut-être que le jour où toutes les banques imploseront, on viendra les chercher en sauveurs. Voter pour eux, c’est donc équivalent à voter blanc.
Répondons cependant de plus près aux principaux arguments encore utilisés aujourd’hui pour justifier l’abstentionnisme.
“Les élections n’ont jamais rien changé”
Il faut tout de même être peu attentif à l’évolution politique pour soutenir cela. Bien sûr, les élections n’ont jamais rien changé du jour au lendemain, mais qui peut prétendre que l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la république française n’a rien changé à la vie des français ? Moins de services publics, moins de sécurité sociale, plus de précarité et de chacun pour soi, n’est-ce donc pas un changement ?Mais quand Philippe Poutou reprend cette antienne des élections qui ne servent à rien, veut-il dire pls précisément qu’elles n’ont jamais rien apporté de positif ? Donc les 35 h, la Couverture maladie universelle et avant cela le RMI plutôt que le dénuement absolu, l’augmentation sensible du salaire minimum etc. ce n’est rien ?
Ah mais en fait on voulait dire “les élections n’ont jamais rien changé de fondamental dans la vie humaine”... C’est à voir, quand sous le gouvernement de Giscard d’Estain, et sous la pression d’une gauche affirmée et forte (avec un PCF à plus de 20% notamment), l’IVG est autorisée, c’est la conception même du rapport des êtres humains à leur corps qui change radicalement. Autrement, s’il s’agit de dire que le seul véritable changement qui vaille, ce serait une abolition pure et simple du capitalisme, qui comme Marx le pensait ne pourrait se faire dans un seul pays mais par une implosion généralisée du capitalisme au niveau mondial, autant dire en effet qu’aucune action politique au présent n’a d’intérêt et que la seule chose à faire est d’attendre que l’Histoire accouche d’un monde meilleur. Mais alors on n’est pas loin de la superstition que Spinoza dénonçait dans son Traité théologico-politique dès le XVIIIème siècle : s’en remettre aux signes, à l’espoir, à la crainte plutôt qu’à l’action.
Mais justement, nous répondrons quelques fois les défenseurs de l’abstentionnisme, nous agissons, nous nous engageons dans de véritables actions concrètes : défense des droits de l’homme, réseau éducation sans frontières etc. Et c’est là le pendant du précédent argument : seules les luttes sociales sur le terrain sont vecteurs de changements sociaux. A cela je réponds : oui, il n’y a rien de mieux que des mouvements qui viennent de la société même pour changer la société. Mais quand ces mouvements sont systématiquement étouffés voire instrumentalisés par un pouvoir politique qu’on a contribué à mettre en place en ne faisant rien pour s’y opposer, comment ne pas voter pour éviter au moins de lui donner la légitimité de son propre consentement ?
Citons ici Sartre contre lui-même ou plus précisément le jeune Sartre contre le vieux, ainsi que contre Onfray ou Badiou : dans sa présentation des Temps modernes en 1945, il a aussi écrit “Celui qui consacrerait sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de position. L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher.” Mais comment ne pas tenir alors les héritiers de “élections, pièges à cons” pour responsables des suicides à France Telecom, parmi tant d’autres effets concrets du règne de la finance alors que par leur vote et leur engagement politique, ils auraient pu au moins s’opposer à cette conception de la vie humaine ?
Ajoutons aussi ces constats pour le moins évidents : face à une pouvoir politique qui peut se réclamer de la légitimité des urnes, parce qu’on n’a rien fait pour empêcher cela en s’abstenant, on peut rassembler des millions de gens dans les rues contre le démantèlement des acquis sociaux comme la retrainte à 60 ans, on est condamnés à l’échec. Quand les accords de Grenelle en 68 obtiennent du pouvoir pompidolien des avancées sociales significatives, c’est dans un contexte qui n’existe plus : puissance du bloc soviétique justifiant quelques sacrifices marginaux du capitalisme. Mais pour arracher au capital de grandes avancées sociales comme les congés payés, c’est le mouvement social ET un gouvernement comme le Front populaire qui le permettent.
Autres arguments abstentionnistes
Après cela, nous avons l’indémodable argument de la corruption du pouvoir, qui n’est qu’une version policée du “tous pourris”. Quoi de plus facile qu’un tel argument ? Quoi de plus facile donc que de le démonter ? Car là aussi nous n’avons que les politiques qu’on mérite, par nos choix comme par nos abstentions. Vous trouvez que les jeux sont pipés ? Proposez donc quelque chose de meilleur, expliquez en quoi ce que vous avez à proposer de concret pour maintenant et pas pour les lendemains qui chantent est plus efficace que ce que proposent déjà des mouvements avec un clair objectif de prise du pouvoir pour rendre possible un monde un peu plus juste. Engagez vous dans un mouvement politique qui corresponde à votre aspiration pour la justice sociale et faites pression sur ses dirigeants pour que leur parole ne reste pas purement verbale.
Mais qu’est-ce qui me permet de savoir que je ne vais pas donner ma voix à un mouvement politique qui trahira ses engagements pour la justice sociale ? Je réponds tout de go : rien, si ce n’est votre participation à l’élaboration comme à la mise en oeuvre d’un tel projet . Qui vous a dit qu’il suffisait de glisser un bulletin dans l’urne pour que cesse la marchandisation de l’être humain ? Sarkozy, Hollande, Bayrou peut-être, à leur façon bien particulière, mais certainement pas un mouvement comme celui du Front de gauche, qui affirme que c’est au peuple de reprendre le pouvoir à la finance en passant par la mise en place d'une sixième république.
Qu’est-ce que j’en sais donc, si un Mélenchon une fois élu ne mittérandisera pas ? Rien, mais je sais encore plus certainement qu’en ne votant pas pour l’humain d’abord contre les quatre chevaliers de la finance toute puissante et du toujours plus d’austérité pour les plus modestes (Le Pen, Sarkozy, Bayrou, Hollande), ce sera encore plus certainement la trahison de l’idéal républicain de la liberté pour tous, de l’égalité et de la fraternité. Entre deux maux incertains, la raison nous conseille de choisir le moindre.
Conclusion
Au final, qu’est-ce que l’intelligence en politique ? C’est la capacité à faire les rapprochements les plus cohérents entre la situation présente et ce qui concerne la question du bien commun ou de l’intérêt général. La droite pense que le bien commun, c’est que les puissances “naturelles” de la finance et du capital gouvernent les peuples parce qu’elles savent mieux qu’eux ce qui est bon pour eux. Elle a l’intelligence de faire en sorte de décourager l’union politique des prolétaires - ceux qui n’ont que leur travail pour vivre - par ses instituts de sondages et sa médiacratie. La gauche pense que le bien commun, c’est l’égalité sociale, c’est-à-dire l’éducation, la santé, l’épanouissement social rendus possibles pour tous, par un programme cohérent et sans complexe autant que par une union cohérente des prolétaires, et pas seulement pour ceux qui ont les moyens de se l’offrir.
Qui donc a intérêt à ce que se maintienne un fort taux d’abstention à une élection où un large choix se présente, et pas seulement entre le libéralisme autoritaire et le social libéralisme ? Ce ne sont bien sûr pas les couches sociales les plus modestes, qui sont autant celles qui votent le moins que celles qui sont les plus matraquées par la brutalité néolibérale, mais ce sont ceux qui détiennent un pouvoir oligarchique qui ne repose que sur le consentement actif de ceux qui votent pour eux et le consentement passif de ceux qui laissent les autres décider à leur place.
La réalité sociologique de l’abstention de masse, pour en revenir à Sartre, ce n’est bien sûr pas celle des intellectuels qui s'ils trouvent toujours le moyen de sublimer leurs engagements à ne pas s’engager restent très minoritaires. La réalité sociologique de l’abstention, c’est justement la division sociale, le règne du chacun pour soi. C’est aussi l’ignorance et le désintérêt pour tout ce qui peut concerner le devenir commun. La télévision ici, comme seule source d’information et de réflexion sur la chose politique y est pour beaucoup. Mais quand les intellectuels et ceux là même qui s’intéressent à la vie humaine au delà des limites de leur appartement ou de leur pavillon ne proposent au final rien de mieux que la télévision, ce sont les premiers fossoyeurs de l’intelligence qui ne se développe et se renforce que dans l’échange et donc la question immédiate de l’utilité commune la plus large possible.
Que les faiseurs de satires se moquent donc tant qu'il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les mélancoliques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu'ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l'expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les objets de leurs besoins, et que c'est seulement en réunissant leurs forces qu'ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts.
Spinoza, Éthique IV.
Citons pour finir ce retraité aux propos très clairs et cohérents qui valent bien ceux d’un Sartre :
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