Devenir hétérosexuel : un naturel qui ne va pas de soi
Comment sommes-nous déterminés dans nos choix sexuels ?
À quels renoncements la nature nous contraint-elle pour se préserver ?
Y a-t-il des limites dans l’ordre naturel à ne pas franchir ?
Ces limites sont-elles plus biologiques, psychologiques, ontologiques, ou sociales et culturelles ?
Il serait peu raisonnable de prétendre répondre en quelques lignes à un questionnement aussi vaste. On peut néanmoins en donner un aperçu, histoire d’allumer chez les plus curieux leur désir de savoir.
Le sujet n’est pas le mariage pour tous. Il n’est toutefois pas sans liens avec les enjeux ontologiques et éthiques soulevés, tant par les promoteurs de la loi que par ses opposants.
Selon les biologistes :
L’embryon est initialement porteur de toutes les structures biologiques des deux appareils génitaux, pour aboutir chez le fœtus à la destruction de l’un d’eux par le développement de l’autre, entre la septième semaine et le quatrième mois. Pour en savoir plus, suivre ce lien, et aussi celui-ci. Une double identité biologique préside donc bien au développement final d’un appareil génital différencié mâle ou femelle. Cette différenciation met en place également les marqueurs neurologiques au niveau cérébral, sous-tendus par les hormones sexuelles mâles et femelles. En évoquant une origine androgyne de l’être humain, les mythologies de l’antiquité ne s’y sont donc pas trompées.
Selon Freud :
« Nous naissons tous pervers polymorphes ». Mais sur le chemin qui nous conduit à la maturité, l’adulte met de côté les perversions dont il ne garde que quelques vestiges compatibles avec le consensus social, variable d’une culture à une autre. Un certain nombre n’y parvient pas, ou insuffisamment pour ne pas se sentir différent de ses congénères. On voit déjà que la frontière entre normalité et déviance, loin d’être une limite irréfutable, est une sorte de no man’s land pour le moins obscur.
Le questionnement porte donc sur la place et la fonction qu'occupe cette sexualité polymorphe initiale dans les choix sexuels – quels qu’ils soient – d’un être humain, et d’une façon plus générale dans son économie psychique. Même si le terme est inadéquat (voir plus loin), perversion et sexualité habitent ensemble sous le même toit. En colocation, dirons-nous dans le meilleur des cas, et dans le pire de façon conflictuelle et/ou symptomatique.
La jouissance au cœur de la pulsion de vie, au service de la survie.
En s’appuyant sur un modèle ontologique de deux pulsions vitales originelles, – archaïques –, associées chacune à un assouvissement particulier, on pointe l’existence de deux jouissances – archaïques elles aussi – ainsi que leur évolution et leur devenir jusqu’à l’âge adulte. La première est juste présentée ici pour mémoire, dans le but de montrer la similitude entre les deux, et le « passage » de l’une à l’autre.
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Au service de la survie de l’individu : la jouissance de la succion préside au tétage, et non l’inverse. En quête de cette jouissance, le nourrisson part à l’assaut d’un « objet » à sucer. La jouissance n’est en rien l’absorption du lait contenu dans l’objet, indispensable à sa survie. On lit ici ou là des théories fantasques qui prétendent à une érotisation des lèvres et de la bouche. Non, la jouissance est antérieure, présente in utéro quand le fœtus suce son pouce sans rien ingurgiter.
Quand vient la période du sevrage, le nourrisson abandonne rarement spontanément la succion. Preuve que sa jouissance n’est pas dans la satisfaction de son besoin – pourtant vital – de se nourrir. Certains n’y renoncent que très tardivement. Ce retard est encouragé parfois par l’impossibilité des parents à envisager la moindre frustration, pourtant inévitable sur le chemin de la maturité. La réussite du sevrage dépend, pour partie, de la découverte de jouissances de substitution, gustatives pour l’essentiel, mais également génitale. Cependant, dans tous les cas, la mémoire de cet assouvissement archaïque ne sera jamais totalement effacée. Le baiser amoureux en est sans doute le plus émouvant vestige. Est-ce encore lui qui ressurgit (souvent) de l’inconscient dans les pratiques sexuelles bucco-génitales ? C’est l’hypothèse la plus probable, avec les suçotements des crayons, des stylos, et autres petits ustensiles tenus dans la main (sans oublier les sucettes… !).
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Au service de la survie de l’espèce : la jouissance génitale préside à toutes les formes d’activités sexuelles. Après Joyce McDougall, les psychanalystes l’ont unanimement baptisée sexualité archaïque. Ainsi, l’enregistrement échographique en continu de la vie intra-utérine du fœtus permet d’observer, à quelques exceptions près, son activité sexuelle masturbatoire. Cette activité, mise en veille après la naissance, reprendra du service très rapidement en même temps que le développement sensoriel et psychomoteur. Sa main est souvent le premier « objet » qui éveillera la sphère érotique de l’enfant, mais ça peut aussi être la main des nounous qui s’occupent de son bien-être corporel (toilette, bain, soins ou autres).
Jusqu’aux premiers pas vers sa socialisation (scolarité), et jusqu’à l’âge adulte, sauf d’éventuels interdits posés par les éducateurs, rien ne fait obstacle aux explorations érotiques infantiles, à la recherche de cette jouissance qu’il associe petit à petit à tous les « objets » qui y participent. D’où son nom de sexualité archaïque polymorphe. Ceci, garçon et fille confondus.
Là encore, sur le chemin de sa maturité, l’enfant acceptera – ou pas – de renoncer à cette polymorphie sexuelle au profit de l’objet intrinsèque qui lui est destiné pour remplir la fonction fécondante, indispensable à la survie de l’espèce. C’est ainsi que l’hétérosexualité s’inscrit comme une normalité naturelle, au regard du choix du seul d’objet compatible avec la procréation. Mais dans tous les cas, la mémoire de ces assouvissements répétés ne sera jamais totalement effacée, comme le précise Sigmund Freud dans ces « Trois essais sur la théorie sexuelle » : « Là où les circonstances sont favorables, il pourra arriver qu’un être normal, pendant tout un temps, substitue telle ou telle perversion au but sexuel normal, ou lui fasse place à côté de celui-ci. On peut dire que, chez aucun individu normal, ne manque un élément qu’on peut désigner comme pervers, s’ajoutant au but sexuel normal ; et ce fait seul devrait suffire à nous montrer combien il est peu justifié d’attacher au terme de perversion un caractère de blâme. »
Ainsi, la jouissance est le noyau atomique de la survie. Elle constitue l’essence même de toutes pulsions de vie. Peut-on alors affirmer que le renoncement à la polymorphie sexuelle archaïque serait l’œuvre – au sens freudien – du refoulement psychique ? Ou au contraire, que l’impossibilité d’y renoncer constitue la perversion ? Bien prétentieux qui croit pouvoir répondre par oui ou par non, mais on voit assurément là le creuset de la névrose, autant que celui de la perversion, comme le souligne encore Freud : « La civilisation a été acquise par le renoncement à la satisfaction pulsionnelle. Ainsi, l'éducation, en réprimant nos pulsions, nous apprend à voir dans le fait d'être aimé un avantage qui permettrait de renoncer à tous les autres. Mais dans le domaine de la sexualité, où un tel renoncement est le moins réalisable, cela conduit aux manifestations réactionnelles névrotiques ou perverses. »
Un terme inadéquat
S’il convient de récuser le terme de « pervers » comme étant une information partielle et partiale en ce qui concerne un individu, une personne, il est toutefois nécessaire de définir ce que nous entendons par « perversion ». Mais la nuance péjorative apparaît ipso facto. Étymologiquement, pervertere indique un mouvement de retournement et de renversement ; pourtant, n'importe quel dictionnaire nous informe qu'il s'agit toujours d'un détournement « vers le mal ». Ce qui impliquerait : il est mal de ne pas faire l'amour comme tout le monde. Si le but supposé des relations hétérosexuelles est l'orgasme, cela veut-il dire qu'une perversion sexuelle qui aboutit à l'orgasme ne diffère en rien d'autres relations sexuelles, sauf en ceci qu'elle emprunte un chemin plus compliqué ? Rien ne distinguerait alors les perversions des jeux amoureux. Même s'il existe des points communs, cela nous conduirait à une conception simpliste de l'agir pervers. En fait, la sexualité perverse est bien plus que ça : c’est la manifestation d'un état où s'entremêlent dépression, angoisse, inhibitions et symptômes psychosomatiques. La perversion n'est pas une simple déviation, mais une organisation complexe qui doit répondre à des exigences multiples, ce qui la dote d'une compulsivité particulière.
Quelles sont ces exigences ? Quelle peut être la signification inconsciente d'un acte où l'angoisse et la souffrance sont rarement absentes ? Qu'est-ce qui peut prédisposer un sujet à ce genre d'inventions ? Quel est, enfin, le rôle de la perversion sexuelle dans l'économie libidinale et dans l'économie narcissique de celui qui en est l'auteur ? Ce sont les questions à explorer plus avant en partant des concepts freudiens fondamentaux.
Névrose ou perversion ?
Sous le prisme de la psychanalyse, la perversion – au sens large – peut se définir comme une stratégie d’adaptation à un environnement donné durant l’enfance. En cela, elle ne serait pas différente des névroses. Néanmoins, le névrosé vit ses symptômes dans la douleur, conscient du caractère pathologique de son état, tandis que le pervers trouve son plaisir justement dans sa perversion, jusqu’à considérer qu’il a découvert le secret de la jouissance paradisiaque. Par exemple, il considèrera que l’hétérosexuel refoule son homosexualité et se prive ainsi d’une bien plus édénique jouissance.
La perversion et le pervers ?
Pour parler de la perversion en ce qu'elle peut avoir de spécifique dans sa structure et dans son économie psychiques, il faut savoir d'abord de qui on parle. On peut répondre que tout le monde le sait : c'est quelqu'un qui a une sexualité perverse. Reste à savoir ce qu’est une sexualité perverse !
Le pervers est-il alors juste quelqu'un qui ne fait pas l'amour comme « tout le monde » ? Bien sûr que non. On ne peut définir un être par un acte, même s'il s'agit d'un acte-symptôme, car ce même symptôme peut renvoyer à des structures différentes.
Sans entrer dans les détails de la théorie des névroses, ni celles des perversions, l'observation clinique nous amène à constater que l'enfant destiné à une solution perverse de la sexualité a rarement connu dans l'enfance la masturbation normale. Celle-ci est toujours manuelle, et cela depuis les premiers mois de la vie. Or, chez certains patients, un hiatus entre la main et le sexe semble avoir été institué bien précocement ; ainsi, l'enfant risque de se trouver très tôt dans sa vie conduit à inventer d'autres façons de faire vivre érotiquement son corps. La recherche de Spitz concernant ce qu'il appelle le « genital play » des nourrissons est fort instructive.
Par ailleurs, quand il y a perturbation dans la relation précoce à la mère, le jeu avec les organes génitaux est remplacé par des balancements du corps, des violents coups de tête, ou des jeux avec les excréments. Voilà un champ de recherche inexploré en ce qui concerne les racines précoces de la perversion sexuelle. On peut déjà parler de la masturbation « pervertie » ou « déviée de son but normal », qui est la recherche du plaisir génital.
Ainsi, la « déviation primaire » (nous naissons tous pervers polymorphe) qui fonde la sexualité humaine peut être entravée dés ses débuts chez certains enfants qui, de ce fait, risquent de se trouver acculés à inventer une néo-sexualité afin de pouvoir garder intactes les limites du corps, de pouvoir posséder un corps érogène, et enfin, de pouvoir protéger ce corps contre le retournement sadique primitif où l'autoérotisme se voit transformé en auto-agressivité. Un des triomphes de la sexualité perverse serait alors l'érotisation de cette pulsion mortifère.
Une solution détournée
Pour Freud, la perversion s'édifie – comme la névrose – à partir de l'impossibilité de résoudre une problématique de la sexualité infantile et/ou le complexe d’Œdipe. Effectivement, l'expérience clinique ne fait que confirmer, depuis un demi-siècle, que la « solution » perverse de la sexualité humaine est bel et bien une tentative (mais parmi d'autres visées) pour contourner les angoisses (de castration entre autres) et maintenir, sous le couvert de l'acte, des comportements sexuels infantiles et/ou les liens incestueux qui s’y rattachent.
Or, la problématique œdipienne est centrée de façon privilégiée sur le rôle du père. La mère primitive, en tant que mère-sein, mère-univers, n’y figure pas (l’objet petit « a » de Lacan). Bien que la théorie de la libido donne toute son importance à la relation précoce mère-infans, Freud n'a pas interrogé la problématique de la sexualité archaïque comme nous le faisons ici.
Le scénario pervers et le rôle de l’autre
Celui qui a créé une perversion a réussi en quelque sorte à réinventer la sexualité humaine ; à travers les changements de buts et d'objets, il construit une nouvelle scène primitive. Cette néo-réalité sexuelle n'est nullement gratuite ; l'acte qui en est le support dans le réel est souvent imprégné d'une forte angoisse et est ressenti par le sujet comme étant doté d'une puissance compulsive qui dépasse toute volonté de sa part pour le freiner.
Malgré le fait que l'angoisse et la compulsivité sont à leur tour érotisées, le sujet a toujours l'impression de n'avoir ni maîtrise ni choix en ce qui concerne son expression sexuelle. « C'est comme si on m'avait jeté un sort », m'a dit un patient fétichiste ; « je crois que je suis née ainsi », m'a confié une patiente homosexuelle. Il n'a pas le choix, c'est vrai. Tout au plus, il se félicite de l'avoir faite, cette découverte érotique miraculeuse.
Il lui arrive parfois de se convaincre, en fonction de l'urgence qui a contribué à faire naître cette invention, qu'il détient le vrai secret de la jouissance sexuelle, de croire que les autres, trop timorés pour la suivre, l'envient d'avoir trouvé cette solution commode, solution dont lui-même a écrit les règles du jeu, ainsi que le rôle du partenaire — car rien n'est laissé au hasard dans cette création.
« Tous les hommes sont des homosexuels », soulignait un adepte de néo-sexualité, « mais ils ont peur de l'admettre. » En fait, ces Instigateurs guettent le moindre signe qui confirmera leurs scénarios intimes. C'est aussi grâce à cette vigilance qu'ils trouvent avec une sûreté étonnante les partenaires aptes à désirer le rôle du figurant dans ce théâtre érotique personnel.
Bien d’autres éléments sont à prendre en compte dans l’approche ontologique de la perversion, et de l’homosexualité en particulier. Ce texte, espérons-le, en est-il au moins une modeste contribution.
Évidemment, cette question d'une sexualité « normale » est épineuse et il nous est loisible de mettre en cause la justesse de la définition freudienne, même revue et corrigée depuis. Les premières formulations de Freud tendaient à présenter la perversion comme une simple vicissitude de la pulsion, avec fixation ou régression à un stade libidinal antérieur. L'achèvement de la deuxième topique a produit un remaniement de la théorie de la sexualité lié, parmi d'autres, au concept du « Surmoi en tant qu'héritier de l’œdipe ». Mais c'est surtout le cas de l'Homme aux loups qui a amené Freud à explorer plus avant la théorie de la perversion.
Il est devenu manifeste que la réponse à l'énigme des perversions était à chercher dans la situation de l'enfant face à la scène primitive ; plus question d'un supposé fonctionnement génital bloqué à un stade primitif.
Dans les articles ultérieurs (« On bat un enfant », « Le problème économique du masochisme », « Le fétichisme », « Le clivage du Moi »...), il est devenu de plus en plus évident qu'une perversion sexuelle ne saurait être conçue comme un simple fragment de la sexualité qui aurait réussi à échapper au refoulement. Du coup, la célèbre formule selon laquelle la névrose serait le négatif de la perversion se révélait insuffisante.
Source bibliographique : de nombreux ouvrages de Freud et d’autres auteurs numérisés par l’Université du Québec à Chicoutimi sont disponibles en téléchargement gratuit sur le site de l’UQAC.
Crédit images :
1- Sculpture d’Antonio Canova 1797 - Psyché ranimée par le baiser de Cupidon, Musée du Louvre (en couverture de l’un de mes livres).
2- Éraste et Éromène, coupe attique à figures rouges, Ve siècle av. J.-C., Musée du Louvre.
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