Du revenu universel à la désargence
Et s’il était temps de nous préparer à l’après-salariat et à l’après-monnaie comme à l’après-pétrole ?
Dans un monde livré au totalitarisme marchand, où tout s’achète et se vend, serait-il possible tout de même d’avoir « quelque chose » en échange de... rien ? Par exemple, un revenu pour avoir juste le « droit de vivre », même sans avoir à travailler pour « mériter » ce droit ?
Alors que la page du plein emploi et du salariat semble se tourner, la vieille idée d’un revenu universel versé inconditionnellement à chacun juste pour garantir son « droit à l’existence » revient en force dans une société fracturée - et en grande souffrance.
Cette idée d’un revenu d’existence, versé sans condition ni contrepartie, de la naissance à la mort, a rejailli de la boite à belles promesses électorales, forcément finançables avec « l’argent des autres », lors de la dernière présidentielle en France... Elle quitte graduellement le domaine des grands principes pour refaire « débat », en parfait marqueur de nos grandes interrogations contemporaines,dans un monde d’incertitudes croissantes dont les aiguilles s’affolent – et tournent, aux yeux désormais désillés du plus grand nombre, dans un sens contraire aux plus élémentaires des aspirations humaines...
Vers un nouveau « pacte social » ?
Le revenu universel sera-t-il le prochain « modèle économique » de l’humanité ? Celui qui assurerait une « organisation plus intelligente des richesses » et redessinerait les contours d’une société plus juste et plus vivable, enfin ? « Si l’homme est dénué des moyens d’existence, son droit à la vie devient un leurre » rappelait l’ancien ministre Jacques Duboin (1878-1976). Pendant la Grande Dépression de l’entre-deux-guerres, celui qui était alors député de Haute-Savoie plaidait pour l’instauration d’un « revenu social assuré à tous de la naissance à la mort » - il avait l’oreille des décideurs d’alors mais n’a pas été écouté.
Conçu comme une « prestation universelle qui traduit une reconnaissance comme membre de la communauté », ce revenu permet d’accéder à un travail choisi plutôt que subi : plutôt que de demander à une personne de chercher un travail de plus en plus introuvable pour un hypothétique salaire qui donne de moins en moins accès à l’essentiel, ne vaudrait-il pas mieux désormais lui accorder un revenu afin qu’elle puisse enfin... se mettre à travailler ?
Simplement, le travail ne serait plus une obligation de survie préalable puisqu’il n’échappe à personne qu’il en faut de moins en moins pour produire toujours plus...
Cette utopie réaliste conjuguerait efficacité et équité. Elle nous ferait passer d’une société de « précarité subie » à une société de « mobilité choisie » et d’une « société de l’argent » à une « société des talents ».
Vers la désargence
Comme la transition énergétique, une telle économie suppose toute une préparation, compte tenu de l’inflammable accumulation d’ « avoirs financiers » et d’ « actifs sous gestion », en quête de « rendement » - et en bonne voie de volatilisation...
Paul Ariès imaginait de verser une partie du revenu universel en monnaie nationale, une autre en monnaie locale et une dernière sous forme de droits d’accès aux biens communs afin d’étendre la sphère de la gratuité. Car le droit de vivre décemment passe bien évidemment par le libre accès aux biens et services publics. Et par la gratuité du bon usage de ces services publics « face au renchérissement du mésusage individuel et collectif ».
Pourquoi ne pas aller plus loin dans cette extension de la sphère de la gratuité ? Pourquoi focaliser l’attribution d’un revenu universel garanti sur un versement monétaire ? Si « l’argent est un problème » pour tellement d’humains à qui il manque cruellement, pourquoi continuer à poser la question du bien-être social en termes monétaires ? Pourquoi ne pas sortir de l’échange marchand et envisager une définition plus large du revenu universel ? Pourquoi ne pas aller vers une définition d’un revenu qui ne serait pas que monétaire mais inclurait l’accès gratuit à des biens et services considérés comme relevant d’un « marché » ?
Pourquoi ne pas accéder enfin à une société de la désargence pour en finir avec une abstraction fondamentale qui sépare chacun de sa réalité ?
En effet, si le signe monétaire donne accès aux « produits et services »... lorsqu’on en a, il en interdit l’accès lorsqu’on en manque... « L’argent » créé ex nihilo sans son répondant métallique (or et argent physiques) a cessé donc de fonctionner comme lien social et moyen d’accès aux utilités réelles : quand il « manque » alors qu’il ne vaut même plus le métal ni le papier qui lui servaient de support, il est à la source de tous les maux qui affligent la société – et son « manque » les exacerbe de façon exponentielle à mesure que sa « création » nécessite des « connexions » énergivores pour le « miner » en fumeuses « crypto-devises » basées sur... rien mais aggravant nos problèmes énergétiques et environnementaux...
Aussi longtemps que l’ « on » pourra l’accaparer, l’accumuler, le thésauriser et spéculer sur la rareté organisée des biens vitaux et sur des différentiels de prix, « l’argent » ne sert qu’à générer des « profits » mal acquis. Il s’affranchit de toute utilité pour n’être qu’un fétiche vide consacrant l’accumulation de « richesses » comme l’unique sens de la vie sur Terre...
Une économie soumise à l’obligation de réaliser des profits monétaires les « fera toujours passer avant la justice sociale, l’intérêt national ou environnemental » constatait Jean-Paul Lambert dans sa revue Prosper. Si « l’argent » est « le problème » et pas la solution facilitant les relations humaines, pourquoi ne pas... en « faire l’économie » ? Pourquoi ne pas se désenvoûter du totem-argent érigé en absurde « fin en soi » contraignant à travailler toujours plus pour gagner... toujours moins puisqu’il n’est même plus possible, en ces temps d’obsolescence accélérée de l’homme, de transformer plus de travail humain en « argent » ?
Il s’agit bien d’inventer la société post-salariale comme celle de la désargence et de la bienveillance - plutôt que de la surveillance généralisée, de la stigmatisation des « assistés » et de domination.
Celle qui permettrait à chacun de devenir créateur de richesse sociale, même hors emploi, en lui donnant un véritable permis de conduire sa vie selon ses besoins véritables et ses possibilités.
L’universalité d’un revenu d’existence garanti prendrait tout son sens par un accès garanti à l’essentiel (dont il ne serait plus possible d’organiser la pénurie... ) et une libération des énergies permettant une bien meilleure distribution des rôles – et des talents libérés de toute contrainte liée à la « fin en soi » économique.
L’urgence est bien là, dans une société reconfigurée par « le numérique », où l’ « on » s’active en coulisses à supprimer « l’argent » en espèces (pièces et billets) – après avoir manipulé les taux d’intérêt à la baisse jusqu’à aboutir à l’abyssale inanité des taux d’intérêt négatifs.
L’urgence est de se rappeler que la monnaie n’est rien moins qu’un bien partagé par une collectivité politique et sociale : « la faire disparaître dans son expression « manuelle » est un acte politique de désagrégation sociale » (Didier Marteau, Le Monde du 3 mars 2016). Une « société sans cash » alliée pour le pire à des taux d’intérêt négatifs spoliant l’épargnant et usant à son encontre d’une forme insidieuse de « répression monétaire » est dénuée de toute pertinence économique – sauf pour certains « intérêts » bien placés dont l’enjeu politique est d’évacuer de leur équation ce fichu « facteur humain » que leurs algorithmes n’intègrent pas...
Alors, autant faire aussi l’économie de cette « société sans cash » dévoreuse de vies, d’énergie et de réalité pour aller directement à la « société sans argent » qui ne se fonderait plus sur l’usage de « l’argent » comme instrument de pouvoir et de mesure consacrant les inégalités.
Les malheurs du monde ne sont pas dus à des catastrophes naturelles mais à cet espèce d’envoûtement qui nous sépare de notre réalité vitale tout en détruisant notre socle vital commun.
Dans une « société démocratique et inclusive », il devrait être possible de « débattre » d’une autre vie possible au-delà de « l’argent ». Comme il devrait être possible d’envisager la fin de cette fiction considérant l’humain comme un « animal monétaire » toujours prêt à « se vendre » pour... trois fois rien désormais.
Il ne devrait pas être interdit d’envisager la fin d’un « ordre » fondé sur « l’argent » qui « donne à la nécessité d’opérer des profits monétaires l’initiative réelle des lois »...
Ce serait comme envisager l’abolition de la peine de mort économique et sociale dans un monde où il ne serait plus possible de faire mourir les gens de pauvreté...
La démonétisation de l’économie empêcherait enfin « l’argent » de jouer contre les hommes sur une planète surexploitée et dévastée par nos errements prédateurs. Seule une économie de désargence permettrait de réorienter « la politique » vers un « bien commun » qui ne serait pas à la merci de « grands argentiers » aux « intérêts » diamétralement opposés...
Un « monde meilleur » sera techniquement possible quand l’impossibilité de réaliser des « profits » monétaires dans une civilisation a-monétaire suscitera une véritable révolution anthropologique : si le malheur des hommes leur vient de cet « argent » dont ils n’auront jamais assez et qui leur « manquera » toujours, seule une économie de désargence induirait mécaniquement la fin de l’obsolescence programmée, du gaspillage, de la surproduction de gadgets aussi inutiles que nuisibles voire la fin de toute conflictualité avec celle du dogme de la « compétition » et de la « concurrence ».
Sa mise en oeuvre pourrait enfin veiller (et même bien-veiller...) à la préservation d’une « intelligence publique et délibérative » concernant l’orientation de notre société – et à la meilleure façon de « faire société » sans spoliation des uns au « profit » des autres.
Jusqu’alors subsistait encore, tant bien que mal, dans notre « économie de marché », quelque chose que l’on pouvait tenir dans l’absolu pour « hors de prix ».
Mais le formatage de « l’homme économique » en machine à « réussir » et éliminer son semblable (pour devenir « inclus » ou « milliardaire » ?) a graduellement supplanté et évacué la figure humaine. La vraie vie des « vrais gens » n’a rien d’un jeu vidéo ou d’un jeu de guerre, pourtant.
Alors que la « troisième révolution industrielle » a sensiblement réduit la part productive immédiate de l’homme et dévalorisé sa force de travail, alors toutes ces vies « inutiles » ou « inemployables » pourraient bien être rendues à l’essentiel – si des « intérêts contraires » n’entravent pas ce retour au réel...
Il n’est pas de société réellement « humaine » qui puisse s’accommoder d’un nombre croissant d’exclus – pas plus qu’elle ne saurait perdurer en mettant « hors jeu » un nombre croissant de ses membres plus ou moins « actifs ».. En finir avec « la Dette » perpétuelle qui ruine le monde suppose d’en finir avec la maladie de « l’argent » qui n’est jamais là où il devrait être et avec certaines fictions mortifères qui perdent de leur empire sur les consciences comme sur le cours des choses.
Si elle était bien posée, la question du sens de l’existence ne distinguerait pas seulement ceux qui « ont de l’argent » et ceux qui n’en ont pas.
Elle distinguerait tout d’abord pourquoi existe « le sujet » qui se la pose vraiment et pour quoi il existe.
Nous y voilà arrivés, au bord de la falaise de cette Dette qu’aucune Providence ne pourra plus garantir – ni aucun trou noir ne pourra absorber. Son gonflement, jour après jour, questionne, à un souffle de son éclatement, notre capacité et notre désir véritable d’un avenir commun.
Pour en savoir plus
Jacques Duboin, La Grande Relève des Hommes par la Machine, éditions nouvelles, 1932
La Grande Relève, mensuel de réflexion socio-économique
Prosper, revue à périodicité aléatoire
Gabriel Charmes, Le Revenu universel – vers un nouveau pacte social ?, éditions Transition, 2019
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