J’évalue, tu évalues, nous évaluons, ils évaluent
La culture de l’évaluation, déjà bien implantée, a fait récemment son apparition dans les médias à l’occasion d’un projet concernant les ministres et piloté par Eric Besson, mais aussi les services publics à travers le rapport Attali. Alors aux citoyens d’évaluer ce nouveau dada des dirigeants. Ce qui vaut bien une présentation générale. La suite ira de soi.
A la une des mots ayant quelque signifiance politique contemporaine, on trouve « l’évaluation ». Ah que n’a-t-on pas glosé et débattu sur cette idée d’évaluer nos ministres, alors que l’évaluation des politiques publiques est de nouveau mise sur le tarmac, avec l’appui du président Sarkozy qui en a fait un cheval de bataille dans la guerre des réformes alors que le rapport Attali en a fait un pôle déterminant pour gérer des services publics et servir soi-disant la croissance, en suggérant une évaluation pour les enseignants ainsi que d’autres catégories de fonctionnaires. Quant à Eric Besson il a été chargé par le Premier ministre de piloter une structure chargée de vérifier où en est le processus de réforme au sein de chaque ministère, en dépêchant un cabinet censé évaluer dans quelles mesures les objectifs fixés par les lettres de mission du président ont été atteints. Le 30 janvier, sur les ondes de France Inter, Besson a été très explicite en évoquant une culture de l’évaluation, une notion dont on ne parle pas beaucoup en France mais qui risque de devenir un signe fort des nouvelles tendances. D’autant plus que cette culture de l’évaluation est déjà appliquée dans quelques institutions et par ailleurs, largement présente dans tous les pays avancés, qu’il s’agisse du Canada ou des nations scandinaves, ce qui n’étonne pas si l’on connaît la culture du Nord. Mais en Europe du Sud, un pays comme le Portugal s’est aussi mis à cette culture que Besson juge des plus louables.
Cette culture de l’évaluation, relativement récente mais lourde de tendances fortes, doit être examinée pour ce qu’elle engage dans l’activité des hommes et le sens du service public. Si l’évaluation n’est pas un simple gadget mais une pratique bien encadrée et déployée, alors elle devrait avoir des conséquences de plusieurs types. La plus évidente et du reste, mise en avant par les pouvoirs publics, c’est son utilité en termes de rationalisation des moyens, avec à la base la mise à disposition de chiffres précis pour les autorités de tutelle. Ils serviront notamment à vérifier si les missions ont été accomplies et si la demande du public a été satisfaite. Quoi de plus louable que ces bonnes intentions censées satisfaire les citoyens et favoriser du reste la bonne gestion des deniers publics. La mise en place de ces systèmes accompagne également un changement de mentalité ainsi que le regard externe porté sur des services publics qui, comme leurs homologues privés, deviennent égaux en nature et en jugement. Ainsi, l’évaluation publique répond aux mêmes objectifs que le service clientèle dans une entreprise. Seuls les objectifs premiers diffèrent et les règles basiques. Une entreprise est censée dégager des bénéfices, croître si possible ; la satisfaction qu’elle procure n’a comme bornes que la solvabilité de ses clients et l’attractivité de ses produits. Un service public est au contraire figé, assigné à un ensemble de tâches comptées par son administration. L’évaluation sert alors de critère pour rationaliser si possible les moyens à satisfaction égale. Et donc, au vu de la situation actuelle, la tendance est à la décroissance des dépenses, ce qui dégage des pseudo-bénéfices pour l’Etat qui dispose d’une cagnotte pour d’autres services, ou alors pour défiscaliser là où c’est jugé nécessaire ; on pensera aux charges sociales pesant sur les entreprises.
L’introduction de la culture de l’évaluation ne doit pas nous faire oublier qu’il n’y a pas qu’une seule face, objective, rationnelle, celle des usagers et des comptables ; mais aussi la face interne, celle des hommes et femmes qui oeuvrent pour garantir le bon fonctionnement des services publics. On sait parfaitement l’impact des nouvelles méthodes de management sur les employés des entreprises privées, aussi, il y a tout lieu de penser que la culture de l’évaluation changera l’esprit du travailleur dans les services publics. Et ce, sur deux points essentiels, d’une part la manière dont il pense le sens de son activité et d’autre part, le mode d’exécution des tâches lui étant assignées.
La culture de l’évaluation n’a rien d’un secret honteux, elle a maintenant pignon sur l’opinion. Une idée qui séduit les uns car elle semble naturelle tant le travail de propagande a été bien effectué. Une mesure qui en choque d’autres, plus précisément ceux qui sont à l’intérieur du système et doivent s’y soumettre. Pour saisir les tenants et aboutissants de cette tendance, rien de tel qu’un rapport de ce type, clair et édifiant, émanant de M. Pinto, manager des bibliothèques publiques de Lisbonne. L’introduction est explicite, rien à cacher. L’introduction de la culture de l’évaluation au sein des employés des bibliothèques répond à une pression exercée dans le domaine de la responsabilité financière (on devine qui est à la source) traduite par la mise en place de deux axes : créer des outils d’évaluation et faire intégrer par le personnel la culture de l’évaluation. Autrement dit, mesurer l’efficacité du service rendu et persuader le personnel que c’est pour le bien public qu’il doit se soumettre à ces instruments de mesure, avec un usage intensif de l’informatique. Explicitement, le rapport évoque, je cite, un « objectif de construire une culture de l’évaluation qui soit un mécanisme d’amélioration constante et de mise en avant des valeurs sociales des bibliothèques », plus précisément, il s’agit d’« un changement institutionnel et d’attitude qui doit se produire afin que le personnel de bibliothèque soit capable de travailler dans un environnement où les décisions se basent sur des faits, des recherches et une analyse, où les services sont organisés et fournis afin d’optimiser les résultats positifs et l’impact sur les clients de la bibliothèque ». Et donc, pour conclure ce volet, « la culture de l’évaluation est partie intégrante du processus de changement et de la création d’une culture orientée client ». C’est très clair !
Autant dire qu’avec la mise en place de cette nouvelle culture, un nouvel esprit du service public advient, comme est advenu un « nouvel esprit du capitalisme » (voir Boltanski et Chiapello, Gallimard, 1999) dont les nouvelles méthodes en matière de management ne sont pas étrangères à celles que les gouvernants souhaitent mettre en œuvre dans la fonction publique. Il faut faire entrer dans la tête du fonctionnaire la valeur du travail effectué par la bibliothèque et ses services. « Ici on insiste sur la valeur du service, particulièrement le service public... une profession qui se considère comme faisant le bien se sent moins concernée par la mesure de ses résultats et de leur impact car elle considère son activité comme intrinsèquement positive. » Au passage, on constate qu’après avoir importé les méthodes de l’administration au XIXe siècle, les grands groupes industriels se sont modernisés, mettant au point des techniques de management qui cette fois, feront le chemin inverse et seront implantées dans les services de l’Etat.
Voilà qui a le mérite d’être clair. Le ressort de la culture de l’évaluation, c’est de mettre une pression évaluative dans la conscience du fonctionnaire. Sa conscience professionnelle ne suffit pas. Il ne doit pas se sentir en règle avec la société une fois accomplie sa tâche. Au contraire, il doit intégrer en lui un « contremaître virtuel » mesurant ses résultats alors qu’il doit consentir à accepter d’autres contremaîtres, ceux des gestionnaires, des évaluateurs externes et la satisfaction du public devenu un client comme un autre. Une analyse plus ontologique, visant l’essentialité de ce dispositif, verrait sans doute un ajout cybernétique à la fonction professionnelle. Autrement dit, à l’instar du missile qui se dirige en réajustant sa trajectoire selon les données reçues, l’opérateur de service public doit en permanence réajuster son action en fonction des informations reçues sur l’évaluation de ses opérations. C’est ce qu’on appelle de la rétroaction performative. Cette cybernétique que Heidegger désignait comme produit de la « métaphysique occidentale » et qu’on peut aussi voir comme perfectionnement de la technique. Le fonctionnaire avec « contremaître » intégré, comme il y a l’automobile avec électronique embarquée et GPS. En caricaturant, chaque acteur du service public aura son propre GPS, miroir flattant son narcissisme de perfectionniste, lui indiquant en permanence sa position en termes de résultats. Et pas question de se défiler avec la bonne conscience d’avoir accomplie sa mission de service public.
Après avoir cerné les
fondamentaux de ces nouveaux dispositifs, il sera utile de voir dans quelles
proportions ils sont mis en œuvre dans les différents services publics et autres
structures apparentées, en Europe et en France, ainsi que d’en examiner les
conséquences sur la transformation du travail et des relations sociales qui
pourraient en découler. Et donc, affaire à suivre.
41 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON