L’apprentissage précoce des langues vivantes
Le sujet des langues vivantes véhicule toutes sortes de clichés que l’on voit régulièrement repris dans les médias. Le cliché du jour est l’apprentissage précoce des langues. Il serait très favorable. C’est en tout cas l’opinion de la Commission européenne qui encourage son développement et enjoint les membres de l’Union européenne de le favoriser.
Tout d’abord, un petit problème de définition : qu’entend-on par apprentissage précoce des langues étrangères ?
Le plus souvent, on veut dire par là commencer entre cinq et dix ans, à l’école primaire ou à l’école maternelle.
Les plus convaincus souhaitent également l’enseignement de certaines matières directement dans une langue étrangère tout au long de la scolarité.
PREMIERE PARTIE : un exemple d’une opinion totalement favorable, voire extrême.
Un article de Dominique Groux, de l’IUFM de Versailles (Institut universitaire de formation des maîtres), paru en ligne sur « Le français dans le monde »
http://www.fdlm.org/fle/article/330/groux.php
EXTRAIT :
"De nombreuses études ont suggéré l’existence d’un avantage sur le plan intellectuel lié au développement de la bilingualité. Par exemple, Peal et Lambert (1962) qui ont comparé, à Montréal, les résultats à des tests d’intelligence verbale et non verbale, d’enfants bilingues français-anglais et d’enfants monolingues, âgés de dix ans, ont constaté une certaine supériorité intellectuelle des bilingues qu’ils attribuent à une grande « flexibilité cognitive » résultant de l’habitude de passer d’un système de symboles à l’autre. Ces avantages cognitifs liés au développement bilingue se retrouvent au niveau des tâches créatives, des habiletés métalinguistiques et de la créativité verbale.
On a pu constater aussi que l’introduction d’une langue seconde à un âge précoce entraîne de meilleures performances en langue maternelle à condition que la compétence en langue maternelle soit déjà élevée au moment de l’exposition à la langue seconde (Cummins, 1979)"
COMMENTAIRE :
Cet article est très représentatif des thèses favorables à un enseignement précoce. A noter que les IUFM forment les professeurs des écoles (autrefois appelés instituteurs et institutrices). On notera que les études « suggèrent » mais ne prouvent pas ! Ou constatent une certaine supériorité. Quant à l’étude Cummings de 1979, comment un enfant de maternelle aurait-il déjà une compétence élevée dans sa langue maternelle au moment de l’exposition à sa langue seconde ? Ces conclusions sont d’ailleurs contredites par le récent rapport commandité par l’Europe à un groupe d’experts, qui est détaillé plus loin.
Divers autres rapports disponibles sur le site de l’Union européenne, Europa :
http://ec.europa.eu/geninfo/query/resultaction.jsp
Les études scientifiques et leurs résultats, cités plus haut, sont fragiles et contestables :
"L’argumentaire des militants en faveur de l’apprentissage de l’anglais en jeune âge repose sur l’existence d’études « prouvant » que plus l’enfant est jeune, mieux il apprend. Toutefois, les recherches en question sont rarement citées puisque leur authenticité est contestable. Les trois hypothèses les plus importantes sont celles de la théorie de la plasticité du cerveau de Wilder Penfield (1953), la théorie de la prédisposition biologique de Lenneberg (1964) et la théorie de l’empreinte biologique de Konrad Lorenz (1958). Le problème est qu’aucune recherche scientifique fiable n’est arrivée depuis à valider les hypothèses de ces chercheurs et ceci malgré le fait que ces recherches remontent à plusieurs décennies. Face à cette réalité, il est pertinent de se questionner sur les éléments qui ont conduit le ministère de l’Éducation à favoriser cette option.
Les conclusions d’une recherche de la National Foundation for educational Research in England and Wales sur l’enseignement précoce des langues
En contrepartie, il existe plusieurs recherches démontrant que l’apprentissage des langues secondes se fait de façon beaucoup plus efficiente chez le jeune adulte. Une des études les plus intéressantes par sa rigueur et sa représentativité est celle menée par Clare Burstall, chercheure pour la National Foundation for educational Research in England and Wales. Les résultats de cette recherche ont paru en 1975. La recherche s’est échelonnée sur dix ans auprès de 18 000 élèves apprenant le français langue seconde dans 125 écoles primaires britanniques. Les constats de cette recherche sont clairs : il n’y a pas d’âge idéal pour apprendre une langue seconde et, selon la chercheure, « il n’apparaît pas évident que les enfants plus jeunes seraient plus aptes que leurs aînés à apprendre une langue seconde. Si l’on doit tirer une conclusion, c’est plutôt le contraire qui serait vrai ».
Autre effet majeur d’un apprentissage précoce : environ la moitié des élèves qui ont commencé leur apprentissage du français à huit ans affirment « en avoir assez » de cette langue une fois rendus au secondaire. Des sentiments négatifs sont même exprimés, tels que l’impression d’échec et d’hostilité envers la langue seconde. Pire encore, cette impression négative ressentie par les élèves des écoles d’Angleterre envers le français s’est malheureusement déplacée vers l’apprentissage des langues étrangères en général."
Source : Institut de recherche sur le Québec, article de Sophie Gélinas, Octobre 2004, document pdf, doté d’une large bibliographie :
http://www.adeoq.qc.ca/apprentissage.languessec.pdf
(L’APPRENTISSAGE PRÉCOCE DES LANGUES SECONDES : UN CHOIX POLITIQUE CONTROVERSÉ)
Autre article, du Pr Bibeau, docteur en linguistique, Université de Montreal, qui explique d’où peuvent venir les biais dans les études qui pensent avoir montré que l’apprentissage précoce d’une langue seconde favorisait le développement intellectuel (essentiellement parce que ce sont des enfants qui maîtrisaient déjà bien leur propre langue) :
http://www.mef.qc.ca/docs/anglais.primaire.BIBEAU.htm
2. DEUXIEME PARTIE : l’avis récent de spécialistes.
La Commission européenne a récemment réuni un groupe international d’experts. Leur rapport conclut à l’utilité de l’apprentissage précoce des langues, mais avec un tel luxe de précautions oratoires et de mises en garde que je le considère comme défavorable !
Voici les passages les plus savoureux :
« Toutefois, le fait de commencer tôt ne garantit pas de meilleurs résultats qu’un apprentissage plus tardif » (Ah bon ? Mais alors à quoi sert cet apprentissage précoce ?)
« Les parents doivent bien saisir les objectifs, afin de créer un climat motivant pour les élèves en dehors de l’école. » (Bref : il faut compléter par du soutien extra-scolaire !)
« la fragilité de l’acquisition du langage chez les enfants et la difficulté de le transférer entre les différents contextes » (En clair : les langues, c’est balèze... ardu, veux-je dire)
« Néanmoins, un horaire amélioré ne suffit pas pour garantir des résultats. Les leçons doivent être constamment de bonne qualité » (La Palice, c’est bien en France ?)
« Les enseignants du primaire qui ne sont pas formés à l’enseignement des langues étrangères, et les professeurs de langue des écoles secondaires qui ne sont pas formés à l’enseignement primaire, ne semblent pas réunir toutes les capacités requises »
« La recherche est indispensable pour mettre au point des méthodes d’apprentissage précoce des langues destinées à encourager les élèves en difficulté scolaire et/ou qui viennent de milieux socialement défavorisés. » (S’agit-il là d’une odieuse allusion gauchisante au fait que les autres bénéficient d’un soutien extra-scolaire forcené, nounous et séjours d’été in London ?)
« Des méthodes appropriées et spécifiques doivent être mises au point pour chaque tranche d’âge concernée. » (Est-ce à dire que ces méthodes ne sont pas au point ? On s’interroge.)
« Il a été démontré que si certaines précautions ne sont pas prises, l’apprentissage précoce des langues étrangères peut nuire à la diversité. » (On aurait aimé plus de détails... On peut supposer que cette mise en garde concerne l’anglais précoce, et que les experts ont voulu dire, mais sans le dire, que nous n’avons pas la volonté ou les moyens structurels d’un large choix de langues).
« En tout état de cause, les écoles et/ou les parents peuvent insister sur l’importance des langues »internationales« . Une solution peut consister à sensibiliser les jeunes enfants à la diversité linguistique, au lieu de se fixer sur une seule langue. Il conviendrait de favoriser les langues étrangères parlées localement ou dans les régions voisines. »
Ce petit passage est un véritable fourre-tout : on entérine deux ou trois grandes langues, mais en conseillant également les langues régionales et celles des pays voisins, tout en suggérant une solution radicalement différente, l’initiation à la diversité linguistique, par exemple l’apprentissage de plusieurs alphabets différents, la fin des filières rigides de langues, etc...
« Il faut suffisamment de flexibilité pour permettre de mettre en œuvre et d’évaluer de nouvelles solutions. » (En clair : pas mal, peut faire mieux, faut voir, on va y réfléchir !)
Mais j’avais gardé le meilleur pour la fin, que je vous livre in extenso, sans railleries aucune, c’est le chapitre 10, intitulé - ça ne s’invente pas- : dangers potentiels !
« L’apprentissage précoce des langues est, sur le plan éducatif, une entreprise inestimable. Néanmoins, s’il est mis en œuvre, dans l’enseignement primaire et pré primaire, sans les ressources et la planification nécessaires pour remplir les conditions précitées, l’expérience peut être vouée à l’échec. De piètres résultats peuvent être source de désillusion envers l’idée même de l’apprentissage précoce des langues. »
Si ça c’est un rapport favorable, on frémit à l’idée de ce qu’eût été un rapport défavorable de la part de ce redoutable collège d’experts !
La version complète du rapport :
http://europa.eu.int/comm/education/policies/lang/key/foreign_fr.html
2. TROISIEME PARTIE : les divers facteurs qui entrent en jeu :
- Les familles bilingues.
Les médias se pâment régulièrement devant les familles bilingues, biculturelles, dont les enfants sont polyglottes très tôt. Soit, mais cette situation n’est pas toujours aussi rose qu’on veut bien nous le dire. Il nous a été rapporté divers exemples moins idéalisés.
Une maman bilingue d’origine étrangère ayant eu un enfant en France voulait l’initier à sa langue et sa culture le plus tôt possible, ce qui est bien naturel. Elle exigea donc, lorsque son jeune fils voulait lui raconter sa journée d’école maternelle et commençait de le faire en français, la voix pleine d’émotion, qu’il lui raconte tout ça dans son autre langue, celle de sa maman. Celui-ci s’exécuta tant bien que mal, avec difficulté car son niveau était nettement plus faible qu’en français, utilisé depuis toujours à l’école et avec son père. Plusieurs jours ou semaines passèrent ainsi. Et qu’arriva-t-il au final ? L’enfant cessa de venir raconter sa journée et se renferma sur lui-même ! Instinctivement, la maman passa outre les beaux discours sur la chance qu’ont les familles biculturelles et se remit à discuter en français avec son petit, se disant avec pragmatisme qu’on verrait plus tard pour la deuxième langue.
Autre exemple : une famille norvégienne bilingue (mère russe) se rendit en Russie pour un contrat de trois ans avec deux enfants jeunes. Les enfants ayant déjà quelques notions de russe, ils allèrent à l’école locale. Les professeurs signalèrent régulièrement les diverses difficultés liées aux insuffisances de leur russe qui ralentissaient leurs acquisitions, à titre simplement informatif pour les parents. Dans le même temps, comme la famille n’était expatriée que pour trois ans, elle s’inquiéta lorsqu’elle se rendit compte que le niveau des enfants en norvégien baissait très vite. Ils durent consacrer plus d’une heure par jour à maintenir ce niveau et à le faire progresser comme celui d’un enfant de leur âge en Norvège, par la lecture, le jeu, des discussions, des exercices, de l’enseignement. Bref, ce ne fut pas une partie de plaisir.
De tels exemples ne sont pas rares, il faudrait ouvrir un forum international pour collecter tous ces précieux témoignages, malheureusement se poserait le problème de la traduction. Il arrive aussi que l’enfant accepte de bon gré ce bilinguisme imposé pendant la petite enfance, mais se rebiffe progressivement à mesure qu’il grandit, pour envoyer tout balader à l’adolescence.
L’interférence entre l’apprentissage des deux langues familiales n’est pas rare non plus. Mais les parents « victimes » de tels problèmes le gardent pour eux, ou n’en parlent que discrètement sur les forums, car ils sont entourés, à l’école et dans les médias, de phrases admiratives et presque envieuses, sur la chance qu’ils ont, eux et leurs enfants !
En outre, on compare deux circonstances très différentes : on a d’un côté une langue familiale avec une relation affective forte, du parent-enseignant avec sa langue et avec l’enfant (on sait que la motivation est un facteur clé dans les langues) ; dans l’autre cas, il s’agit une simple matière scolaire supplémentaire dont l’enfant ne perçoit pas du tout l’utilité, étant donné qu’il n’en voit jamais l’usage dans son quotidien, ni à l’école ni chez lui.
S’il existe effectivement de nombreux exemples de développement bilingue harmonieux (débouchant souvent sur le choix d’un métier en rapport avec les langues), il n’y a aucune raison démontrée de l’étendre à tous les enfants.
- Autre aspect : la dyslexie.
C’est un dysfonctionnement mal connu et multifactoriel, dans lequel la phonétique plus ou moins difficile des langues semble jouer un rôle. Le fait d’étudier deux langues tôt et simultanément, parfois deux langues difficiles (sur le plan phonétique) comme le français et l’anglais, pourrait donc jouer un rôle. Du moins, cette éventualité mériterait des études auprès des orthophonistes et des pédopsychiatres pour savoir de combien d’enfants bilingues ils s’étaient occupés.
- La plasticité cérébrale :
Certains enfants, après un changement brutal de leur situation (orphelins de guerre, adoption), occultent totalement leur langue natale. Et ce, d’une façon radicale, comme si un coup d’éponge avait totalement effacé sur le tableau de leur esprit la moindre connaissance de leur ancienne langue. Cela s’accompagne même d’un refus de l’étudier, ne serait-ce qu’un peu.
Il ne faut pas être grand pédopsychiatre pour conclure qu’il s’agit d’un mécanisme psychique de défense contre le traumatisme de leur passé, et d’une adaptation rapide à leur nouvel environnement, leur nouvelle famille, leur nouveau pays et sa langue nationale. Cette adaptation se fait souvent à une vitesse stupéfiante et on les voit rattraper en quelques mois ou années le niveau moyen de leurs camarades. Etonnante plasticité cérébrale, même chez de grands enfants de 13 ou 14 ans.
Cette plasticité est un contre-exemple qui nous pousse à nous demander : pour quelle raison on devrait s’acharner à commencer précocement les langues, sans même savoir de quelle langue on aura besoin à l’âge adulte - faire le « forcing » en anglais, pour se retrouver à 30 ans à gérer une usine de voitures en Chine en apprenant alors le chinois, quel intérêt ?
La plasticité joue donc dans les deux sens : si le cerveau peut facilement apprendre, il peut aussi facilement oublier, le vocabulaire comme les accents. Contrairement au vélo, les langues s’oublient, et même assez vite, tous les immigrés ou émigrés peuvent en témoigner : s’ils n’entretiennent pas leur langue régulièrement, comme un sportif le fait avec son corps, ils oublient des mots, ou le vocabulaire nouveau, branché ou argotique de leur pays d’origine leur est inconnu.
- Le cerveau de l’enfant est une éponge :
C’est un cliché que l’on peut voir repris sous diverses formes. Mais il ne faut pas être grand ingénieur pour faire remarquer que même une éponge a un maximum d’absorption d’eau ! Variante : les capacités de l’enfant sont illimitées (si, si, je l’ai lu !), il peut apprendre une, deux, trois, quatre langues au même niveau que le natif de son âge ! Ajoutons que s’il peut en apprendre quatre, rien n’empêche qu’il aille jusqu’à cinq ou six simultanément, non, et ainsi de suite ?
- L’oreille :
Là, par contre, il est admis par tous que les enfants ont avant dix ans une bien plus grande plasticité pour l’apprentissage des sons propres aux diverses langues. Mais nombre de familles bilingues ont constaté que lorsque la deuxième langue était peu pratiquée, voire abandonnée à l’adolescence, une fois devenus adultes leur accent était loin de valoir l’accent natif. Pour utiliser au mieux cette plasticité, il n’est pas nécessaire de choisir une langue et de la travailler à fond, on peut aussi initier l’enfant à différents alphabets, aux sons qui n’existent pas dans sa propre langue (exemple : la jota espagnole), pour se faire l’oreille tout en faisant une initiation linguistique large, non spécialisée.
- L’aberration de la spécialisation précoce :
Dans tous les autres domaines - mathématiques, musique, sport - on apprend d’abord les bases générales, avant d’éventuellement se spécialiser plus tard en fonction des goûts et des aptitudes. Pourquoi faire différemment dans les langues ? Imagine-t-on de faire choisir aux parents ou à un enfant de primaire ou maternelle quel sport il veut faire en « premier sport » et de ne pratiquement plus faire que celui-ci, avec éventuellement un « deuxième sport », et obligation de ne faire que ces deux jusqu’à la fin de la scolarité ?
Présenté comme ça, cela paraît absurde, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce qu’on fait dans les langues. Si l’on veut un vrai plurilinguisme, il faut déstructurer l’enseignement des langues vivantes, le repenser complètement.
- Le problème de la langue dominante :
On m’a rapporté le cas d’une femme qui connaissait trois langues à un bon niveau mais se trouvait incapable de conserver son poste de secrétaire, car tôt ou tard elle commettait dans un document une faute facilement repérable par un natif, ce qui déconsidérait son entreprise. Son niveau était bon dans les trois langues, mais sans langue dominante du niveau d’un natif cultivé. Elle a changé de métier.
De nombreux polyglottes confirment qu’il n’est pas toujours facile d’éviter les interférences, et qu’il est bon de posséder une langue dominante, d’en maîtriser au moins une comme un natif.
- Le choix de la langue :
Tous ceux qui ont travaillé dans un pays étranger savent qu’il est bien plus efficace sur le plan commercial, d’apprendre la langue du pays : les relations personnelles et professionnelles s’en trouvent considérablement améliorées. Là encore, à quoi bon un apprentissage précoce alors qu’on ignore de quelle(s) langue(s) on aura besoin dans sa vie d’adulte ?
- L’enseignement de certaines matières dans une langue étrangère
Les partisans les plus convaincus de l’apprentissage précoce le prônent. Mais cette langue a de fortes chances d’être l’anglais, ce qui nous fait déboucher sur un autre problème : quelle(s) langues choisir ?
Premier problème, donc : la légitimité de ce choix, si choix il y a...
Deuxième problème : l’efficacité d’un tel enseignement.
Nos enfants devraient apprendre l’histoire en anglais, la géographie en allemand, les sciences en espagnol, etc., de la maternelle au bac, outre dans certaines régions la langue régionale. Est-ce bien raisonnable ? En plus, il faudrait que les enseignants eux-mêmes deviennent de vrais bilingues, faute de quoi ils transmettraient de nombreuses incorrections de langue, grammaire, idiomes, accents. On entend souvent parler, à propos de l’école, de nivellement par le bas - à tort ou à raison ce n’est pas le sujet, - mais c’est ce qu’on suggère pour les langues !
Troisième problème : cela ne peut se faire qu’en option, ce qui veut dire prévoir le même cours en français et dans la langue vivante concernée !
On est là dans de la pure pensée magique, où il suffit de penser à quelque chose pour décréter que c’est faisable à la condition d’en avoir la volonté, et de s’en donner les moyens.
C’est sans doute pour cela que cette opinion extrême n’a connu que peu d’applications pratiques, et que seules les langues régionales utilisent cette méthode directe, sur la base du volontariat. Dans ce cas là, la question du choix de la langue ne se pose pas. Le programme européen EMILE (Enseignement d’une matière intégré à une langue étrangère) est balbutiant, et il ne s’appliquera probablement qu’en fin de scolarité, et uniquement à des volontaires. Néanmoins, certains lycées ont déjà des cursus sur ce principe, parfois pendant tout le secondaire, avec une offre dans une, voire deux LV.
- La logistique, élément crucial et toujours négligé.
L’apprentissage précoce DES langueS, c’est-à-dire un vrai choix autre que l’anglais pour tous, demanderait la création un nombre considérable de postes d’enseignants en LV, alors que la France est terriblement endettée, et que beaucoup veulent moins de fonctionnaires. Et si l’on veut enseigner certaines matières en langue étrangère, ce qui ne peut être envisagé qu’en option, il en faudra encore davantage pour que le même cours puisse être en français !
En outre, si nous n’oublions pas les langues régionales dans cette optique, on voit que ce système deviendrait un véritable casse-tête. A vrai dire, l’enseignement des langues en est déjà un depuis longtemps...C’est sans doute pour cela qu’on veut le compliquer davantage !
Qui pense sérieusement qu’on pourra offrir ne serait-ce que quatre langues étrangères au choix dans toutes les écoles maternelles et primaires, tout au long de la scolarité ?
- Un droit nouveau ? Recevoir l’enseignement dans sa langue maternelle.
On constatera facilement que dans le monde, lorsque existe réellement un enseignement plurilingue, soutenu et précoce, c’est pour des raisons sociologiques liées à la mosaïque ethnique du pays en question. Ce n’est jamais comme l’application raisonnée d’une idée : en clair, il s’agit de pays plurilingues de fait dans lesquels chaque groupe a déjà acquis le droit de recevoir l’enseignement dans sa propre langue (Suisse, Belgique, Québec par exemple). Lorsque ces langues ethniques ont été écrasées, quelle qu’en soient les raisons historiques, cet enseignement précoce est bien plus marginal, et il est en outre souvent freiné par le pouvoir centralisateur comme c’est le cas en France de nos langues régionales.
D’où une question récurrente et sans réponse claire à ce jour : jusqu’où faut-il développer les langues régionales dans l’enseignement : primaire ? Secondaire ? Université ? Toutes les filières, toutes les matières ? Jusqu’à un enseignement totalement dédoublé ? On imagine les difficultés logistiques.
De cette question en naît une autre, que l’Unesco évoque depuis quelques années : l’enseignement dans sa langue « maternelle », reconnu plus efficace (car on pense mieux dans sa propre langue), ne serait-il pas tout simplement un droit ? (exemples : le conflit récent aux USA sur l’espagnol, ou le Pérou qui fit l’essai de reconnaître le quéchua).
Sur ce thème, un excellent article, très documenté, de John Daniel, Sous-Directeur général pour l’éducation. UNESCO :
http://www.aulaintercultural.org/article.php3?id_article=372
La reconnaissance de ce droit aurait d’énormes conséquences en obligeant beaucoup de pays à repenser leur enseignement, le transformant en véritable casse-tête. La définition de « la langue maternelle » n’est d’ailleurs pas toujours facile, car il y a la langue de la mère, du père, la langue régionale, la ou les langues nationales, auxquelles s’ajoutent la ou les langues à vocation internationale, outre les langues des pays voisins dont l’Union européenne recommande l’usage, ce qui fait quand même beaucoup de langues à étudier... On voit ainsi que cet aspect est étroitement lié au thème du plurilinguisme.
- Le lien entre l’apprentissage précoce et le plurilinguisme :
Le plurilinguisme est recommandé par l’Unesco d’une façon générale, et par l’Union européenne comme solution à la Tour de Babel et à la prédominance de l’anglais. L’Unesco a pu proposer le schéma classique langue régionale (les racines), langue nationale, et une langue internationale. Mais ce n’est pas forcément aussi simple : la langue régionale n’est pas toujours celle des racines, du fait de l’augmentation du nombre de migrants, volontaire sous réfugiés. De plus, la langue internationale, oui, mais laquelle ?
- Raisonnement vicié ?
On lit dans la majorité des articles que le plurilinguisme pour tous à un bon niveau est la solution d’avenir à la cacophonie européenne et mondiale. Comme il est difficile de nier que c’est au pire un échec patent, au mieux une situation imparfaite et conflictuelle (Suisse, Belgique, Québec), on en déduit abusivement que l’apprentissage précoce remédiera à ces imperfections, qu’il est la clé d’un avenir radieux. Qu’ils apprennent trois, qutre, cinq langues, et qu’ils en comprennent quelques autres et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes !
En somme, on reporte le problème sur les générations futures, comme on le fait par bien des aspects avec la pollution et la dégradation de la planète, sans se demander si ce beau raisonnement ne serait pas faussé dès le départ.
C’est un autre débat que l’apprentissage précoce pour tous, celui du plurilinguisme pour tous, mais les deux théories (je dirais presque idéologies) sont pourtant clairment liées.
CONCLUSION :
Il me paraît malsain sur le plan éthique que la Commission européenne des langues déclare avec enthousiasme vouloir encourager cet apprentissage précoce alors même que le plus récent rapport de son collège d’experts est plus que précautionneux, et dit du bout des lèvres qu’oui, peut-être, sous certaines conditions et avec moult précautions, ce peut être favorable. A quoi bon demander leur avis ?
Au vu de ce qui précède, mon opinion personnelle est que, hormis les cas particuliers (multiculturalisme familial, pays à plusieurs langues officielles, à nombreux dialectes, parents expatriés, etc.), il est inutile de s’acharner à développer cet apprentissage précoce, très lourd au point de vue logistique, voire impossible si l’on vise un choix élargi de langues autre que l’anglais tout au long de la scolarité.
Les rapports de l’Union européenne constatent à regret que les avancées des divers pays européens dans le sens de l’apprentissage précoce sont très modestes. Il ne semble pas leur venir à l’esprit que ces pays se sont rendu compte de la complexité, du coût et de la difficulté politique de la mise en œuvre de tels programmes. Passer de la théorie à la pratique révèle les difficultés et les incohérences. Le bon sens et le coût réel ont pu freiner les ardeurs : le Pérou avait estimé à 200.000 le nombre d’enseignants supplémentaires nécessaires à l’adoption du quéchua comme deuxième langue nationale, qui serait enseignée et utilisée pour tout document officiel...
Mieux vaudrait, ainsi que plusieurs experts le recommandent, une initiation précoce à plusieurs alphabets (autres que l’alphabet latin), c’est-à-dire une initiation linguistique large, qui permettrait d’apprendre à reconnaître et à prononcer des sons absents de sa langue natale grâce la plasticité reconnue aux enfants de moins de dix ans. On pourrait ensuite organiser un enseignement des langues sous forme de modules, à un âge plus avancé (12 ou 14 ans), dans un système plus souple que les rigides filières actuelles (possibilité déjà expérimentée en France, mentionnée dans le rapport du Sénat).
On a vu plus haut, dans l’article de l’Unesco, que le problème est reconnu plus complexe qu’on ne le dit habituellement.
http://www.aulaintercultural.org/article.php3?id_article=372
Histoire de montrer que tous les universitaires et pédagogues n’adhèrent pas au cliché du plurilinguisme précoce pour tous, voici également un article de Philippe Perrenoud, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 2000 :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_34.html
Et un article québécois :
http://www.irq.qc.ca/Actualites.asp?ContenuNo=139 (résumé)
Finalement, le cliché d’un apprentissage précoce des langues vivantes étrangères présenté dans les médias comme d’un évident intérêt relève plus du dogmatisme et de la manipulation que de l’objectivité scientifique, et du bon sens, ajouterai-je.
69 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON