Que sont nos vaches devenues ?
Comme chaque année, le Salon de l’Agriculture attire des foules de visiteurs. Et c’est très bien au plan didactique pour les jeunes générations de citadins, de plus en plus coupées de la vie rurale. Mais force est de reconnaître que ce rendez-vous des Français avec le monde paysan leur donne une image idyllique d’une profession qui a beaucoup évolué, au point de renier trop souvent ses propres racines pour des motifs purement économiques. Où sont passées les vaches d’antan, celles qui, si nombreuses, paissaient tranquillement dans les pâturages de nos terroirs, de la Flandre au Béarn, de la Bretagne à la Franche-Comté ?
C’est un fait avéré : les élevages hors sol se multiplient, en France comme dans la plupart des pays occidentaux. La faute à une logique économique qui privilégie toujours plus le rendement industriel à l’élevage traditionnel. Résultat : sous l’impulsion productiviste de la FNSEA, nous sommes, dans notre beau pays, de plus en plus privés du plaisir de voir gambader dans nos campagnes certains animaux de la ferme pourtant si familiers naguère. Trop souvent, les installations concentrationnaires ont pris le pas sur les élevages à l’ancienne : les animaux de la ferme, dont le mode de vie, hérité de traditions ancestrales, était transmis de génération en génération, ont été progressivement remplacés par des bêtes numérotées qui ne sont plus que de triviales « ressources » pour des éleveurs de facto devenus des exploitants, mot ô combien significatif de l’évolution de la filière.
Disparus les cochons, élevés désormais un peu partout en batterie ou, plus rarement, en stabulation confinée, à l’exception notable de la Corse (automobilistes, attention !) et du Pays basque où l’on peut admirer les superbes porcs pie noir revenus en nombre à la fin des années 80 après avoir frôlé l’extinction. Disparues également les poules qui grattent le sol en caquetant à la recherche, ici de graines de graminées, là de vermisseaux, sous l’œil un tantinet macho d’un coq fier de sa virilité et perché sur ses ergots tel un locataire élyséen imbu de son importance. Hormis quelques terroirs limités (Bresse, Landes ou Pays de Loué), nos gallinacés vivent désormais, malgré quelques récentes améliorations liées à la pression des consommateurs, dans des camps de concentration bien plus terribles que celui des poulettes de l’excellent film Chicken Run.
Il reste les chèvres du Poitou (pourvoyeuses du délicieux chabichou), les brebis des Causses (à qui l’on doit l’incomparable roquefort), et celles des Pyrénées-Atlantiques (qu’elles soient remerciées pour l’ossau-iraty). Sans oublier les moutons de pré salé du Mont-Saint-Michel, mondialement réputés pour la saveur incomparable de leurs gigots. Il reste surtout, mais en effectifs en constante diminution, les reines incontestées de nos campagnes et de nos montagnes de moyenne altitude : nos amies les vaches.
Ah… les vaches ! Certes, elles rotent et pètent énormément et, de ce fait, contribuent – ces inconscientes ! – à la destruction de la couche d’ozone par leurs flatulences. Pire que les pétomanes invétérés de la confrérie du cassoulet de Castelnaudary, ce qui n’est pas peu dire ! Mais on pardonne bien volontiers à nos bovins : Que seraient nos pâturages sans leur présence rassurante et débonnaire ? Des espaces voués à la friche ou abandonnés à la bétonisation. Et qui fumerait nos herbages pour en faire surgir les fragiles mousserons et les délicieux rosés des prés, si goûteux dans nos omelettes au lard ?
Les manouches de l’Aubrac
Et puis, elles sont si jolies, nos vaches, quand elles paissent au milieu des gentianes ou lorsqu’elles ruminent à l’ombre des pommiers. Indifférentes non seulement aux trains qui passent, mais également aux crises politiques et à la diffusion du Covid-19, pour vous dire le détachement des problèmes du monde. Cela dit, il en va des vaches comme de toutes les espèces animales, homme compris : certaines sont superbes quand d’autres sont quelconques, voire carrément moches.
Rien à voir par exemple entre une solide limousine, sûre de son charme et de sa qualité gustative, et une prim’holstein, déprimante de banalité et transformée en laiterie ambulante (avant de terminer sa course dans les raviolis ou les rayons boucherie des hypermarchés discount). Pas trop gâtées non plus, la minuscule jersiaise, haute comme trois bolées de cidre, la corse au caractère moins marqué que les habitants de l’île, ou bien encore la bleue du Nord, en apparence piquée de moisissures, mais précieuse collaboratrice à l’élaboration du délicieux maroilles. La bordelaise, la normande, la montbéliarde, sans être vilaines, n’ont pas grand-chose non plus pour séduire, comparées à la rouge des prés, à la pie noire bretonne, et plus encore à l’abondance, à la bazadaise ou à la tarentaise, trio de choix dont la charpente et la robe sont impeccables. Sans oublier l’altière béarnaise, équipée de redoutables cornes.
Quant à la réputée charolaise et sa concurrente la blonde d’Aquitaine, si elles sont solidement bâties et fort appréciées dans l’assiette, il faut bien avouer qu’elles sont dénuées de toute fantaisie, et même exagérément bodybuildée pour la première nommée. Un physique pourtant insuffisant pour s’opposer avec quelque chance de succès aux athlètes bovines de combat que sont les suissesses d’Hérens, tout de noir vêtues, que l’on peut voir s’affronter au printemps lors de joutes épiques dans les alpages helvétiques du Valais et du Val d’Aoste, mais également de la haute vallée de Chamonix. Une belle robe noire que porte également l’ombrageuse camarguaise, moins connue que son mâle, redoutable taureau de combat, élevé par les fiers manadiers du delta du Rhône pour faire le show dans les arènes d’Arles et de Nîmes.
Restent les stars des estives, les vaches de mon enfance : l’aubrac, aux yeux cernés de noir, telle une manouche égarée sur les plateaux volcaniques, et surtout la salers, si séduisante avec sa robe rouge feu et ses longues cornes en forme de lyre. Une sacrée belle bête que celle-là, tout droit issue des patients travaux de sélection conduits au 19e siècle sur la race locale par son « inventeur », le légendaire Gabriel Pierre Marie-de-Lorette Ernest Philogone Tyssandier d'Escous (ouf !). Grâce en soit rendue à ce bienfaiteur de l’élevage bovin auvergnat dont le buste trône fièrement sur un socle de basalte au cœur du magnifique village médiéval de Salers (Cantal).
Des vaches à hublot
Dotée d’un caractère bien trempé, la salers est certainement l’une des plus intelligentes et des plus indépendantes représentantes de l’espèce bovine, au point qu’à peine le portail refermé sur le pâturage d’estive où elle va passer l’été avec ses copines et le mâle de service, il n’est pas rare que cette rebelle s’empresse de faire le tour du propriétaire en quête d’une éventuelle faille dans les réparations hivernales de la clôture. Et gare au paysan qui aurait mal fait son boulot : il risque d’aller chercher son troupeau à des kilomètres de là. Ou pire : de retrouver ses bêtes dans un champ de luzerne ou de trèfle (le caviar de l’alimentation bovine) où elles se goinfreront tels des financiers voraces et sans scrupules. Au risque de s’emplir de gaz comme un ballon de baudruche du fait de la fermentation rapide de ces végétaux et de périr par asphyxie en quelques heures des suites d’une météorisation gazeuse. Seule solution dans ce cas, lorsqu’il n’est pas déjà trop tard : percer l’animal à hauteur du rumen avec un trocart, une sorte de poignard vétérinaire évidé ; mais attention : ne surtout pas fumer à proximité !
À propos d’animal percé, un mot sur les « vaches à hublot », ou « vaches à fistule ». Dénoncée au printemps 2019 par un film de l’association L214, cette pratique existe en réalité depuis des décennies : on pratiquait déjà, à des fins d’études, des fistules sur les ovins au… 19e siècle ! Dans les faits, la pose d’une « canule », destinée à permettre un accès direct au contenu du rumen, se fait sans douleur, la vache étant anesthésiée. Si l’on en croit les scientifiques de l’INRA, les vaches « fistulées » ne ressentent aucun stress : si tel était le cas, leur production de lait en serait ipso facto affectée. Difficile pourtant d’approuver ce type de mutilation, fût-ce dans un but de recherche. Surtout lorsque les animaux ciblés sont, comme dans les laboratoires de Sanders filmés par L214, maintenus en captivité dans des conditions indignes ! Le ministère de l’Agriculture et les chercheurs de l’INRA se sont engagés à mettre en place des pratiques alternatives d’ici à 2025. Rendez-vous est pris !
Retour sur les vaches de nos éleveurs traditionnels. Ces bêtes, je les ai conduites, gardées, soignées, et même étrillées pour les foires lorsque j’étais gamin. J’ai nettoyé leurs étables en chargeant le fumier sur des tombereaux tirés par une paire de bœufs de race aubrac. J’ai fait leur litière avec de la paille, empli les mangeoires de foin et de tourteau, placé un bloc de sel à leur portée. J’ai participé à la traite – manuelle dans ma jeune enfance –, assis sur une selle de bois, le seau à traire calé entre les jambes, et j’ai donné le biberon aux veaux orphelins de leur mère. J’ai même couché à plusieurs reprises dans l’un de ces lits clos qu’utilisaient naguère les bouviers dans les étables, bercé dans la chaleur animale par les craquements du bois des crèches et le cliquetis métallique des chaînes. Et comment oublier les vêlages ? Tout particulièrement lorsque, la poche des eaux crevée, il fallait – au besoin avec l’aide d’une corde – aider le veau à naître en le tirant par les pattes tout en apaisant la mère d’une caresse.
De bien belles expériences, directement héritées de nos ancêtres paysans, qui contribuent à nous rendre proches de tous ces peuples souvent démunis dont la vie continue, quoi qu’il arrive sur la planète et dans l’espace, de s’articuler autour de cette fidèle amie de l’homme : la vache ! Dommage que trop d’exploitants, tournant le dos aux pratiques de leurs ascendants, aient adopté les modes d’élevage industriel au détriment du bien-être animal. Quiconque aime sincèrement les bovins préfèrera toujours le spectacle d’un troupeau en estive dans un pâturage naturel à celui d’une stabulation confinée où se pressent en trop grand nombre des bêtes écornées et stressées !
* Également appelée « tarine », cette belle race de vaches a été mise en valeur en 2016 dans une sympathique comédie de Mohamed Hamidi : La Vache. Ce film raconte l’épopée d’un modeste paysan algérien parti depuis son bled tenter sa chance au Salon de l’Agriculture de Paris avec sa vache Jacqueline (c. bande-annonce).
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