Galileo : entre rationalité technique et ambition stratégique
Le programme de système de radionavigation et de datation par satellites Galileo est actuellement au centre de l’une des crises les plus importantes de son histoire, marquée, au demeurant, par des retards de divers ordres. Récemment, les industriels membres du consortium qui sera chargé de la mise en oeuvre et de l’exploitation de la constellation se sont révélés dans l’incapacité d’aboutir à un accord sur la structure juridique et décisionnaire de leur entreprise commune. Cette impasse a alimenté les propos d’observateurs critiques dénonçant depuis de nombreuses années les dérives du projet.
C’est en des termes sévères que le commissaire Jacques Barrot a récemment dénoncé l’échec auquel avaient abouti les négociations conduites par les membres du consortium chargé de la maîtrise d’œuvre du système de radionavigation et de datation par satellites Galileo. Ces pourparlers visaient, précisément, l’édification de la structure juridique et décisionnaire du consortium, étape essentielle pour la suite de la mise en œuvre du système.
Programme dont la logique fondatrice fut longtemps présentée en termes exclusivement commerciaux (promesses de bénéfices de 200 millions d’euros par an), Galileo incarne aujourd’hui l’archétype d’une entreprise scientifique et industrielle abandonnée à la rationalité technique.[1] Or, aucune forme de technique ne saurait être détachée du contexte sociopolitique dans lequel elle est amenée à opérer.
Plus précisément, Galileo se heurte, actuellement, à des difficultés considérables d’ordre politique qui pourraient remettre en cause la faisabilité même du programme, voire ses perspectives de rentabilité face à ses concurrents. Ces difficultés sont de plusieurs ordres : modalités de répartition des risques ; critères de partage des responsabilités ; conditions d’emploi final ; définition de la structure organisationnelle du consortium[2] appelé à gérer le système ; partenariats et coopérations. Tâchons d’examiner les facteurs explicatifs de la crise que traverse Galileo.
Le labyrinthe de la gouvernance
La direction politique du programme constitue l’une des principales pierres d’achoppement pour la conduite d’un projet stratégique de l’ampleur de Galileo. Le spatial européen relève, on le sait, de plusieurs directions générales (DG). Cet éclatement n’apparaît pas favorable à la cohérence d’action de l’Europe dans ce secteur. Surtout, des divergences ont existé dès l’instant où la question du financement de Galileo s’est posée (les différentes DG souhaitant que leur budget soit le moins affecté possible par le programme et - pourquoi pas ? - que l’essentiel du système soit financé par l’Agence spatiale européenne). Cette réalité pose, une fois de plus, la question de la gouvernance du spatial en Europe et son indispensable adaptation dans un contexte de globalisation et de multiplication des nouveaux acteurs (Inde, Chine, Israël) et des enjeux. Un travail conséquent reste à réaliser en vue de l’élaboration de structures dynamiques à haute réactivité décisionnelle aptes à anticiper les ruptures technologiques (arsenalisation de l’espace) et géopolitiques.
Cet exercice, ô combien impérieux, se heurte, aujourd’hui, à la survivance de rivalités nationales pour la direction politique des projets, chaque entité se battant pour un retour géographique sur financement. Ce phénomène, qui constitue un anachronisme à l’heure de la globalisation, non seulement retarde la mise en œuvre des systèmes technologiques conceptuellement engagés mais affecte, au-delà, la crédibilité d’action de l’Europe sur le plan géostratégique.
Vers une coordination des besoins
Le critère d’efficacité d’un projet technologique, nous l’avons dit, ne suffit pas à garantir son aboutissement. Il doit, en outre, répondre aux besoins de la communauté des utilisateurs finaux. Or, la question des modalités d’usage des systèmes spatiaux - en ce compris Galileo - constitue depuis longtemps la principale pomme de discorde entre les Etats membres, la Commission européenne et l’ESA même si la possibilité d’usage des systèmes spatiaux pour des besoins militaires suscite, aujourd’hui, des avis plus nuancés. Sans doute, la dimension militaire de l’exploitation de l’espace a-t-elle dangereusement refait surface lors des dernières manoeuvres chinoises. L’aveuglement d’un satellite américain fin 2006, suivi, en janvier 2007, du tir d’une arme antisatellite ont, sans nul doute, réveillé les inquiétudes européennes en matière de sécurité des systèmes spatiaux. La démonstration chinoise a, en outre, suscité des craintes évidentes relatives au maintien du rang de l’Europe parmi les puissances spatiales.
L’intégration des besoins de la communauté militaire en matière de détermination des conditions d’emploi des technologies civiles a eu, il est vrai, pour fâcheuse habitude d’intervenir en aval des modalités de définition des systèmes et suscité des retards hypothéquant la disponibilité des systèmes dans les délais originels. Il est à noter que, dans le cas de Galileo, les retards actuellement prévus pour le lancement des satellites expérimentaux résultent, précisément, de problèmes de définition des spécifications du signal sécurisé PRS[3] à destination des utilisateurs gouvernementaux civils et militaires. Le Public Regulated Service constitue, au vrai, l’une des cinq catégories de services fournies par le système Galileo. Il sera destiné aux institutions gouvernementales (forces de sécurité intérieure et militaires) qui bénéficieront, de la sorte, d’un signal d’une plus fiabilité, précision et robustesse aux attaques éventuelles qui seraient conduites contre la constallation. Originellement, il était prévu que les spécifications en matière de signal PRS soient intégrés sur les satellites expérimentaux devant être lancés avant 2008. Il appert, cependant, que, dans l’état actuel d’avancement du projet, l’envoi de satellites démonstrateurs apprêtés en vue tester le service PRS ne sera pas possible selon les calendriers prévus. L’Europe est, par conséquent, confrontée au choix suivant : soit valider le système sans le PRS et procéder à la validation du système sécurisé au moment où l’ensemble de la constellation sera en service (avec les risques de sécurité que cette option comporte en terme de robustesse contre d’éventuelles agressions), soit retarder le lancement des démonstrateurs technologies devant servir à la validation du PRS et procéder au lancement, à charge de l’ESA, de deux satellites expérimentaux en supplément de ceux intialement prévus, et ce afin de réduire les coûts pour les industriels qui trouveront ainsi un incitant à signer le contrat de concession tant attendu.
La prochaine communication, attendue pour la fin du mois d’avril, de la Commission européenne sur ce sujet, bien qu’elle ne s’annonce pas comme un exercice de rupture dans la culture européenne du spatial, devrait néanmoins avoir le mérite de reconnaître l’importance du spatial pour la sécurité et, on peut l’espérer, dégager les leçons extraites de la mésaventure que connaît le programme Galileo, qui résulte, pour une grande partie, du retard avec lequel les spécifications militaires ont été prises en compte et intégrées. Elle exprimerait, en outre, selon toute vraisemblance la volonté de la Commission de renforcer « de manière substantielle » la coordination entre ses programmes spatiaux civils et militaires, à charge, cependant, de l’utilisateur final de financer les systèmes nécessaires à l’emploi des infrastructures duales[4].
La souveraineté technologique en question
Galileo pose, au final, la délicate question des conditions d’établissement de la souveraineté technologique d’une Europe en peine de s’affirmer comme un acteur politique et stratégique. À supposer que le second démonstrateur technologique Giove-B soit lancé dans les délais pour permettre à l’Europe de conserver les fréquences attribuées par l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), les retards accumulés par le système européen risqueront, néanmoins, de profiter aux programmes américain (GPS III - dont le premier démonstrateur est prévu pour 2013) et chinois (Beidou/Compass). Ces derniers disputeront assurément à l’Europe les parts de marché qu’elle n’aura su occuper dans les délais prévus. Et pour les Etats-Unis, le GPS III marquera une étape supplémentaire dans l’établissement de sa Space Dominance, concept auquel la Commission a, au demeurant, manqué de réagir. Or, la livraison même, dans les temps, de Giove-B demeure incertaine, ce qui pourrait conduire à de nouvelles dépendances. Déjà, en 2004, lorsque des incertitudes avaient entouré la possibilité d’envoi d’un premier démonstrateur (Giove-A) avant juin 2006 (échéance définie par l’UIT pour l’utilisation des fréquences attribuées), des rumeurs avaient fait état des démarches entreprises par la Commission en vue de proposer à la société NPO-PM (maître d’œuvre de la constellation GLONASS), en guise de solution transitoire, l’adaptation de satellites russes pour le démarrage de Galileo selon le timing fixé. Cette anecdote est à mettre en parallèle avec les propos récents tenus par le commissaire Jacques Barrot dans une lettre adressée à la Présidence allemande de l’Union européenne par l’intermédiaire de laquelle il précisait que ses services exploraient toutes les alternatives possibles pour l’aboutissement du projet... et qu’aucune d’elles n’était exclue à ce stade !
Toute entreprise technologique représente avant tout un vecteur de puissance (géo)politique pour l’entité politique qui la promeut. Cette règle est d’autant plus vraie dans un secteur spatial où les impératifs d’innovation et de leadership sont indissociables des outils techniques développés. Il reste à l’Europe d’adresser un signal fort qui témoigne de sa prise de conscience de cette réalité, fût-elle tardive.
[1] Andrew Feenberg, (Re)penser la technique : Vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte, 2004, p. 47.
[2] Consortium composé des sociétés AENA, Alcatel, EADS, Finmeccanica, Hispasat, Immarsat, TeleOp et Thales.
[3] Public Regulated service.
[4] Selon ce qui ressort du projet de texte du Groupe de Haut Niveau sur la politique spatiale. Cf. Europe Diplomatie & Défense, numéro 92, 27 février 2007.
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