Zones humides : le livre choc

Zones humides c’est l’histoire d’Helen Memel, une jeune fille de 18 ans qui entre à l’hôpital pour qu’on lui retire ses hémorroïdes. Le livre est une divagation (mot à prendre dans sa première acception) autour du corps, une sorte de rêverie solitaire au fil du foutre et des sécrétions de toutes sortes.
« Les femmes sont obsédées par la propreté et par l’idée de se débarrasser de toutes les excrétions de leur corps et de leurs cheveux, explique Charlotte Roche. Alors j’ai voulu écrire sur les parties du corps humain qui dégoûtent. Les morceaux qui puent. Le jus du corps féminin. Pour raconter cette histoire, j’ai créé une héroïne qui a plein d’idées pour s’occuper de son corps - quelqu’un qui n’a même jamais entendu parler de cette idée qui veut qu’une femme est censée sentir bon entre les jambes. Un esprit libre… »(source 20minutes).
Provocation délibérée ou volonté farouche de battre en brèche le politiquement correct ? La réponse n’est pas simple et depuis la sortie de ce livre en Allemagne, l’an passé, la question fait débat. Ce best-seller ( plus d’un million et demi d’exemplaires vendus à ce jour outre-Rhin, principalement par le bouche à oreille) est sorti depuis belle-lurette des rubriques « culture » des magazines pour s’inviter dans les pages « société ».
Arte bien sûr se devait d’évoquer le sujet. Avec le documentaire Explorer les Zones humides, malgré quelques longueurs et un traitement un peu compassé, la chaîne culturelle franco-allemande s’en sort plutôt bien, évitant superficialité et racolage.
Charlotte Roche est une présentatrice de télévision. Dans son pays cela ne fait pas d’elle une star pour autant. Selon son éditeur français elle "travaille sur des chaînes touchant un public de niches" comme le magazine Tracks, d’Arte, dans sa version allemande (dommage que la chaîne oublie de le mentionner dans son documentaire).
Ecrit dans une langue simpliste, il décrit le séjour d’Helen, jeune fille de 18 ans, à l’hôpital. Allongée sur son lit à la suite d’une fissure anale, elle se remémore ses prouesses sexuelles et revient par le détail sur ses habitudes de vie. Comment elle s’amuse à s’enfoncer un noyau d’avocat dans le sexe, se triture les boutons d’acné pour manger ce qu’elle en extrait, s’abstient de se laver afin de décupler le fumet de ses odeurs corporelles ou se frotte le sexe le long de la cuvette de tous les WC qu’elle croise. Les 220 pages du livre sont à l’avenant, une compilation de scénettes pornographiques sans autre intérêt que de choquer le lecteur ».
Dans le documentaire diffusé par Arte, Denis Scheck, critique littéraire apparemment réputé de l’autre côté du Rhin, considère que ce livre est un « support masturbatoire » et y va de sa moue dégouttée : « Quand vous avez une femme jeune, sexuellement attirante, qui écrit un livre sur une autre femme, encore plus jeune et sexuellement attirante, où elle évoque son goût pour la sexualité anale et son refus d’un soi-disant terrrorisme hypocrite, inutile d’être un éditeur de génie pour comprendre que vous avez là un texte qui vraisemblablement va avoir un fort potentiel commercial ».
Toujours facile de tenir ce genre de propos a posteriori. En outre, comme beaucoup des détracteurs de Zones humides, Scheck pense que l’aspect scabreux de cette œuvre en constitue le but ultime. De nombreux lecteurs font remarquer quant à eux qu’il est difficile de se masturber en lisant Zones humides. Que ce n’est pas un livre pornographique. Cru, gênant, peut-être, mais certainement pas pornographique.
J’ai demandé son sentiment à David d’Equainville, responsable et fondateur avec Nathalie Guiot des éditions Anabet chez qui sort ce livre le 6 mars en France. Il estime que « l’intention de l’auteur n’a jamais été d’exciter son lecteur. La pornographie utilise des codes calibrés pour arriver à une proposition qui soit très rapidement la plus stimulante possible. Or ce livre-là ne cherche pas à entraîner le lecteur sur la pente de sa libido. Je pense qu’il y a une volonté de polémiquer et non de provoquer. Une polémique vive, mais qui pose assez clairement les termes d’un débat, celui sur le corps de la femme-objet et sur les bornes : « je suis une jeune fille, mes parents sont divorcés, ma famille est éclatée… ». Il y a toute une trame du roman qui signale par endroit cette dimension forte, motivante pour l’héroïne, il y a vraiment beaucoup d’interprétations possibles, c’est un livre assez riche ».
Dissèquer une œuvre à l’aune du bon et du mauvais goût, c’est bien ce qui peut lui arriver de pire. Mais plus nombreux sont les lecteurs désorientés par ce livre. Pour d’autres encore, comme la critique du Frankfurter Allgemeine Zeitung, il renvoie au Moyen âge, à une époque où le corps et ses fonctions n’étaient pas tabous, contrairement à notre époque qui le sacralise, qui l’a transformé en marchandise. Le corps de nos jours doit être parfait. « Charlotte Roche nous montre nos tabous […] Elle montre ce qu’on ne doit pas voir », explique la juriste Marcela Iacub dans le documentaire qu’Arte diffuse ce soir.
Mais finalement celle qui parle le mieux de la réception de son livre auprès du public est encore l’auteure elle-même : « Des mamans un peu âgées me disent « merci, grâce à vous, ma fille et moi arrivons enfin à avoir un dialogue sur l’hygiène ou la masturbation ». Pour elles, le livre a une signification concrète ». L’auteur a demandé aux libraires quel était l’acheteur-type de Zones humides : à 90% ce sont des étudiantes. Les 10% restant sont des messieurs très âgées… »
Charlotte Roche ne fait pas seulement l’éloge du corps et de ses fonctions. Elle parle d’un corps qu’on peut toucher, qui fonctionne, qui sent, qui coule. Elle s’oppose à sa déréalisation, à sa sanctification. Et à l’hygiénisme. Frédéric Beigbeder qui intervient dans le documentaire d’Arte évoque le culte de la nature qui selon lui serait cher aux Allemands. Il fait référence aux mouvements nudistes et hygiénistes du début du siècle (dont certains préfigurent les mouvements de jeunesse hitlériens). Mais l’approche de Charlotte Roche en est diamétralement opposée puisqu’elle dénonce justement ce culte du corps, ses performances.
Zones humides est scandaleux, « dégénéré » , et il est assumé comme tel par son auteur. En régime fasciste ce livre serait brûlé. Aujourd’hui, les lecteurs, même ulcérés, ne vont pas jusque là, mais l’un d’entre eux à renvoyé son exemplaire à Marcel Hartges, l’éditeur allemand "après avoir chié dedans"...
Charlotte Roche s’oppose au corps virtuel, à l’image véhiculée par les magazines, la publicité, et, de plus en plus, par le Net. Elle nomme les humeurs, les mots qu’on ne veut pas entendre : le pus, le sperme, la merde, le sang, les excrétions, les sécrétions vaginales, la salive. Elle dit les odeurs. Elle déclame les saveurs. Sa parole s’exprime à travers tous ses orifices.
Parce que c’est une fille, cela devrait déranger ? Ne doit-on pas admettre ce langage ordurier dans la bouche d’une femme jeune et belle ? Son livre tient du manifeste. Les aînées de Charlotte Roche s’appellent Valérie Solanas et Virginies Despentes.
La première est l’auteur de Scum manifesto, un manifeste (comme son nom l’indique) radical, la deuxième a accédé à la reconnaissance avec Baise-moi. Ces deux livres marquent leur époque tout autant que l’histoire des femmes et celle de la littérature. "Au départ, explique Charlotte Roche dans le documentaire diffusé sur Arte, je voulais faire un texte revendicatif, un pamphlet sur les femmes allemandes, sur leur rapport avec leur minette. Je voulais dire qu’il n’y a rien de clinique là-dedans. Il ne faut pas laisser dire qu’elle sent mauvais. Tout ce qui est sexuel est venu en premier". Charlotte Roche s’inscrit donc dans cette filiation manifeste, tout autant que dans celle de Rabelais.
Quand l’éditeur allemand (Marcel Hartges, édition DuMont) a reçu le manuscrit de Zones humides, il pensait que c’était un livre underground. C’est devenu un roman populaire. C’est un cas rare, mais ça existe, de livre underground et populaire. Comme l’œuvre de Rabelais. C’est pourquoi celle-ci fait toujours débat.
Quand elle a rendez-vous, Helen, l’héroïne, ne se met pas de parfum derrière l’oreille, mais la frotte de son doigt qu’elle a au préalable humecté de sécrétion vaginale. Ses phéromones attirent assez efficacement les garçons. L’histoire des odeurs et du parfum du corps est traité en profondeur. Et si le succès de ce livre se confirme en France, il rappelera celui d’un autre best-seller allemand, Le Parfum, de Patrick Sukind.
On peut se demander pourquoi un gros éditeur comme Fayard, Le Seuil ou Gallimard n’a pas obtenu les droits pour Zones humides. La réponse est simple. Les deux patrons des éditions Anabet, Nathalie Guiot et David d’Equainville ont rencontré Charlotte Roche à la foire de Francfort, "au moment où, raconte ce dernier, elle était au sommet de ses ventes". Ils se font traduire des passages du livre et décident après lecture, d’acheter les droits, coiffant sur le poteau les plus grosses maisons d’éditions et publiant ainsi, dans un fond essentiellement dédié aux essais, leur premier roman.
Un premier grand succès ? On leur souhaite. Mais peut-être déjà une première polémique...
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