Pour
l’enseignant que je suis (maintenant à la retraite) votre
commentaire donne
l’impression désagréable de prendre appui sur une vérité pour
s’autoriser à exprimer son
ressentiment.
Il contient une vérité indéniable, qui est, en gros, que
l’enseignant devrait aider l’enfant à répondre à des questions
qu’il se pose plutôt que de l’abreuver
de connaissances dont il ne sait pas à quoi elles servent et qui ne
font pas sens pour lui. Le problème est que, partant de cette vérité
fondamentale, vous ignorez la problématique soulevée ici, et qui
n’est pas le fait des enseignants (même s’ils ont leur part de
responsabilité) mais de l’institution. Vous ignorez que les
enseignants armés des meilleures intentions et des idées les plus
innovantes sont broyés par un système qui leur impose tout un tas
de contraintes, les
obligeant à se conformer et à entrer dans le moule.
Vous
donnez
l’impression de régler des comptes, sans nuance, par
une
simplification à outrance qui
voudrait réduire, de manière manichéenne, la question à deux
pôles : les gentils élèves qui ne demandent qu’à
s’épanouir et les méchants enseignants qui refusent de se
remettre en question. Je
ne dis pas que c’est ce que vous pensez, mais c’est l’impression
qui se dégage en vous lisant.
Trop
porté à dénigrer les enseignants (et le système aussi ? On ne
sait pas, vous mettez tout dans le
même panier) vous passez à côté de la problématique soulevée
par cet article, qui est la lâcheté et l’hypocrisie d’un
système qui, au lieu de se remettre en question, pratique le déni,
le mensonge et la tromperie. Le problème n’est donc pas ici la
pédagogie (ce qui mériterait un article consacré à ce sujet, et
là je vous rejoins) mais le
fait que l’institution fasse semblant d’œuvrer pour le bien des
élèves alors qu’elle enfume avec du pédagogisme jargonnant, en
mentant à la fois aux parents et aux enseignants sur les raisons
véritables (et très prosaïques) de ses orientations et de ses
dogmes.
On ne peut qu’être d’accord avec vous sur le
constat. Mais il est étonnant que, de ce constat, vous en déduisiez
que ces personnes sont légitimes. Comprenez-moi : en comparant
avec le sport, c’est comme si on disait « tous dopés, donc
le vainqueur est légitime » alors qu’on pourrait aboutir à
la conclusion inverse « tous dopés, donc aucun vainqueur ne
saurait être légitime ». Je me souviens que Yannick Noah
était pour la légalisation du dopage chez les coureurs cyclistes,
dans un souci d’égalité. Je n’approuve pas mais, au
moins, il n’y aurait pas d’hypocrisie.
Je pense qu’il ne faut pas se cantonner à une
opposition binaire : rejeter en bloc
le système représentatif en tant que tel,
ou bien accepter
avec fatalité les défauts du système en
se disant qu’il n’y a pas d’alternative et
que donc même un élu ayant gagné avec 15 % des inscrits est
légitime sous prétexte que les règles sont les mêmes pour tous
les candidats. Je
pense qu’il y a d’autres choix possibles, mais surtout, et pour
ne pas m’écarter du sujet, je pense
qu’il faut poser en profondeur la question de la légitimité, et
donc de la démocratie, et ne pas avoir
peur de réfléchir à améliorer la démocratie représentative.
Avec le type de raisonnement de Corbière, dites-vous, aucun
dirigeant de nos pays ne serait légitime. Ce
que vous ne voyez pas, c’est que son raisonnement, sur le fond,
n’est pas faux. Il est juste factice
parce qu’il ne se l’applique pas à
lui-même.
Je
suis d’accord avec toi : il est urgent de penser différemment
la société. Le
libéralisme nous a apporté de grand bienfaits sur le plan des
libertés individuelles. Il n’est pas question de renier ces
acquis. Mais il a oublié les autres valeurs. Liberté,
égalité, fraternité, très
belle devise. En trois mots, seulement trois mots, l’essentiel est
dit. De ces trois mots le libéralisme ne
retient que le mot « liberté ». Ce
qui est frappant, quand on revient en France après une longue
absence, c’est le caractère atomisé de la société. Je suis
moi-même un de ses atomes. Je
n’ai fait qu’appuyer sur la touche « pause » pour
observer, quelques instants, l’étendue des dégâts : une
société réduite à une somme d’individus. Mais, me direz-vous,
et la famille ? Et les amis ? Je vous répondrai : pas
besoin de fraternité avec des gens qu’on aime (amis) ou avec
lesquels on a des
liens de parenté (famille). Il y a si peu de fraternité qu’il a
fallu l’institutionnaliser. On l’a mise dans notre devise comme
on range un objet dans un tiroir, et ainsi apaiser notre conscience.
Le libéralisme,
et le capitalisme, qui
n’est que l’expression économique du libéralisme, se
fonde sur ce qu’il considère comme une vérité anthropologique
indiscutable alors qu’elle n’est qu’une vérité partielle,
tronquée de la nature humaine : l’homme serait, fondamentalement, un
être qui recherche avant tout l’accumulation indéfinie des biens
matériels. L’homme réduit à une nature de consommateur, tel est le
parti pris idéologique (pour le dire gentiment), ou le mensonge
(pour le dire brutalement) sur lequel se fonde le capitalisme : les
humains sont foncièrement égoïstes et matérialistes, et par
conséquent le progrès consiste à améliorer sa situation
matérielle dans le seul but d’améliorer sa situation matérielle,
avec pour horizon la perpétuation de cette condition de génération
en génération. En gros, l’idéal bourgeois.
À
cette prémisse très discutable, mais jamais discutée, s’ajoute
l’illusion que le capitalisme est indépassable, qu’aucun autre
modèle n’est possible, et que sans lui c’est soit le chaos,
soit l’appauvrissement, soit
la dictature. C’est le fameux TINA, « there is no alternative »,
de
Margaret Thatcher.
Aucun besoin de rechercher une alternative, il n’en existe pas.
Cette
illusion – car il s’agit bien d’une
illusion – est fondée sur un mensonge,
ou plutôt sur un aveuglement que la mauvaise foi a commodément
promu en vérité historique ; c’est l’idée, fausse, qu’on a tout
essayé et que seul le capitalisme est viable et souhaitable, malgré
ses imperfections.
Le
capitalisme veut nous réduire à l’état
de consommateurs, il
veut nous réduire à l’état d’individus désirants. La
rentabilité a remplacé la fraternité : on nous dit que la
compétition entre les individus est nécessaire, qu’il faut de la
rentabilité, qu’il faut pousser la logique du profit à son
maximum, et l’appliquer à tous les domaines de la vie.
Longtemps
j’ai confondu le néolibéralisme et l’ultra-libéralisme. Ils
sont différents. Les deux partagent le même
fondement anthropologique : l’individualisme (seul compte
l’individu), le primat de l’égoïsme sur les autres tendances de
l’être humain, et la liberté entendue comme valeur occultant ou
minimisant toutes les autres (la justice, la solidarité, la
fraternité, l’égalité). La société est considérée comme un
jeu de monopoly amoral. Amoral car la notion de liberté est vide de
sens si elle n’est pas reliée à d’autres notions . Les notions de
justice et d’égalité ne sont présentes que dans les règles du
jeu. Ensuite, au cours du jeu, c’est l’efficacité qui prime sur tout
le reste, réduisant ainsi la morale au seul respect des règles. Et
même l’égalité n’est pas conservée : elle est périmée,
il faut la jeter à la poubelle.
Le
néolibéralisme c’est une conception de la liberté paradoxale, mais
pas si paradoxale que ça si on garde en tête la métaphore du jeu
de monopoly. En effet, l’État
doit être fort pour
imposer les règles du jeu. Après quoi, si le gros poisson mange le
petit c’est très bien comme ça. C’est la loi du
plus fort,
mais encadrée par des règles strictes qui favorisent les très gros
poissons. Et pour maintenir un élevage de petits poissons dociles,
il faut les contrôler et les empêcher de remettre en question les
règles du jeu.
Et
la morale dans tout ça ? On laisse à la « Main
Invisible » de la conscience et de la dignité humaine le soin
d’injecter un peu de morale, ne serait-ce que pour que les
individus ne se transforment pas totalement en monstres asociaux qui
enfreignent les règles du jeu. Dans ce grand jeu, toutes les
activités humaines doivent être jugées à l’aune de l’efficacité
et de la rentabilité. C’est ça le néolibéralisme. C’est une
nouvelle version du « marche ou crève » : la
version contemporaine c’est « adapte-toi
ou crève ». Un eugénisme soft pour
notre temps, un eugénisme qu’il faut mettre en œuvre tout en
sauvant les apparences, en le parant d’un
mot magique et fédérateur : le progressisme...
@Le421 Je ne pense pas qu’il soit bon de régler son action sur l’idée que ce que l’on fait ou projette de faire est le moins mauvais. Je ne me vois pas dire à mes filles, avant un examen : « fais en sorte d’être la moins mauvaise possible ». Je préfère leur dire « fais de ton mieux ». Ceci étant dit, je suis d’accord avec toi si ce que tu veux dire c’est que l’imperfection est nécessairement présente et qu’il est illusoire de prétendre arriver avec un projet clé en mains dans lequel tous les problèmes sont réglés et anticipés. La perfection n’est pas de ce monde, mais cela n’empêche pas de juger une organisation politique sur les valeurs qu’elle défend et sur sa recherche constante des moyens pour mettre en oeuvre ces valeurs. En disant que tous les systèmes sont plus ou moins mauvais, et qu’il y en a un qui est moins mauvais que les autres (bien sûr, comme par hasard, le nôtre), on incite les gens à la résignation. On passe de la pensée et de l’action politiques à la gestion de l’existant.
Durant les premiers mois de la révolution en Russie, les soviets (conseils d’usine) ont géré eux-mêmes les usines. Mais les bolcheviks ont rapidement pris le contrôle de ces usines et ont réduit les soviets à un rôle de simples exécutants. L’autogestion leur faisait horreur, ils ne pouvaient donc pas tolérer que les ouvriers s’émancipent et s’autogèrent. Donc ce que vous dites est factuellement faux. Il n’y avait pas plus dirigiste que le parti bolchevique, très tôt rebaptisé en parti communiste. Ils ont créé un capitalisme d’Etat, sorte de méga World Company mais à l’échelle d’un pays. Ils ont poussé un des aspects du capitalisme, sa logique prédatrice, à l’extrême. La collectivisation était une dépossession au profit de l’Etat, c’est-à-dire du parti communiste, sûrement pas au service du peuple. On est bien loin de l’autogestion.