La crainte d’être photographié
A l’époque où l’image devient omniprésente, les réticences des sujets à être photographiés sont encore largement répandues. Essayons de comprendre pourquoi beaucoup d’entre nous réagissent mal en découvrant un objectif braqué dans leur direction.
Que se passe-t-il à l`instant où un
appareil est braqué sur nous ? Le risque qu’on enregistre notre image
nous met mal à l’aise. Comment expliquer qu’un acte devenu aussi
courant hérisse le poil de la plupart d’entre nous ? Que craignons-nous
au juste ? Tous les journalistes remarquent que si l’enregistrement de
la voix est plutôt bien admis aujourd’hui, dès qu’une caméra pointe le
bout de son objectif, le public s’enfuit. Et pourtant... des milliards de
photographies sont prises chaque année, les caméras de surveillance («
souriez vous êtes filmés ») fleurissent dans les boutiques et aux coins
des rues, de nombreux internautes équipent volontairement leurs
ordinateurs de webcams qui les suivent dans leur intimité, sans parler
des téléphones portables souvent équipés d’appareils photos
rudimentaires. On aurait pu croire que notre image deviendrait anodine.
Balzac, qui pensait que chaque photographie lui enlevait une de ses
enveloppes, en le dépouillant comme un oignon, est-il encore
d’actualité ? On aurait pu croire que la multiplicité de nos
représentations entraînerait l’habitude, voire la lassitude, en tout
cas pas l’indignation. Force est de constater qu’il n’en est rien.
Enregistrer notre image est encore ressenti comme une restriction de
liberté, presque une agression.
Sur
le sujet, le droit est quasi inapplicable et très ambigu :
l’autorisation de la personne est requise si elle est considérée comme
sujet principal de l’image. Dans les faits, comment peut-on, au moment
de la prise de vue, affirmer, en pestant contre le photographe, avoir
été piégé ? Celui-ci peut très bien rétorquer avoir pris un cliché sur
lequel on ne figure pas. Et d’ailleurs la loi ne s’attache pas à la
prise de vue mais à sa publication, ce qui implique de lire les
milliers de revues qui paraissent chaque semaine, en France et à
l’étranger. Internet n’est pas exempt de ces droits sur l’image, et le
contrôle devient aujourd’hui ingérable.
Cette aversion a être représenté est d’autant plus surprenante qu’il existe, chez les citoyens, un désir profond et de plus en plus patent de laisser des traces de leur passage sur terre. Une survalorisation de l’individu palpable dans la publicité ("vous le valez bien") et dans beaucoup d’actions entreprises pour exister après sa disparition. C’est une des premières motivations pour avoir un enfant, pour construire une maison, pour écrire un livre... alors pourquoi rechigner à donner son image, empreinte tellement évidente de son identité ?
Une
première explication vient à l’esprit : cette image ne nous convient
pas. Nous n’en sommes pas fiers et en souhaiterions une autre, plus
valorisante, qui expose un meilleur côté de notre personne. Les décors
des photographes du passé sont toujours bourgeois, les habits du
dimanche toujours de rigueur. Le quotidien, le vêtement de travail,
n’ont jamais suscité la demande des « portraitisés ». D’ailleurs, par
le passé, les demandes de portraits confiés aux professionnels de la
peinture, de la sculpture et plus tard de la photographie, allaient
toujours dans le sens de la catégorie sociale juste supérieure à celle
du client : l’ouvrier représenté comme un bourgeois, le bourgeois comme
un aristocrate, l’aristocrate comme un souverain et même le souverain
souvent immortalisé en empereur romain.
La troisième explication est liée au phénomène du miroir. Nous nous voyons rarement tel que nous sommes tout simplement parce que c’est le miroir qui nous renvoie notre image. Et ce miroir inverse l’image droite gauche avec une symétrie horizontale (axe vertical). Un grain de beauté sur la joue droite est à gauche sur l’image réfléchie. Notre visage n’étant jamais tout à fait symétrique nous sommes accoutumés à sa dissymétrie inversée. Il serait intéressant de présenter deux portraits individuels à un échantillon de population, l’un normal, l’autre comme dans un miroir en demandant la préférence de chacun.
La quatrième explication est plus psychologique et il est difficile de
l’approfondir ici. Elle concerne la pudeur. Certains parmi nous
supportent mal les feux de la rampe. Une forme de modestie les garde de
devenir un centre d’intérêt pour un public, si réduit soit-il. C’est
leur choix le plus légitime et dans une société où la célébrité devient
un atout majeur, on ne peut que respecter ceux qui en décident
autrement et préfèrent rester dans l’ombre... par humilité.
Illustration : Balzac par Nadar, Daniel Lemarchand (bas)
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