Affaire Clearstream : un enfumage qui fait oublier l’affaire des commissions des frégates de Taiwan
Clearstream, littéralement « le flux ou ruisseau limpide », paraît décidément être plutôt un cloaque marécageux ! Cette affaire porte doublement mal son nom car l’organisme Clearstream n’est même pas en cause dans notre récente affaire des fichiers falsifiés. La falsification est si grossière qu’elle ne pouvait être crédible, dès le départ. Aussi faut-il s’interroger sur le mobile du crime, à qui profite le crime (le bénéficiaire n’étant pas forcément l’instigateur d’origine du crime), et si finalement cette affaire n’est pas une diversion qui nous fait oublier un crime d’origine, celui des rétrocommissions sur les frégates de Taiwan et leurs bénéficiaires.
Quelque chose cloche depuis le début dans cette affaire : les fichiers présentés au juge Van Ruymbeke et à Dominique de Villepin étaient évidemment faux depuis le départ et ils n’ont pu que très vite le découvrir. Ceux qui les ont falsifiés ne pouvaient pas ignorer que la supercherie serait vite découverte. Or quels que soient les fauteurs de la falsification, ils n’ont pas fait cela pour faire "une bonne blague", ni pour faire accuser les personnes visées dans les fichiers puisque la falsification grossière allait être découverte.
Pourquoi la falsification était si grossière qu’elle ne pouvait être crédible ?
Clearstream est un organisme central de règlement-livraison permettant à des professionnels institutionnels (banques) de s’échanger des actions et des obligations. C’est aussi une banque tenant des comptes mais pas de comptes de particuliers. Elle ne tient que des comptes d’institutionnels (banques) qui eux-mêmes détiennent des comptes clients, et plus marginalement des comptes d’entreprises (émetteurs de titres). Il n’était pas concevable que des personnalités ouvrent un compte directement chez Clearstream et cela n’aurait servi à rien à supposer qu’ils aient détenus des sous-comptes de banques non publiés (voir système décrit par Denis Robert). Pour dissimuler des transactions, il suffit d’ouvrir un compte dans une banque située dans un pays garantissant le secret bancaire, cette banque ayant elle-même un compte chez Clearstream pour permettre les règlements-livraisons des titres pour compte de ses clients, sans que ces derniers apparaissent dans les fichiers de Clearstream. Il n’y a aucune raison que Clearstream puisse détenir dans ses systèmes des fichiers comprenant des noms de personnalités. Seules les banques clientes de Clearstream connaissent leur client et si elles sont dans des paradis fiscaux les fichiers ne comportent que des numéros de comptes, sans le nom du client. Aucun système n’est censé faire le lien entre une transaction client de banque et un flux Clearstream dans les fichiers de Clearstream.
Il était donc évident que les fichiers présentés par Imad Lahoud ne pouvaient être vrais. Pas besoin d’être un expert pour le savoir. Nicolas Sarkozy comme Dominique de Villepin auraient dû en être informés très rapidement. La moindre enquête sur le sujet aurait dû tout de suite le faire remonter.
On peut donc s’interroger sur la naïveté des protagonistes. Même JL Gergorin, polytechnicien et énarque, aurait dû savoir que falsifier de telle façon des fichiers au départ réels de Clearstream, en ajoutant des noms, fussent-ils ceux de ces ennemis dans le contexte de rivalité entre EADS et Thalès et de rivalité personnelle entre lui et Philippe Delmas, ou ceux d’autres personnalités dont celle de N.Sarkozy, ne pouvait pas être crédible.
Les instigateurs de la falsification devaient savoir que la fausseté des fichiers serait rapidement avérée et que par conséquent les personnes mises en cause dans les fichiers apparaîtraient comme des victimes. L’intention était-elle donc en effet de les faire apparaître comme des victimes et de lancer la suspicion sur des personnes qui auraient pu être le falsificateur et l’instructeur de la falsification ?
Quel était donc le mobile du crime ?
Si le mobile visait Nicolas Sarkozy, par exemple pour le déstabiliser en vue des présidentielles, pourquoi alors avoir mis 200 noms divers, industriels, politiques, journalistes, personnes du show-biz ? Et quel risque pris, d’une falsification grossière pour un résultat qui allait de toute façon être nul, posant même Nicolas Sarkozy en victime d’un complot !
Si le mobile visait Dominique de Villepin, en le piégeant pour démontrer qu’il utilisait ses fichiers dans une intention de nuire, c’est peu probable d’avoir monter toute cette machination pour obtenir ce résultat indirect.
Et si le mobile était de détourner l’attention sur le fichier d’origine qui a fait l’objet de la falsification afin de l’invalider dans une procédure judiciaire, alors qu’il aurait permis de remonter la piste des fameuses rétro-commissions des frégates de Taïwan ?
Sachant que l’Etat français n’avait aucun intérêt à faire la lumière sur ces commissions du fait de la somme importante de pénalités réclamées par Taïwan, raison pour laquelle le secret d’Etat n’a jamais été levé malgré l’insistance des juges Eva Joly et R.Van Ruymbeke. Le secret-défense ne permet cependant pas d’éviter l’amende : le contribuable devrait payer 1,5 milliard. Mais l’Etat refuse toujours de dire où sont allées les fameuses commissions. Voir cet article de Rue89.
Dans cet article est mentionné que :
<<deux hommes ont certainement des lumières sur cette question. A l’époque où les commissions furent versées, ils étaient au coeur de la tour de contrôle gouvernementale.
Le premier, Nicolas Bazire, est alors directeur de cabinet du Premier ministre, le RPR Edouard Balladur. Il a pour mission de suivre tous les enjeux liés aux contrats d’exportation d’armement. Le second, Nicolas Sarkozy, est ministre du Budget. Les deux hommes forment un tandem au service des ambitions présidentielles de Balladur.
En 1994, DCN International créé une off-shore au Luxembourg. Cette société fiduciaire, Heine S.A., a pour but de « gérer des contrats d’ingéniérie commerciale ». En clair, de mettre de l’huile dans les rouages. En six ans, elle déclare un chiffre d’affaires de 77 millions d’euros.
En novembre 2007, le parquet de Paris explique dans un rapport dressé après enquête de la DNIF (Division nationale des investigations financières), qu’un document saisi par les policiers mentionne :
« l’aval du directeur de cabinet du Premier ministre et celui du ministre du Budget, et laisse supposer des relations ambiguës avec les autorités politiques en faisant référence au financement de la campagne électorale de M. Balladur pour l’élection présidentielle de 1995 ».
Prudent, le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, estime alors qu’il n’y a pas lieu d’étendre le champ de l’enquête à ces faits. Officiellement, ils sont prescrits.>>
Je vous invite aussi à lire cet article de Bakchich : http://www.bakchich.info/Fregates-le-rapport-du-parquet-de,06545.html
D’après ces articles et les pièces qui y sont jointes, notamment un procès verbal du 22 novembre 2007 en provenance du Parquet, on peut émettre l’hypothèse que N.Sarkozy ait donné son accord pour des rétrocommissions sur lesquelles il n’a aucunement intérêt à dévoiler les bénéficiaires. L’officine luxembourgeoise DCN International chargée de distribuer les commissions a pu passer par Clearstream. Un banquier avait averti d’ailleurs R.Van Ruymbeke sur la piste. Si de surcroît une partie des commissions est revenue pour financer en 1995 la campagne de E.Balladur, cela devient encore plus intéressant. L’ article de Bakchich explique comment le grand patron du parquet, Jean-Claude Marin, écrit "le dossier judiciaire en question contient des notes qui mettent en cause Nicolas Sarkozy et Edouard Balladur, mais elles sont naturellement « succinctes et imprécises ». Mais, ajoute le haut magistrat, il est hors de question de s’intéresser à cet aspect du dossier. Comptez sur moi, aurait pu ajouter le procureur qui rêve de devenir procureur général de Paris, pour veiller au grain !"
Je constate simplement que Jean-Claude Marin, qui est maintenant procureur de Paris, s’en est pris avant même l’ouverture des débats à Dominique de Villepin, accusant ce dernier d’être un des bénéficiaires de l’affaire Clearstream :
On peut aussi noter que que l’avocat de N.Sarkozy, Thierry Herzog, qui défendait Thalès dans le dossier des frégates et avait donc eu accès au dossier, aux fichiers Clearstream que l’instruction (R.VAn Ruymbeke) voulait utiliser pour remonter la piste en demandant la levée du secret sur les bénéficiaires des commissions.
Mediapart a aussi fait part des relations qu’entretenait Imad Lahoud, le falsificateur, avec le policier des RG François Casanova, lui-même travaillant pour N.Squarcini, proche de N.Sarkozy, ex n°2 des RG qui a ensuite été nommé à la tête de la DCRI. Et le dernier témoignage du Beau-Frère de D. de Villepin, Michel Piloquet, dévoilé par Mediapart est très intriguant : ce dernier a côtoyé Imad Lahoud, qui lui a proposé une stagiaire, qui s’avère être la fille de François Casanova, avant d’essayer de pirater son ordinateur en compagnie de la jeune stagiaire. Cela sent bien la manipulation, mais plutôt par des proches de N.Sarkozy !
La recherche du mobile de la manipulation et les suppositions logiques sont une chose. Trouver des preuves et des témoignages en est une autre. D. de Villepin pouvait demander la levée du secret-défense quand il était au gouvernement, mais il ne l’est plus. Il faudrait demander le témoignage de Jean-Marie Boivin, ex patron des officines luxembourgeoises chargées, à coup de commissions, de faciliter la vente des gros contrats d’armement naval, qui menaçait de faire des « révélations » compromettantes. Mais qui le fera ? Qui osera revenir au dossier Clearstream1 au motif qu’il éclairerait les mobiles de l’affaire Clearstream 2 ?
Lire en complément un article que j’avais publié en septembre 2007 sur Agoravox, ainsi que quelques commentaires intéressants sur l’article. Et article de Philippe Vassé (également publié sur Agoravox) sur les bénéficiaires chinois des commissions versées par l’Etat français. Philippe Vassé a aussi écrit récemment cet article sur la manipulation de l’affaire.
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