Au-delà de la carte scolaire, faut-il casser l’Education nationale ?
Le débat qui s’est amorcé autour de la carte scolaire risque de tourner court. En effet, une fois passés les effets de manche de candidats aux présidentielles en quête d’idées originales, un consensus se profile déjà. Oui, notre système de carte scolaire est contestable. Il est détourné par un nombre non négligeable de parents de l’enseignement public, et il est, en tout état de cause, détourné par tous les parents qui choisissent de mettre leurs enfants dans un établissement privé plutôt que dans le collège ou le lycée du secteur.

Une fois ce constat posé, on se rend très vite compte qu’il n’est pas possible pour autant de supprimer la carte scolaire. Ce serait accentuer les effets de ghetto, les fuites des élèves les plus favorisés hors des établissements mal famés (si l’on ose dire) s’amplifieraient, ce qui ne ferait qu’aggraver leurs difficultés. C’est pourquoi les partisans de l’abolition de la carte scolaire sont obligés de reporter cette réforme, après que la mise en œuvre d’une politique volontariste en direction des établissements repoussoirs aura permis à ces derniers de devenir suffisamment attractifs.
La proposition de suppression de la carte scolaire, dans ces conditions, n’est guère crédible, car ce n’est pas d’hier que l’Education nationale empile les réformes et les mesures de " discrimination positive " dans les zones dites " prioritaires " afin d’aider les établissements qui s’y trouvent à atteindre un niveau comparable à celui des établissements " de centre ville ", sans résultat notable. Il n’y a hélas pas de raison d’espérer qu’une énième réforme suffira pour atteindre un objectif qui a déjà fait l’objet de tant d’efforts !
Est-ce à dire que rien n’est possible ? On pourrait songer à réformer la carte scolaire en supprimant carrément les établissements à problèmes. Cette proposition n’a rien d’absurde ; elle consiste à transporter vers des établissements mieux dotés les élèves actuellement confinés dans les ghettos (l’inverse paraissant difficile à faire passer). Cela conduirait à diversifier les origines sociales au sein des établissements, ce qui est considéré généralement comme un facteur important d’égalité des chances. Au lieu de secteurs scolaires rayonnant autour de chaque établissement, on aurait donc, idéalement, la plupart des établissements concentrés au centre ville, et des secteurs scolaires qui ne couvriraient qu’une partie du cercle. On a ainsi proposé des secteurs organisés suivant les lignes de transport en commun, ce qui correspond bien à l’idée du busing déjà expérimentée dans d’autres pays. Cette proposition est loin d’être absurde, et on peut considérer en effet qu’on a rendu un mauvais service aux populations des banlieues et des campagnes en créant ou en maintenant des établissements de proximité, soit trop petits pour que " l’offre éducative " y soit suffisamment diversifiée, soit situés au cœur d’un bassin de recrutement socialement trop homogène (le même constat vaut, toute proportion gardée, pour nombre d’universités nouvelles).
Ceux qui entretiennent un doute radical sur les capacités de notre système éducatif à remonter la pente pourraient être tentés d’aller au-delà de cette proposition. Sans aller jusqu’à dire que le niveau des élèves baisse de manière absolue (car les spécialistes ne s’entendent pas là-dessus), il est incontestable que notre enseignement secondaire coûte plus cher et qu’il est moins performant que celui de nombreux pays de niveau de développement comparable. Notre système éducatif est aussi l’un des plus centralisés - et ceci explique sûrement cela. Les mesures de décentralisation qui ont été prises demeurent en effet dérisoires : confier aux communes, départements et régions respectivement les locaux et les personnels non enseignants des écoles, collèges et lycées ne touche en rien à l’essentiel, c’est-à-dire les programmes et les enseignants. Il n’est d’ailleurs pas certain que les échelons politiques locaux soient les meilleurs candidats pour organiser l’enseignement. On peut très bien concevoir que les parents soient laissés entièrement libres du choix de l’école. En contrepartie de l’obligation scolaire, ils recevraient de l’Etat chaque année un chèque par enfant, valable uniquement pour payer la scolarité de cet enfant. Aux parents ensuite de trouver sur le marché l’école qui correspond le mieux à leurs préférences en matière de programmes, de pédagogie, de discipline, etc. Pour éviter les dérives toujours possibles, on pourrait imaginer que l’administration de l’Education nationale subsiste sous les espèces d’un corps d’inspecteur chargé de vérifier que toutes les écoles garantissent un service minimum en matière de programme. Un autre moyen, moins bureaucratique, de parvenir au même résultat consisterait à maintenir le baccalauréat comme un examen national organisé par l’Etat.
Les avantages d’un tel système sont évidents. Ainsi, dans des domaines controversés comme l’apprentissage de la lecture, au lieu que le ministère impose à toutes les écoles une méthode unique, sans être sûr que ce soit la meilleure, les écoles " libres ", pour se différencier les unes des autres, proposeront des méthodes différentes, et la concurrence fera émerger spontanément la méthode la plus adaptée, au bout de quelques années. On parle beaucoup de l’évaluation dans le monde de l’éducation, mais cela n’empêche pas que les réformes se succèdent sans qu’on ait eu le temps de mesurer les effets de celle qui précède. Avec " l’éducation de marché " (comme on dit l’économie de marché) que nous décrivons, l’évaluation se fait toute seule. Il suffit d’observer quel modèle d’école est plébiscité par les parents pour savoir lequel est le plus efficace. Un autre avantage se situe au niveau du recrutement et de l’encadrement des professeurs. Dans le système actuel, en France, les professeurs sont recrutés à l’issue d’un concours national qui teste leurs capacités intellectuelles (comme si cela suffisait pour faire un bon enseignant), puis le jeune professeur est bombardé dans un établissement sans que le directeur ait son mot à dire. Et ce dernier n’aura pas davantage d’influence sur la carrière des personnels qui sont théoriquement sous son autorité mais qui jouissent, en vertu de leur statut et des usages, d’une très grande indépendance. A l’inverse, dans le système que nous évoquons, le directeur ou le conseil d’établissement recrutent qui ils souhaitent, suivant les critères qui sont les leurs, et ont le pouvoir de licencier - dans le respect évidemment de la réglementation du travail. Or il n’est pas nécessaire d’être un " affreux réactionnaire " pour se rendre compte que la " cogestion " entre l’administration et les syndicats en vigueur dans l’Education nationale française a pour principal résultat de condamner le système à l’immobilisme. Paradoxe : l’administration la plus portée à multiplier les réformes est justement celle dont il se dit, avec de bonnes raisons fondées sur l’expérience, qu’elle est irréformable (en profondeur).
Il doit y avoir une raison, néanmoins, pour que même dans des pays nettement plus libéraux que le nôtre, avec un enseignement réellement privé (contrairement à la France où, rappelons-le, le financement est public pour l’essentiel et les professeurs recrutés à peu près dans les mêmes conditions que dans le secteur public), on conserve un enseignement public. La principale raison est d’ordre social : on reconnaît que de nombreuses familles n’auraient pas les moyens de payer les frais de scolarité exigés par les établissements privés. Il faut noter ici que le système des " chèques-éducation " présenté plus haut éliminerait cet inconvénient, puisque toutes les familles recevraient un chèque d’un montant équivalent à ce que coûtait un élève du même âge dans l’enseignement public (y compris les frais d’administration et les investissements). Sur une telle base, une école privée pourrait fonctionner sans ressource supplémentaire. Certes, les écoles qui sauront attirer des parents désireux de payer plus que le chèque éducation offriront à leurs élèves des prestations plus élevées, mais cela n’est pas un défaut particulier de " l’éducation de marché ". Il est présent dès que coexistent un enseignement privé et un enseignement public.
Malgré ses avantages, le système que nous venons de décrire n’existe nulle part. Il faut essayer de comprendre pourquoi l’idée de donner la liberté aux parents de décider quelle éducation convient le mieux à leurs enfants fait aussi peur. On met généralement en avant le raisonnement suivant : l’éducation est destinée à former des citoyens éclairés, aptes à se gouverner eux-mêmes et à participer aux affaires publiques. Les choix en matière éducative sont donc déterminants, aussi bien pour l’avenir des enfants que pour le bon fonctionnement de la société. Or, tous les parents ne sont pas eux-mêmes des citoyens éclairés. Est-il sage, dans ces conditions, de leur laisser le pouvoir de décision dans le domaine de l’éducation ? Dans les pays aux régimes les plus libéraux, on répond par la négative et on opère une partition de fait dans la population : les riches sont censés être capables de décider quelle école convient à leurs enfants et choisissent parmi les écoles privées ; quant aux pauvres, on considère qu’ils n’ont pas leur mot à dire et leurs enfants sont dirigés vers les écoles publiques. En théorie, une telle dualité n’est pas nécessairement contreproductive sur le plan social. Il n’est pas impensable a priori que l’enseignement public soit tout aussi performant que l’enseignement privé, et l’attitude paternaliste des autorités publiques à l’égard des couches les moins favorisées de la population peut s’avérer bénéfique pour celles-ci. Encore faudrait-il que l’enseignement public dispose de moyens au moins équivalents à ceux dont dispose l’enseignement privé. Or ce n’est pas le cas dans ces pays, l’exemple type étant les Etats-Unis, où l’enseignement public (bien qu’organisé au niveau local) s’avère le plus souvent totalement déficient. Car le paternalisme n’a de sens que s’il est honnête. Il ne suffit pas de proclamer que l’on veut aider les pauvres, leur donner une éducation convenable. Encore faut-il que les moyens suivent.
Peut-on maintenant répondre à la question : faut-il casser l’Education nationale dans notre pays ? Bien que la France ne soit pas un pays libéral comme les Etats-Unis, la logique qui est à l’œuvre en matière éducative est pourtant à peu près la même. Tout au plus y a-t-il une différence de degré. L’importance du secteur public est plus grande chez nous, son recrutement est plus diversifié, mais dans les zones à problème, on retrouve grosso modo les mêmes tares : création d’écoles-ghettos et fuite des enfants des milieux aisés soit vers le secteur privé, soit - au mépris de la carte scolaire - vers des établissements publics plus performants. Comme aux Etats-Unis, la puissance publique s’avère incapable - en dépit des réformes successives - de faire des établissements installés dans les quartiers défavorisés les lieux de l’égalité des chances qu’ils devraient être.
L’Education nationale n’a pas complètement failli, puisqu’il existe en son sein de nombreux établissements où on dispense un enseignement honorable et même parfois plus qu’honorable. Les critiques dont elle est toujours plus la cible indiquent pourtant qu’elle connaît une crise grave. Sans aller jusqu’à adopter " l’éducation de marché ", conduire la décentralisation à son terme, enterrer le mammouth, rapprocher les instances décisionnelles des utilisateurs serait certainement un progrès. A défaut, on pourrait, au moins, d’une part " casser " tous les établissements actuellement en perdition, tous ceux où les équipes éducatives s’épuisent à faire régner un minimum d’ordre et ont renoncé, par la force des choses, à respecter les programmes fixés par le ministère, et d’autre part, réformer la carte scolaire, comme indiqué plus haut.
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