Bergson : la critique du mécanisme et du finalisme dans l’Evolution créatrice
Bergson, mécanisme et finalisme (texte extrait de l'évolution créatrice) - Le blog de Robin Guilloux
L'oeuvre : L'Évolution créatrice est un ouvrage philosophique rédigé par Henri Bergson en 1907. Dans ce livre, Bergson développe l'idée d'une " création permanente de nouveauté " par la nat...
En philosophie, le mécanisme est une conception matérialiste qui perçoit la plupart des phénomènes suivant le modèle des liens de cause à effet. Cette conception rejette l'idée d'un finalisme, selon laquelle les phénomènes ont un but (une fin), objet d'étude de la téléologie.
Le finalisme est une théorie qui estime plausible l'existence d'une cause finale de l'univers, de la nature ou de l'humanité. Elle présuppose un dessein, un but, une signification, immanents ou transcendants, présents dès leur origine. Le finalisme se retrouve souvent dans l'évocation de processus d'évolution biologique, dont le but serait par exemple l'apparition de l'espèce humaine. Cette perspective est aussi dite téléologique.
La question des causes finales à l'œuvre dans la nature touche de près à celle de l'existence de Dieu. Le finalisme s'oppose au mécanisme.
Selon Bergson, le mécanisme et le finalisme sont des "points de vue", c'est-à-dire des opinions qui ne saisissent pas la réalité elle-même, qui lui reste extérieurs.
L'esprit humain a été conduit à interpréter les phénomènes naturels tantôt suivant le modèle de la cause et de l'effet, tantôt sous la forme d'une "cause finale" par le "spectacle du travail de l'homme".
Hannah Arendt a remarqué que la pensée grecque se référait constamment au travail de l'artisan. Par exemple Platon, dans le Timée explique que le monde a été crée par un "démiurge" (démiourgos), à partir de la matière informe, les yeux fixés sur les Idées pures comme un potier façonne un vase avec de la glaise.
Aristote distingue de son côté quatre sortes de causes et prend, lui aussi, l'exemple de l'artisan. Selon Aristote (philosophe grec, - IV ème siècle av. J.-C.), tout objet produit par l'homme (et non par la nature) est déterminé par quatre causes (aïtias) : la cause matérielle : la matière dans laquelle l'objet (par exemple une coupe) est fait (par exemple l'argent), la cause formelle : la forme que l'artisan (en l'occurrence l'orfèvre) va donner à l'argent (celle d'une coupe), la cause finale : ce à quoi la coupe va servir (faire des libations) et la cause efficiente : le travail de l'orfèvre.
La technique est l'ensemble des règles permettant d'ordonner ces causes dans un art donné ; une règle technique nous explique comment travailler telle matière, quelle forme lui donner, comment adapter des moyens à une fin.
Selon Bergson, nous avons tendance à vouloir interpréter les phénomènes naturels sur le modèle des objets techniques et à comparer la Nature à un Artisan en ramenant l'inconnu au connu.
L'entendement explique les phénomènes qui ne sont pas fabriqués comme s'ils l'étaient, le schéma de l'explication étant calqué sur le procédé pratique de la fabrication.
Du fait de leur origine commune : le spectacle du travail humain utilisé comme métaphore explicative des phénomènes naturels, finalisme et mécanisme ne sont opposés qu'en apparence. Elles relèvent toutes deux du schéma de la fabrication car elles sont toutes deux des actes de l'entendement.
L'une et l'autre expliquent les organismes par l'assemblage de parties ; la seule différence qui les sépare, c'est que le mécanisme s'arrête à la représentation de cet assemblage, au lieu que le finalisme, adoptant le schéma de la fabrication, suppose le plan ou l'idée selon lesquels les parties auraient été assemblées.
C'est pourquoi le mécanisme n'échappe pas à l'anthropomorphisme : un assemblage aveugle, sans idées et sans plan, reste un assemblage.
Note : L'anthropomorphisme est l'attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d'autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des phénomènes, voire des idées. Le terme a été crédité au milieu des années 1700. Des exemples incluent notamment les animaux et les plantes, ainsi que des forces de la nature comme le vent, la pluie ou le Soleil sont décrits comme des phénomènes à motivations humaines, ou comme possédant la capacité de comprendre et réfléchir. Le terme dérive du grec ancien ἄνθρωπος / ánthrôpos (« être humain »), et μορφή / morphế (« forme »).
Bergson se demande dans quel sens il faut dépasser ces deux points de vue.
Le mécaniste est frappé par l'extrême complication d'un organe (par exemple l’œil), le finaliste par la simplicité extrême de sa fonction (voir).
Selon Bergson, la simplicité appartient à l'objet : la vue, alors que la complexité appartient à des éléments d'ordre différent : la composition de l'objet. C'est pourquoi l'étude de la complexité d'un organe ne rend pas compte de la simplicité de sa fonction.
Prenons l'exemple de l’œil humain. Celui qui adopte un "point de vue" "mécaniste" sur l’œil va s'attacher à le décrire dans ses moindres détails anatomiques : la cornée, le cristallin, la rétine, l'iris, l'humeur aqueuse, le nerf optique.
Le point de vue "mécaniste" va avoir tendance à comparer l’œil à un objet fabriqué par l'homme, par exemple une caméra ou un appareil photographique.
La pupille, explique par exemple le Dr. Laniger, ophtalmologue, est une structure constituée de l'espace libre au centre de l'iris. ce dernier comprend deux groupes de muscles : l'un composé de fibres radiaires qui élargit la pupille, l'autre, comportant des fibres circulaires , qui la rétrécit. Leur action modifie le diamètre de la pupille et régule la quantité de lumière entrant dans l’œil, tout comme le diaphragme d'un appareil photo détermine le diamètre d'ouverture de l'objectif.
Selon Bergson, les métaphores explicatives du fonctionnement d'un organe comme l’œil : l’œil est comparable à un appareil photo, appartiennent à un ordre différent. L’œil est un organe naturel, alors que l'appareil photo est un objet artificiel, fabriqué par l'homme. Ils sont "incommensurables", ils ne sont pas de même nature.
Pour illustrer sa thèse, Bergson a recours à l'exemple de l'art : "Un artiste de génie a peint une figure sur une toile..."
Bergson imagine que quelqu'un cherche à imiter ce tableau avec des carreaux de mosaïque multicolores. Il va lui falloir utiliser des carreaux très petits, très nombreux et très variés de ton, un peu comme des "pixels". Mais plus il cherchera à se rapprocher de l'original, plus il va lui falloir multiplier les carreaux, les nuances, etc.
Il n'en aura jamais fini de multiplier les nuances, les carreaux de mosaïque, pour essayer d'imiter l'original, pour s'en rapprocher sans jamais y parvenir totalement.
Ce qui, pour l'artiste (et pour nous) est une chose simple que nous saisissons d'un seul regard (par exemple La montagne sainte Victoire de Cézanne), est devenu une chose très compliquée. Une "intuition indivisible" s'est transformée en composition mécanique infiniment divisible.
Bergson imagine ensuite que notre intelligence soit faite de telle sorte que nous ne puissions pas nous empêcher de voir dans le tableau de l'artiste de génie un effet de mosaïque.
Nous serions alors amenés à percevoir le tableau comme un assemblage d'un très grand nombre de petits carreaux et nous serions alors dans une interprétation "mécaniste" du tableau. Notre intelligence, notre perception du monde coïnciderait avec le point de vue mécaniste. Nous verrions le monde comme une juxtaposition de minuscules éléments simples ("microtatos"), en nombre virtuellement infini.
Si nous nous interrogeons sur l'intention du peintre de génie : comment a-t-il peint la montagne sainte Victoire ? Quelle idée avait-il dans l'esprit quand il a pris ses couleurs et ses pinceaux ?... alors nous penserions en finalistes.
Nous imaginerions la toile de Cézanne à l'image d'une mosaïque, d'une idée préexistante que l'artisan se serait contenté de réaliser concrètement, détail après détail, en disposant les touches de couleur comme des petits morceaux de mosaïque, les uns après les autres, à une place préalablement déterminée sur un plan.
Mais ni notre perception de la réalité, ni la réalité elle-même ne sont "mécanistes". Pour comprendre la production des organismes et des œuvres d'art, il faut cesser de vouloir saisir le monde par l'entendement qui intervient toujours après coup quand les choses sont déjà faites et présentent au regard la complexité de leur composition. Il faut coïncider avec le geste créateur simple. Pour apprécier vraiment un tableau, il ne faut pas se contenter de considérer de l'extérieur le résultat obtenu, mais éprouver de l'intérieur l'intention de l'artiste.
Le travail d'un grand peintre n'est pas un travail de mosaïque, laborieusement composé par un tâcheron sans génie, mais une intention réussie. L'acte de vision n'est pas le résultat de l'arrangement des cellules de l’œil, l’œil n'est pas un assemblage infiniment complexe, mais l'intention de voir se dotant de l'organe de la vision.
En opposant la complexité à l'infini de l'organe et l'extrême simplicité de la fonction, l'intelligence ne parvient pas à comprendre comment une intention ou une fonction aussi simple ont pu se réaliser par un "travail" aussi compliqué.
En admirant les œuvres d'art et les êtres vivants avec les yeux d'un tâcheron, on ne comprend rien au génie et à la nature.
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