Conflit d’intérêts ? Connais pas...
J’ai bien sûr assimilé assez rapidement cette extrême précaution avec laquelle le monde du business international considère comme une faute grave le fait de se retrouver confronté à un intérêt double et de ne pas en faire état auprès de ses interlocuteurs. Elle peut paraître théorique ou hypocrite, elle est, en fait, fondamentale, et protectrice de beaucoup de dérives...
Il m’est d’ailleurs arrivé récemment de tancer assez vertement l’un de mes confrères franco-français qui participait au conseil d’administration d’une société, dont je suis également administrateur, alors que l’ordre du jour était la fusion avec une autre société dont il était également administrateur. Son apparente totale décontraction à plaider en faveur d’un scénario, alors que le conflit d’intérêts était évident, m’avait outré...
De même, si un entrepreneur venait me présenter un business plan dans le "CtoC" et que j’omettais de lui signaler que je suis investisseur et administrateur de www.priceminister.com, je pense que le fait de n’avoir visiblement aucun scrupule à me placer dans une situation potentielle de conflit d’intérêts devrait faire fuir mon interlocuteur. Le fait que ma situation d’investisseur/administrateur soit une information publique et le fait que j’aie adhéré à la charte déontologique du parfait capital-investisseur ne sont pas suffisants pour me dédouaner de ce devoir d’alerte et pour ne pas tenir mes interlocuteurs parfaitement "aware" (comme dirais le Belge karatéka) de mes intérêts.
Dans un post précédent (cf Rémunérations des grands patrons), j’avais également essayé d’égratigner Antoine Z (et le conseil d’administration de Vinci) sur la situation de conflit d’intérêts dans laquelle il s’était mis entre sa position de PDG (défenseur de l’entreprise et de ses actionnaires) et celle de récipiendaire d’une méga-prime de type "success fees"...
Bien que la communauté du business international ait adopté cette habitude préventive de déclaration préalable et ouverte d’un éventuel conflit d’intérêts, cette pratique semble bien moins répandue dans l’hexagone et, surtout, son non-respect ne semble pas avoir véritablement d’écho dans l’opinion ou les médias : elle devrait pourtant être au coeur de notre système démocratique.
Pour commencer dans l’anecdote, la Cour de cassation a rendu récemment (le 22 septembre 2006) un arrêt en faveur d’un salarié licencié : "La Cour de cassation rappelle que le licenciement pour une cause inhérente à la personne du salarié doit être fondé sur des éléments objectifs imputables à ce salarié. Dès lors, n’est pas justifié le licenciement prononcé à l’encontre d’un salarié au motif qu’il n’a pas spontanément avisé sa hiérarchie d’un risque de conflit d’intérêts né de son mariage avec une personne détenant la moitié du capital d’une société affiliée au réseau de son employeur." La cour semble ainsi avaliser le fait que l’on peut taire le risque (et donc agir en sous-main, manquer à son devoir de réserve...) et indique donc qu’il faut passer à l’acte et commettre une faute grave issue de ce conflit d’intérêts non déclaré pour pouvoir être licencié... Un drôle de référentiel dans la relation employeur-employé...
Pour ceux qui auraient lu un peu vite, je ne suis pas en train de dire que le gars aurait dû être licencié car il a épousé l’actionnaire d’un des franchisés de son employeur, mais que le fait de ne pas déclarer ce conflit d’intérêts représente, selon moi, un motif de licenciement. A l’inverse, s’il l’avait déclaré, la charge aurait été du côté de son employeur de mettre en place les mesures évitant que ce conflit d’intérêts puisse avoir des conséquences négatives...
Toujours dans l’anecdote toute récente, Michèle Reiser, membre du CSA, à propos d’un vote concernant la chaîne Gulli (chaîne à audience homéopathique qui diffuse en ce moment un documentaire de Madame Reiser), a claqué la porte de la séance plénière du CSA : la règle veut, en effet, que le sage en question « se déporte » (autrement dit qu’il s’abstienne de prendre part au vote à propos de la chaîne concernée) afin d’éviter tout conflit d’intérêts. Michèle Reiser n’entend pas se soumettre à cette pratique, estimant que sa probité n’est pas en cause.
Cette dame "pas si sage", sans doute parfaitement honnête, trouve offensant, comme une grande partie des Français, qu’on puisse la soupçonner de ne pas être intègre et se refuse elle aussi à cette pratique préventive...
Certains, plus philosophes que moi, attribuent cette attitude bien française à notre éducation cartésienne (dont je n’ai pas été privé, loin s’en faut) et à notre sentiment que la vérité est démontrable... La vérité démontrée par un individu devenant la vérité de tous, il suffit que cet individu identifie sa vérité démontrable... Que de méconnaissance de l’interaction entre les hommes et entre l’homme et lui-même ! Ce manque de vigilance est, je le pense, coupable en réalité, car il laisse à tout homme de pouvoir et/ou d’argent une marge de manoeuvre qui peut devenir vite abusive.
Prenons l’exemple du cumul des mandats électoraux (ou associatifs)...
Il semble y avoir aujourd’hui consensus sur l’idée que ce cumul doit être limité. Il est évident qu’un ministre également maire d’une grande ville aura tendance à favoriser sa ville, qu’un président de conseil régional et maire d’une ville fera de même, qu’un maire également président d’une association subventionnée par la collectivité locale est en situation de conflit d’intérêts... On peut multiplier les exemples.
Assez bizarrement, ce n’est pas tant le conflit d’intérêts qui semble choquer les Français mais le fait que trop de pouvoir/trop d’indemnités financières soient détenus/reçues par un seul homme (jalousie et égalitarisme, quand vous nous tenez...). Personnellement, je crains que le non-cumul entraîne une inflation desdites indemnités (encore un peu plus de déficit ou d’impôt !) mais je souscris à cette mesure dans l’optique de limiter de façon importante les cas de conflits d’intérêts.
Le cas des entreprises publiques (ou dans lesquelles l’État est actionnaire) est lui flagrant, et parfois effrayant. Qui n’a pas entendu parler de ces fonctionnaires du ministère de la Santé chargés d’autoriser la mise sur le marché ou de fixer le prix d’un médicament alors qu’ils étaient également impliqués dans la gestion de Roussel-Uclaf alors détenue à 40% par l’État français ?
De même et plus récemment, la négociation entre EDF et la CNAM TS concernant la prise en charge des retraites des électriciens (cf Retraites du secteur public...) a été conduite par un État actionnaire de EDF à 80% (donc censé privilégier son "asset" et ses co-actionnaires minoritaires) mais également régulateur de notre système d’assurance-maladie (donc censé protéger les intérêts des salariés du secteur privé). En l’occurrence, le conflit d’intérêts n’a pas été déclaré et les salariés du privé trinqueront et paieront les retraites "dorées" de nos électriciens...
Inutile sans doute de rappeler les dégâts que provoquent les 15% détenus dans EADS par l’État français qui doit conjuguer une gestion industrielle rigoureuse d’une entreprise en grande difficulté avec un intérêt politique (favoriser l’emploi en France) ! (cf. Airbus :...le crash ?).
De façon générale, les fonctionnaires représentant l’État au Conseil d’administration de ces sociétés "publiques" et chargés le reste de leur temps de réglementer le secteur d’activité sont en situation permanente de conflit d’intérêts. Les cadres dirigeants de ces mêmes entreprises issus de la fonction publique et ayant un "ticket retour" dans leur corps d’origine connaissent la même situation et semblent fort bien la vivre... Cela n’est pas fait pour favoriser un fonctionnement éthique des affaires, une concurrence saine entre les acteurs privés et publics et une attractivité de notre pays pour des acteurs internationaux !
Je suis personnellement opposé à cet État actionnaire ici ou là et préfère une solution binaire : 100% public dans de rares exceptions ou 100% privé dans l’immense majorité des cas (cf. Les privatisations...).
Enfin et peut-être surtout, la sur-représentation au niveau des portefeuilles ministériels et des sièges de députés de nos amis haut fonctionnaires (45% actuellement, 60% en période socialiste) crée un conflit d’intérêts majeur pour tout ce qui concerne la réforme de l’État. On peut faire confiance à nos députés pour s’auto-amnistier mais sans doute beaucoup moins pour couper dans leurs retraites, revoir le statut de leurs congénères ou baisser les effectifs ou les moyens dans leur administration d’origine...
Il y a ici un cumul qui ne peut pas perdurer, et qui est facile à stopper : interdire à tout fonctionnaire (qui souhaite le rester) d’accéder à toutes fonctions gouvernementales ou électives ! Le destin des hauts fonctionnaires est, après tout, d’être les "employés de la France et des Français", pas d’en constituer la "caste dirigeante omnipotente" !
Sûrement bien plus efficace que le jury populaire de son Altesse Démagolène !
Vous l’avez compris, plus de vigilance, des pratiques préventives et bien évidemment des réformes nettes et simples sont nécessaires pour améliorer notre fonctionnement démocratique. Les "conflits d’intérêts entre amis, tacites et impunis" le rongent depuis bien trop longtemps !
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