Dans l’Essonne, en banlieue parisienne, on va tenter de promouvoir une nouvelle et audacieuse approche pour assurer l’ordre : la délation. Nous allons bientôt entrer dans le signe de la Balance… Nouvelle, c’est vite dit, car d’Adam à Eve et d’Eve au Serpent, on était déjà en pleine délation et, à Venise, on mettait déjà discrètement les médisances « dans la bouche du lion ».
Pas de doute, toutefois que ce ne soit une approche audacieuse. Car alors que l’espion est parfois perçu comme un héros, le délateur, lui, le « stool », la « balance », il a vraiment mauvaise presse… Pourquoi ne denonce-t-on pas fièrement, avec la satisfaction du devoir accompli ? Surtout maintenant que la dénonciation est indispensable ?
Indispensable ? Eh oui… Parce que, contrariant la lecture qu’on a voulu faire de l’évolution du rapport des forces entre l’individu et la société, l’individu ne devient pas sans défense face à la société ; c’est la société qui devient d’autant plus vulnérable qu’elle devient plus complexe. La technique moderne permet désormais à chacun de porter dans une mallette, sinon dans sa poche, le virus ou le gaz qui causera à la société un dommage colossal, voire fatal.
Depuis le 9/11 et l’incident du métro de Tokyo, on peut tenir ce point pour avéré. Cette société ne survivra que si chacun prend sur lui de surveiller son voisin. De lui sauter dessus s’il y a urgence, au moins de le dénoncer s’il est suspect. Une sécurité publique qui n’est plus l’affaire de tous n’apporte plus la sécurité qu’on voudrait.
Un système de sécurité publique ne peut plus fonctionner correctement que si tous les citoyens sont essentiellement d’accord avec la loi et se sentent solidaires des gestes posés pour assurer son application. La première condition de la sécurité publique, c’est un soutien inconditionnel à la loi. L’ordre ne peut donc plus être maintenu que s’il existe un large consensus quant à la légitimité du pouvoir et quant à l’équité fondamentale de la loi.
Ce consensus est le basilaire, le palier “0″ sur lequel on peut construire l’édifice de la sécurité publique. Une société doit inspirer le respect, être perçue comme légitime et ses lois doivent jouir d’un soutien inconditionnel. Or ce soutien n’est possible que si une majorité effective de la population croit que la loi est juste. Le citoyen d’une démocratie doit avoir bonne conscience. Dans la société actuelle, il ne l’a pas. Les assises du basilaire sont lézardées et ce soutien inconditionnel n’existe plus. Pour deux (2) raisons fondamentales.
La première, c’est que notre société est gérée par un système dont les règles sont perçues intuitivement comme iniques, puisqu’elles mènent à des injustices intolérables et croissantes. Dans le contexte de misère qui prévaut presque partout, il n’est plus toujours évident de déterminer qui, du “criminel” ou de la société, a le bon droit de son côté. Doit-on faire trébucher l’enfant qui fuit avec un quignon de pain ou le gendarme qui le poursuit ? Ce dilemme est une réalité quotidienne dans les marchés publics des trois-quarts des villes du monde.
Comment demander au citoyen moyen d’être ABSOLUMENT contre le vol, s’il y a des millions d’individus dans la société pour qui le vol est l’unique accès aux besoins essentiels à leur survie ? Notre société a bien raison d’avoir mauvaise conscience, parce qu’elle ne fait pas ce qu’elle devrait faire pour assurer droits, gîte, couvert, services et espoirs à tout le monde. Parce qu’elle ne le fait pas, on ne peut lui reconnaître le droit moral ABSOLU de sévir contre ceux qui transgressent la loi, puisqu’il en est qui ne le font que pour en pallier les criantes injustices.
Le mot-clef, ici, est “absolument”. Aussi longtemps que les conditions sont telles que la société et ses lois ne sont pas perçues comme absolument justes, le droit moral absolu pour une société de faire respecter ses lois est remis en question et cède la place à une casuistique. Nul ne sachant plus très bien si chapardeurs, fraudeurs d’impôts, travailleurs au noir et contestataires n’ont pas le bon droit de leur côté, chacun s’arroge le droit de décider au cas par cas du soutien qu’il doit accorder à la loi.
Comment intervenir si on ne sait plus qui a tort, de celui qui s’enfuit ou de celui qui le pourchasse ? Que ce dernier, d’ailleurs, porte ou non un uniforme. Quand on entre dans le champ de la casuistique, on ne peut attendre du citoyen le soutien inconditionnel de la loi. Il en prend et il en laisse. La première lézarde dans les assises de la loi, c’est l’iniquité de la société qui transparaît dans la misère qu’elle crée.
Il y a une deuxième lézarde : l’ingérence indue de la loi dans des domaines où elle apparaît si bête qu’on ne peut que penser qu’elle sert des intérêts sordides. La population accueille avec une immense tolérance les écarts à toutes les prohibitions qui voudraient interdire à des adultes des choix qui ne concernent qu’eux. On ne peut respecter une loi qui s’attaque en priorité à la culture du pavot plutôt qu’au viol des enfants.
Pour que renaisse un soutien inconditionnel de la loi, il faudrait que les lois expriment une volonté collective de justice conforme à la morale des citoyens. Il faudrait d’abord que le crime soit toujours perçu comme odieux, mais il faudrait aussi que la loi, se bornant à interdire ce qui porte atteinte aux droits et à la liberté, ne se discrédite plus en consacrant la plus grande partie de ses ressources à imposer des prohibitions futiles.
La population a mauvaise conscience et ne soutient plus la loi. Parce qu’elle ne la soutient plus, la sécurité publique semble devenir la seule responsabilité des professionnels de la police et du droit, ce qui fait peu à peu de ceux-ci des éléments étrangers dans le corps social. Des greffons que ce corps rejette. Cette absence de complicité entre les citoyens ordinaires et ceux qui doivent assurer l’ordre pose obstacle à la délation.
Elle est aussi le premier pas vers la fin de la démocratie. La population doute de la capacité - et de la volonté même - de l’État de faire respecter la justice. Pourquoi ceux dont c’est le rôle de protéger la société, résisteraient-ils à la tentation de la corruption, quand le système qui régit la société semble gérer une opération de rapine institutionnalisée ?
Si ceux dont c’est la mission de maintenir la sécurité publique ne peuvent plus avoir la conviction d’être du côté du bien, pourquoi ne participeraient-ils pas à la curée en utilisant le pouvoir dont ils disposent ? Dans l’imaginaire populaire, les politiciens deviennent corrompus, les gestionnaires vénaux, les policiers pourris et ce n’est plus de la société que vient la protection : la justice est trop lente et trop faible.
Cela conduit à la recherche de solutions de rechanges : port d’armes, gardes privés, villes murées. Les modèles d’imitation changent. Les héros de la télévision sont les justiciers privés : les policiers et militaires qui défient le système et font triompher la justice MALGRÉ les ordres reçus. Cela conduit aussi à une mutation des valeurs, celles-ci s’accommodant d’une nouvelle réalité qui n’est plus tout à fait celle d’un État de droit.
Une part croissante de la population, aujourd’hui, ne fait plus confiance à la police ni aux tribunaux. Il n’existe donc plus de solidarité active contre les éléments criminels dynamiques, gangs et mafias de tout genre, pour qui le désordre est une opportunité. L’État de droit n’est plus soutenu que du bout des lèvres et, sans nous en rendre compte, nous allons ainsi droit vers un dilemme entre fascisme et anarchie.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le refus de la délation. La réaction de la population dans l’Essonne nous montrera où nous en sommes sur le plan de la bonne conscience. Or, soyons lucides. Sans cette bonne conscience, l’insurrection est arrivée. Elle est là, passive... Elle n’attend que le déclencheur pour s’activer.
Pierre JC Allard