Gratuité
Je présume que ceux qui ouvriront cet article sont intéressés par la gratuité, par une réflexion au sujet de la gratuité et qu'ils ont lu Paul Ariès qui a beaucoup écrit sur ce sujet, et même sur ce qui en est dit dans le programme du Front de Gauche. Je ne vais pas faire ici un travail scolaire de valorisation ou critique de ce que j'ai retenu des ces écrits mais plutôt essayer de fouiller ce concept.
Il est évident que ce terme désigne ce qui est offert mais couramment restreint à une offre publicitaire : 1/3 gratuit, voit-on parfois sur une boîte de pâtée pour chien, ou bien, jour gratuit dans les musées et autre patrimoine, une fois par an, ou bien « gratuit » pour les moins de douze ans, dans certains spectacles ou autres festivités. Un appel, donc, pour pousser à la consommation. Cet aspect m'intéresse peu parce qu'il s'agit là de la réduction de tout au système mercantile qui nous pollue, nous pourrit la tête, nous abuse.
Je lui préfère certainement le « donner/recevoir/rendre » mis à jour par Marcel Mauss, comme étant la base de toute société humaine ; sauf la nôtre naturellement, ce qui prouverait que la nôtre n'est que très peu humaine.
Savoir donner humblement, savoir recevoir simplement et pouvoir rendre est, bien entendu, d'une autre teneur.
Dans les bonnes intentions lues ici ou là, il est question – et je donne cet exemple parce qu'il en est un- de faire de l'eau, ce bien commun, symboliquement, essentiel, un bien gratuit pour tous dans la mesure où il satisfait des besoins vitaux, d'hydratation, de désaltération et d'hygiène minimum à la survie et à la dignité de chacun d'entre nous. Tout ce qui se trouverait au-delà de cet usage, serait considéré comme un luxe, payé à sa juste valeur, coût surévalué pour payer le gratuit et investir dans les infrastructures nécessaires à sa distribution, son traitement et son recyclage.
Cette idée, précisément, me chagrine au plus haut point.
Que l'eau soit payée à son prix coûtant, pour satisfaire les besoins évidents, gérée par les services publics, embauchant et payant d'innommables fonctionnaires(!), puis facturée très cher à partir d'une consommation évidemment abusive, me semblerait une bonne chose ; à moins d'être adepte d'un rationnement de sinistre mémoire. Dans ce contexte, la gratuité ressemble fort à de la charité, de l'assistanat ; n'y a-t-il pas un juste milieu entre l'arnaque de Veolia et consort et le coût évident d'un entretien et de tous les investissements nécessaires à l'épuration de l'eau potable, et celle-ci n'est-elle pas polluée par les intrants en agriculture, principalement ? Et où est donc passé le concept de « pollueur / payeur » ? Parts à déterminer entre le fabricant, l'importateur, les « autorisateurs » et les utilisateurs. Donc, rendre gratuits les premiers mètres cube est une véritable arnaque qui perpétue le système et fait payer le contribuable.
La gratuité ne doit pas rentrer dans le domaine marchand.
C'est la réduire, la dépouiller, l'intégrer au capitalisme, la dévoyer, la « récupérer ».
La gratuité est subversive ; elle est aussi subversive que la désobéissance car elle est une désobéissance. Ou plutôt, elle est devenue une désobéissance, car la gratuité est inhérente à l'homme, à son désir et son besoin d'harmonie dans le groupe, à son besoin de groupe et d'appartenance : détruire la gratuité est détruire en l'homme son humanité. Et il est bien question de cela de nos jours : faire de nous tous des rivaux sur le mode marchand, faire de nous tous des ennemis réciproques sur le seul thème de l'argent, nous désunir, nous opposer avec comme seule dissension : l'argent !
C'est réussi, c'est quasi réussi : on ne voit que les jaloux de prétendus privilèges détenus par des travailleurs comme eux ; on ne parle qu'argent, fraudes, corruption, arnaques... ce que ça coûte est le critère premier et souvent unique de la validation d'un projet et si ce projet est inepte, le seul argument que l'on croit valable ou audible pour le contrer, c'est, combien il coûte ! Bien que pendant ce temps des milliers et des milliers de gens acceptent un boulot sous-payé qui ne leur donnera pas de quoi survivre !
Pitié ! De l'air !
Plus aucune idée, plus aucune création, plus aucun projet n'échappe, d'abord, au fric ! Qu'est-ce qu'il peut nous rapporter ? Combien peut-on en tirer ? On présume, on suppute, on soupèse, on estime, on imagine, on espère, on rêve : fric !
Ainsi, donner, écouter, tendre la main (non pas pour mendier mais pour tirer quelqu'un de la merde), donner un coup de main, attendre, ne rien faire, se mettre en quatre, devancer les désirs... ne se font, et encore, que pour l'être aimé, les siens !!
Le sens des affaires est promu au premier rang du hit parade des qualités nécessaires à la réalisation de soi ; alors tout est permis et je vous garantis que la gratuité n'est guère intrinsèque à ce sens !
Au contraire, la gratuité, ou le don qui pourtant prend des allures religieuses qui ne sont pas du goût de tout le monde, est une parente proche de la disponibilité ; la disponibilité est le don de son attention et de son temps ; disons de ce que l'on a de plus précieux, avec son énergie.
Seulement, la gratuité exige un roulement : elle existe dans toutes les associations et toutes les associations finissent pas se casser la figure- à moins de devenir assez grosses pour embaucher- parce que ce sont toujours les mêmes qui font le boulot ; la gratuité devient ainsi pour certains leur unique loisir ; le militantisme aussi est gratuit, pire, il coûte ; c'est une passion, une évidence pour les militants de se donner à leur idéal. Ainsi, cette base de fonctionnement humain, est-elle logée dans une bulle de temps libre, associée la plupart du temps aux loisirs ; aussi aux bonnes œuvres des dames de charité !
Mais c'est insidieusement que la gratuité se pervertit et se réduit. D'abord par son organisation étatique, plus ou moins confondue avec les services publics, celle-ci devient un dû et n'est jamais dissociée de son coût ! La gratuité n'est plus gratuite à ce niveau !
Mais plus encore, au niveau individuel : chacun ayant à se démener davantage pour joindre les deux bouts, le temps, l'énergie, puis la motivation, font défaut ; si d'aventure une organisation spontanée voit le jour ( emmener ou aller chercher les enfants à l'école, organiser une fête au village ou au quartier, etc,) il n'est jamais loin le référent au coût horaire, au partage équitable, aux dédommagements en nature ; chacun par devers soi n'oublie pas le décompte de ses heures et se sent prompt à la comparaison. Tous ceux qui ont oeuvré dans quelle association que ce soit, le savent bien. Ainsi, pour éviter les pires chamailleries, on glisse doucement vers une rémunération ou un échange qui a pour référent : l'argent !
Le coût, le prix, la valeur, nous imprègnent jusqu'au tréfonds de nous-mêmes et oblitèrent et gâchent le plaisir du résultat, la reconnaissance tacite, l'évidence d'une action ou d'un service qui, il n'y a pas si longtemps, coulaient de source ; il n'est pas si vieux le temps où les Mutuelles étaient dirigées par des Présidents bénévoles qui vivaient là, dans leur domaine d'activités, l'actualisation de leurs idéaux socialistes. Les Mutuelles sont devenues des assurances multinationales où l'argent, pire, la spéculation, est reine et où la gratuité totalement obsolète et oubliée n'a, évidemment, pas de place. Dorénavant, les Présidents subsistent dans toutes les fédérations ( sportives par exemple) mais c'est un titre honorifique qui offre le pouvoir comme appât ! Aucun travail autre que des réunions, des repas, des rassemblements dans lesquels le Président irradie de ses optiques, tâche honorifique qui sert sa carrière politique par ailleurs !
La gratuité n'a quasi aucun lieu où se vivre sans faire le jeu de quelques récupérateurs ou bien sans être taxée de collaboration au système tant la gauche a chanté que le moindre geste fait, méritait salaire ! Nous sommes dans le pâté le plus totalement obscur avec cette histoire, politiquement parlant ; comme tout est devenu argent, tout acte gratuit qui sort de la sphère familiale, et encore, faut-il qu'elle sorte de la sphère professionnelle aussi, est suspect, suspecté de connivence avec le capital par les uns, taxée de travail au noir par les autres ! Il faut faire attention à ce qu'on dit et à ce qu'on fait pour n'être pas récupéré : l'élan spontané et naturel de la gratuité est impossible sans créer des remous nauséabonds de toutes parts.
Nous voici donc rendus au bout du bout : depuis toujours, donc pendant longtemps, donner était considéré comme un acte bon, voire vertueux, auquel on devait reconnaissance ( donner/recevoir/rendre) bien que la société ne fût pas basée sur ce triple échange comme le sont encore quelques rescapées de la colonisation.
Un service rendu avec le sourire, comme une évidence, un temps donné sans compter, une rescousse apportée sans tergiversation, est encore aujourd'hui la preuve qu'il reste de l'humanité dans l'humain. Et même si on ne sait pas ce qui se dit ou ce qui se pense après un « merci » ( je suis à votre merci, je vous suis redevable, j'ai une dette donc je m'engage dans le triangle de relations fondatrices de la civilité), ce merci est un sourire. Il est tout à fait magique ce moment en suspens, cet éphémère, cette humanité pour rien, pour un instant posé comme une évidence en mouvement spontané, sans être contrarié par un regard sur la montre, une impatience manifeste, un agacement.
En ce qui concerne l'entretien de notre environnement, hors la conscience qui nous interdit de jeter ça et là nos bouteilles, nos papiers... dans les bas côtés, peut nous amener aussi à les collecter dans des sacs quand on tombe dessus au cours d'une promenade ; cependant, depuis que « la gauche » a rendu effective la notion d'emplois de services, le sentiment que tout est permis et que tout nous est dû, est passé facilement dans le psychisme de chacun : quelqu'un est payé pour ça !!
Dans mon village, honteuse de voir des poubelles éventrées par quelque chien errant ou échappé, je remettais en sac les immondices et les joignais aux miens le jour de ramassage ; nous sommes deux à faire ça au village et ce n'est pas une servilité maladive ni un symptôme de classe puisque l'autre personne est un copain, fonctionnaire européen ! La responsabilité qui nous fait agir ne veut aucune reconnaissance ; et heureusement, car ceci est très mal compris, suspect, voire dégradant pour les uns et les autres qui se disent que derrière un papier gras qui traîne il y a une main qui n'est pas la leur et que c'est à l'anonyme instance politique d'y remédier ! Dans les Cévennes, c'était un ami facteur qui nettoyait les fossés, persuadé qu'un sac qui traîne attire des dizaines d'autres ! C'est la même veine qui circule chez les vrais écologistes, les défenseurs des animaux : chez tous ceux qui savent s'oublier un peu pour une cause plus grande, même si c'est aussi insignifiant que de faire l'éboueur ! Tous ceux qui se savent responsables du bien public.
Le terreau de la gratuité, c'est l'espace public, le bien commun, or il est notable que les citoyens actuels ne pensent pas y être pour grand chose.
Quant au contenu de psychés particulières, il est clair que l'ambiance les modèle et il devient bien rare de rencontrer des dévoués. Ceux-ci sont tour à tour exploités, utilisés, on en abuse et, par devers soi, on nourrit un léger mépris. Les dévoués sont pris pour des serviles qui n'ont rien d'autre à faire que servir ; j'entends si souvent dire : « cela lui fait tellement plaisir de me rendre service qu'il faut presque que je trouve des services à lui demander. »
Les bourgeois, les nantis, surtout s'ils sont tout juste éclos du peuple, se sentent d'une essence supérieure mais sont incapables de discerner la « classe » chez celui qui s'arrange pour rendre service en affirmant que c'est un plaisir !
Les dés sont pipés et je suis pessimiste ; au mieux la gratuité d'un geste est pris pour de la générosité. Mais cela n'a rien à voir ; il n'est pas généreux celui qui se rend disponible, il a juste œuvre honorable à faire en mettant sa goutte d'huile dans les rouages, il a juste une idée du partage, il a juste besoin de bonheur qui coule fluide autour de lui, il veut juste en être, participer au monde, y accepter une place humble, là, tandis qu'ailleurs il pourra s'illustrer pour son talent, son savoir-faire, son érudition. Il n'a pas acquis la vérité induite de la valeur marchande de ce qu'il est ; il se place hors concours, hors compétition, hors même comparaison. Et quel qu'il soit et quel que soit sa conscience politique, celui-là est, vous l'aurez compris, un anarchiste !
À l'heure où la moindre absence de talent alliée à une haute opinion de soi mérite de riches émoluments, on se doute que son temps, sa disponibilité, ne se donnent pas ! Et tout le monde le comprend bien ; sauf que ce qui est induit dans nos modes de vie et de partages en est tout chamboulé : la gratuité est l'ennemi du capitalisme sauf à être assimilée à des emplois précaires payés par les services publics : ce glissement sémantique n'est pas sans importance, la solidarité, la gratuité ont un coût que certains ne tolèrent pas et c'est antinomique, pour le moins !
Il fut un temps où l'oreille qui écoutait vos confessions était gratuite, c'était le curé ! Je n'ai jamais profité de cette oreille là et je ne la regrette pas mais aujourd'hui où tous sont si importants et occupés, celui qui veut se soulager du trop plein de sa charge émotionnelle doit payer ! Celui qui veut danser doit payer ; celui qui veut chanter doit payer ( sauf ça et là des chorales villageoises ou le chef de choeur est encore bénévole ou peu rémunéré). Dans cette société de solitudes, le moindre contact humain devient payant ! Et organisé.
L'argent fut le médium des échanges commerciaux ; il s'invite aujourd'hui dans toutes les sphères de nos vies, dans le moindre de ses recoins.
Qu'y pouvons-nous ? Tout, si cela nous tracasse ou nous gêne, nous frustre ou nous attriste !
Vous vous rendez compte qu'aujourd'hui, une femme au village qui accepterait, contre défraiements, de faire la soupe pour un ou deux vieux du village qui ne peuvent plus se débrouiller seuls, se verrait dans les cinq minutes, sous dénonciation, un peu plus tard sinon, condamnée à une amende pour exercice illégal de la restauration, sans compter les amendes dues au fait du manque de respect des normes européennes dans sa cuisine ; aucune femme ne prendra ce risque ! Alors nos vieux mangent de la soupe industrielle qui fait trente kilomètres pour lui être servie vers dix heures trente du matin, au frais du contribuable, ou en partie !
Maintenant, la gratuité c'est ça : sortez vos porte-feuilles, payez vos impôts, et ré-endormez-vous devant la télé, vous vous êtes acquittés du « rendre » de M Mauss !!!!!!
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