L’élève agresseur sexuel à l’école primaire
Lorsqu’après son passage en justice, il a fallu accueillir dans une école primaire (maternelle et élémentaire) un élève agresseur sexuel en recherche incessante de contacts physiques et qu’on pensait capable de viol, l’approche par l’éducation démocratique s’est révélée une réponse extraordinairement efficace. On peut penser que cette méthode est susceptible d’aider les enseignants à réagir en professionnels en toutes circonstances, y compris dans les situations les plus extrêmes.

I. Introduction
De même que la plus importante fonctionnalité d’une voiture c’est d’avoir des freins en état de marche, la première qualité d’un professionnel, c’est de savoir reconnaître qu’une situation dépasse ses compétences.
C’est ce que fait l’enseignant en difficulté qui appelle, souvent en urgence, le psychologue scolaire à la rescousse. La tâche de ce dernier est, pour l’essentiel, d’aider les acteurs de la situation (enseignants, parents, élèves) à repérer les leviers et appuis à leur disposition pour s’en saisir et reprendre le contrôle.
Cet article est une tentative pour illustrer les possibilités de ce que je crois être un très puissant levie dont tout ernseignant devrait, à mon sens, disposer mais qui est encore peu connu et, pour ce que j’en sais, quasiment absent des formations initiales et continues. Je veux parler de « l’éducation démocratique » précédemment évoquée ici sous le rapport de la refondation scolaire annoncée.
De manière malheureusement encore originale dans nos sociétés prétendûment démocratiques, cette conception de l’éducation a pour principe premier le respect de la personne de l’élève en tant que sujet, c’est-à-dire, le respect de son libre-arbitre. Comme ceci fait grand’ peur aux éducateurs qui — à l’instar de la hiérarchie publique (administrative et politique) — sont tellement angoissés à l’idée de perdre la moindre parcelle de pouvoir, je m’empresse de préciser que l’approche en question consiste à responsabiliser l’élève en l’amenant à respecter des engagements librement consentis sous peine de sanctions elles aussi préalablement et librement consenties.
C’est la seule pratique véritablement éducative que je connaisse car étant, par construction, dégagée du rapport de force, elle garantit que rien ne se trouve imposé : chacun est simplement renvoyé à ses engagements, donc à soi-même. Le reste n’est à mes yeux que du dressage, en gant de velours ou en gant de fer, mais du dressage quoi qu’il en soit.
L’étude de cas qui suit ne cherche donc pas tant à présenter une solution particulière à une situation particulière qu’à illustrer la valeur universelle de l’approche démocratique c’est-à-dire, son efficacité dans quasiment toutes les situations possibles et imaginables, serait-ce seulement pour aider à reconnaître celles qui ne relèvent pas du champ éducatif.
Il convient d’insister sur le fait qu’il s’agira seulement d’une illustration et certainement pas d’une démonstration car celle-ci nécessiterait une théorie du fait éducatif qui est ici hors de propos.
Avant de commencer, précisons que la situation présentée est celle vécue par les acteurs qui y ont été « embarqués » c’est-à-dire, cela va de soi, sans avoir pu procéder à des vérifications. N’étant ni journaliste, ni procureur, ni policier, le psychologue œuvre à partir de ce que croient et ressentent les personnes qui s’adressent à lui : à leurs représentations, leurs émotions, leurs attentes, leurs actes et donc, leurs paroles.
Quand, dans la confidence du secret partagé, est évoqué le fait que l’élève qu’il s’agit d’accueillir est passé devant le juge suite à une agression sexuelle sur sa nièce de cinq ans, quelle que soit la nature de celle-ci, qu’elle soit connue ou pas, chacun peut envisager le pire et notamment la possibilité d’un viol dans l’enceinte scolaire. Le point de départ de la présente réflexion sera cette « réalité » extrême à laquelle les acteurs de la situation (moi y compris) se pensaient confrontés et dont ils ont vécu l’épreuve.
Par conséquent, l’objectif n’est pas, il faut y insister, de réaliser une étude de cas mais de viser plutôt l’abstraction, c’est-à-dire, le dégagement des tenants et aboutissants d’une situation délicate qui s’est heureusement résolue afin d’en tirer une leçon de portée générale concernant l’accueil d’élèves potentiellement dangereux en milieu scolaire. Il s’agit, en somme, de se donner ce qu’il est convenu d’appeler « un cas d’école. »
II. Les faits
Il y a déjà quelques années, une école primaire — donc tout à la fois maternelle et élémentaire — m’a sollicité concernant un élève que nous appellerons Tony et qui, revenu dans l’établissement après une absence de quelques semaines, semblait dans une recherche quasi permanente de contacts corporels, y compris à forte connotation sexuelle comme lorsqu’à la bibliothèque (BCD) il a collé son bassin contre celui d’une fillette penchée en avant qu’il tenait avec les mains posées sur ses fesses.
La chose ne laissait pas d’inquiéter les enseignantes car ce comportement apparaissait systématique, généralisé et il n’était pas complètement nouveau. En effet... :
- Tony avait déjà eu, l’an passé, des comportements transgressifs (vols et tentatives d’attouchements) qui lui avaient amené réprimandes et convocation de sa mère à un entretien au cours duquel un suivi éducatif extérieur avait été conseillé.
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Dans toutes les activités qui autorisaient un placement libre, notamment le sport ou la récréation, Tony cherchait à maximiser les contacts corporels, pouvant ainsi...
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se coller de tout son long contre un élève pour :
- lui extorquer son goûter
- ou pour jouer, par exemple à « guider un aveugle », bassin contre bassin
- avoir la main baladeuse dès que l’occasion se présente
- faire des « bisous » dans le cou des filles ou des garçons
- susciter des petits attroupements d’élèves constamment collés les uns aux autres et qui s’échangent caresses et « bisous »...
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se coller de tout son long contre un élève pour :
- Tony cherchait sans cesse à échapper à la surveillance des adultes, profitant de la moindre faille, ce qui, bien sûr, stressait considérablement ces derniers, les obligeant à une épuisante vigilance de tous les instants.
- Ainsi, par exemple, Tony demandait régulièrement à aller aux toilettes, quand d’autres élèves y allaient et notamment les filles des autres classes qu’il pouvait apercevoir par les fenêtres.
L’enseignante faisait ce qu’elle pouvait pour contenir ce comportement débridé mais il lui était difficile de le faire sans stigmatiser l’élève au regard de ses camarades, ce que, de manière louable, elle s’interdisait.
Par ailleurs, Tony ne posait pas de problème particulier dans sa relation à l’adulte et notamment par rapport à l’activité scolaire. Il semblait très bien comprendre les attentes de son enseignante et savait s’y conformer. Mais précisément cette capacité ne faisait que renforcer l’impression dominante dans le regard de cette dernière : celle d’un élève qui rusait constamment et à qui on ne pouvait pas faire confiance.
Sa vive inquiétude venait du fait que les comportements manifestés par Tony étaient perçus dans le contexte d’une information communiquée d’abord d’une manière officieuse par la famille d’accueil : Tony avait été absent les dernières semaines en raison d’un placement en urgence en établissement puis en famille d’accueil suite à l’agression sexuelle [1] de sa nièce de cinq ans.
L’angoisse de son enseignante était d’autant plus vive qu’elle avait sa propre fille dans l’établissement, en maternelle. Elle imaginait parfaitement les conséquences d’un « passage à l’acte » de Tony auquel, grosso modo, tous les élèves étaient exposés dès lors que ce dernier, qui approchait des douze ans était non seulement le plus âgé de l’école mais disposait aussi d’une grande force physique. La directrice était tout aussi consciente des risques comme de ses responsabilités. De sorte que j’ai pu d’emblée coopérer avec deux professionnelles complètement mobilisées et disposées à entendre mes propositions.
III. Principes
Comme Polya l’a formulé dans le contexte mathématique, toute résolution de problème débute par une tentative pour assimiler la situation présente à une situation passée déjà résolue. Il s’agit toujours de dégager les points communs, les invariants, en particulier, ceux sur lesquels on sait pouvoir s’appuyer pour aller vers la solution.
Sous ce rapport, l’intérêt des universaux est très clair : en tant qu’ils sont constamment présents, on est assuré de pouvoir s’appuyer sur eux, même dans les situations qui sortent tellement de l’ordinaire qu’on serait tenté de les croire radicalement différentes de celles que l’on a connues jusqu’à présent.
Bien que, fort heureusement peu commun, le cas de Tony me semblait néanmoins relever d’une situation éducative et donc appeler la mise en place d’une intervention éducative tout ce qu’il y a de plus classique — quoiqu’adaptée autant que nécessaire.
J’ai ainsi proposé, comme je le fais toujours, de travailler à la définition d’un cadre éducatif aussi précis et donc aussi contenant que possible. C’est une approche dont le principe n’est pas nouveau. Elle pourrait passer pour comportementaliste mais dès lors qu’elle s’adresse à l’élève en tant que sujet, elle est à rattacher aux approches dites de la « socialisation démocratique ». [2]
J’y suis, pour ma part, venu progressivement, en tâtonnant après que sa surprenante efficacité me soit apparue d’emblée, il y a déjà une bonne douzaine d’année, avec un élève qui avait un comportement évoquant celui d’un psychopathe, totalement indifférent à la souffrance de ceux qui subissaient sa violence comme à l’exigence de vérité de la parole.
Imitant un père violent, il frappait sa mère et, à l’école, faisait seulement... ce qu’il voulait ! Même en complète transgression des règles il soutenait être dans son droit de sorte que si vous le preniez la main dans le sac d’un camarade, tenant un goûter qui n’était pas le sien, il vous soutenait que ce n’était pas de sa faute car c’est le sac et son contenu qui lui étaient tombés dans la main. A cinq ans à peine, il échappait complètement à l’enseignante et la mère n’en pouvait plus, de son enfant comme de l’école qui s’en plaignait sans cesse, jour après jour.
La solution adoptée, simplissime, a consisté à rechercher la coopération de la mère au travers de ce que j’appelle une grille d’objectifs. Il s’agit d’une sorte de contrat famille-école-élève qui explicite clairement les comportements que ce dernier reconnaît comme pouvant légitimement être attendus de lui. Une évaluation est transmise quotidiennement à la famille qui a pour mission de sanctionner positivement chacun des objectifs atteints.
Cet outil a eu un remarquable impact et a très rapidement rassuré et satisfait l’enseignante. Elle s’est retrouvée en contrôle de la situation avec un élève présentant un comportement sinon conforme du moins compatible avec la maternelle. La mère — à qui l’école, au travers de ce contrat, disait à nouveau sa confiance — s’est replacée en position éducative plutôt que de rester dans la fusion avec son « petit monstre » et elle a ainsi eu le bonheur d’avoir à le récompenser pour chacune de ses réussites, ce qui n’était, grosso modo, jamais arrivé auparavant. Car le principe sous-jacent à la grille d’objectifs, c’est d’aller chercher la moindre réussite de l’enfant pour y porter attention et la récompenser d’une manière convenue à l’avance. Si la réussite n’est pas au rendez-vous, la récompense ne l’est pas non plus et cela suffit, l’absence de la possible récompense étant en soi une « punition. » La seule exception que je recommande de faire à ce principe concerne les comportements agressifs, verbalement ou physiquement. Pour ces derniers, je suggère de convenir (toujours à l’avance) avec l’enfant d’un système de privation distinct, c’est-à-dire, d’une punition bien identifiée qui ne prive pas des récompenses obtenues par ailleurs.
Il s’agit bien d’un procédé de socialisation démocratique car :
- A l’opposé de ce que dit l’étymologie [3] l’enfant y a la parole, il a le choix, il décide : il est sujet. Il continue à « faire ce qu’il veut » mais il ne veut plus (en conscience) de ce qu’il a reconnu comme illégitime.
- A l’opposé du grand-n’importe-quoi-societal actuel qui place l’enfant dans la « toute puissance » du caprice permanent, l’enfant prend ici une décision qui l’engage au sens où elle l’oriente, le structure de sorte que le rappeler à cet engagement sera le rappeler à lui-même.
- Il n’est rien de plus éducatif que de renvoyer l’enfant à sa volonté propre plutôt que de lui en imposer une qui lui serait étrangère. Il n’y a ici aucune violence, seulement une aide à l’acquisition d’une « fermeté » ou d’une consistance de la volonté, donc de la personne.
- Dès lors qu’il inclue les sanctions correspondantes, l’accord vaut ici règle, il fait loi. Nous sommes ainsi au plus près de l’idéal démocratique dont la Grèce nous a donné le prototype puisque c’est une convention entre les acteurs effectifs de la situation (et non des « représentants ») qui détermine la conduite à tenir.
C’est ce principe d’explicitation complète du cadre éducatif que j’ai proposé de mettre en œuvre concernant Tony.
IV. Plan d’action
La première chose qu’il s’agissait d’obtenir était un accord sur les limites du cadre d’accueil : à quel moment pourrait-on considérer que Tony est sorti du cadre scolaire et qu’il nécessite un accueil spécialisé ?
Ne pas se donner une telle limite aurait été, de fait, se l’interdire et placer tacitement — donc de la pire manière — les équipes enseignantes dans une obligation de réussir inacceptable dès lors que les moyens éducatifs mobilisables pourraient ne pas satisfaire aux besoins de l’élève concerné.
Peu encline à envisager une telle limite, l’administration doit, pour cette raison même, être mise au plus tôt face à ses responsabilités car il s’agit d’éviter que les enseignants se retrouvent aux abois, dans la position la plus défavorable qui soit, celle qui est source de tous les débordements. Disposer d’une limite prédéfinie permet surtout, le moment venu, d’agir sans délai, sans indécision puisque l’élève aura, en quelque sorte, apporté lui-même ce qui aura été convenu comme étant la preuve qu’il n’a plus sa place dans l’école.
Amener préalablement l’inspection et les services sociaux à cette perspective n’a, cependant, rien d’évident. La déscolarisation est très encadrée par la loi et a priori, elle n’est pas envisageable. Mais avec des acteurs de bonne volonté, responsables et donc, tout bonnement rationnels, elle est... possible !
Le plus simple est de demander aux responsables de fixer eux-mêmes la limite de ce qui est tolérable et de ce qui ne l’est plus en décidant, par exemple, du nombre de tentatives d’attouchements qui seront nécessaires et suffisantes pour attester de la « dangerosité » de l’élève pour ses camarades et donc de son « incompatibilité » avec le cadre scolaire mis en place.
Il est très clair que les décideurs, parce qu’ils se savent responsables, ne peuvent en conscience soutenir la nécessité que l’irréparable soit commis AVANT que l’on envisage de déscolariser l’enfant. Un critère raisonnable et protecteur des autres élèves peut donc aisément faire consensus.
De fait, concernant Tony, nous nous accorderons d’emblée sur l’idée qu’à la troisième sanction maximale (les précédentes étant une déscolarisation partielle d’un jour puis de deux), la déscolarisation définitive de Tony pourra être prononcée.
Cela pourrait sembler complètement arbitraire mais cette décision avait du sens et a pu être acceptée sans arrière-pensée car elle s’appuyait sur la certitude que tout aurait été préalablement fait pour aider Tony à reprendre le contrôle de lui-même.
Nous savions, en effet, comment motiver Tony pour un tel effort. Ce dernier avait très mal vécu le fait d’avoir été écarté de l’école pour être placé en établissement spécialisé le temps de passer en justice et de trouver une famille d’accueil. Il avait exprimé un vif désir de rester à l’école et, dès lors, il devenait possible de s’appuyer sur cette motivation en l’étayant au maximum grâce à des repères clairs qui l’informeraient sur sa situation vis-à-vis des attentes scolaires et donc vis-à-vis des limites.
J’ai ainsi proposé à l’enseignante et à la directrice l’ébauche d’une catégorisation des comportements acceptables et inacceptables en fonction des circonstances. Nous l’avons finalisée en discutant des moindres détails jusqu’à ce qu’il devienne possible de savoir et de dire de manière très précise :
- ce qui était attendu de Tony dans tout l’espace scolaire ET
- quelles sanctions seraient appliquées si ce dernier venait à ne pas respecter ces attentes.
D’une manière qui pourrait sembler obsessionnelle mais répondait à la nécessité de donner aux adultes une grille de lecture précise et complète du comportement de Tony afin de savoir exactement quoi faire en toute situation nous avons défini des zones corporelles plus ou moins sensibles ainsi que les différents contextes dont il importait de tenir compte pour juger adéquatement des faits.
Par exemple, en sports collectifs la plupart des contacts corporels sont acceptables dès lors qu’ils découlent des nécessités du jeu et non d’une intention délibérée.
Nous avons ainsi distingué la tête, les membres, le torse, le bassin et le sexe en prenant en compte deux dimensions pour le contact : la durée et l’intentionnalité (apparente) du geste. Cela nous a permis de définir une échelle de gravité du contact corporel allant de 1 à 6.
Nous lui avons fait correspondre une échelle de sanctions relativement légères étant donné qu’elles n’avaient, je le rappelle, d’autre objectif que d’aider Tony à prendre conscience de sa position vis-à-vis de la limite du cadre. C’est le franchissement de cette dernière qui était heureusement aversif pour lui en raison de la déscolarisation qui en aurait découlé.
Nous avons obtenu la gradation suivante... :
- Rappel à la règle
- Placé au coin sur une chaise durant 3 puis 10 minutes
- Ecriture de 20 lignes puis 50 lignes (d’un objectif comportemental le concernant)
- Placé dans une autre classe
- Exclu immédiatement de l’école pour le reste de la journée (la famille d’accueil vient le chercher)
- Exclu une journée
- Exclu deux jours
- Exclu définitivement
Afin de s’assurer de la continuité et de la cohérence de la surveillance de Tony, une fiche de suivi a été conçue pour servir de relais et de support d’information entre les adultes successivement en charge durant le temps scolaire.
Une réunion d’équipe éducative nous a ensuite permis d’obtenir l’accord de toutes les parties prenantes à ce cadre. Outre celui de l’Inspecteur et des services sociaux concernant les déscolarisations partielles et définitive, il fallait que la famille d’accueil consente à venir chercher Tony à la demande de l’école dès que nécessaire et, surtout, il fallait qu’elle accepte de le garder au domicile en cas de déscolarisation partielle.
Une fois le cadre validé, sans aucune difficulté, l’enseignante et la directrice l’ont ensuite présenté à Tony, qui n’était pas présent durant la phase préparatoire. Bien que cela puisse sembler contradictoire avec une approche démocratique, il ne m’a pas semblé nécessaire ou utile qu’il le soit. Vu les enjeux de la situation, il est probable qu’en sa présence les adultes n’auraient pas eu la liberté de penser et de parler qui est tellement nécessaire lorsqu’il s’agit d’inventer une solution.
L’important me semble être que le cadre ait été mis en œuvre après avoir été présenté à l’élève et après que ce dernier y ait apporté son consentement.
V. Résultats
Une fois tout ceci mis en place, je n’ai plus entendu parler de Tony.
Ce silence me laissait plutôt perplexe car l’adage « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » n’est pas toujours de mise en psychologie scolaire. Comme toutefois j’étais sûr d’avoir affaire à des personnes sérieuses, motivées et compétentes, je ne me suis pas inquiété et je n’ai relancé mes collègues qu’après une longue période.
Je dois avouer que lorsque la directrice m’a annoncé que tout allait parfaitement bien, j’ai été assez surpris et même un peu sceptique tant il est commun que des enseignants s’efforcent d’estomper un problème sans qu’il soit vraiment résolu.
Je me souviens être revenu à la charge une ou deux fois car je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais avoir de réponse à la question de savoir comment Tony réagissait aux différentes sanctions prévues. Je n’arrivais à entendre qu’il n’y avait pas eu lieu de le sanctionner.
Lorsque je l’ai enfin compris, j’ai demandé à ce que l’on se réunisse afin de réaliser un bilan de l’épisode et comprendre ce qui s’était passé exactement. Comme Saint Thomas, je voulais (sa)voir pour croire.
Il est clair qu’il y avait là comme un petit miracle. Les psychologues en font régulièrement mais, celui-là, je dois dire, je ne l’ai pas vu venir.
Il se résume de manière très simple : après l’entretien au cours duquel l’enseignante et la directrice ont présenté à Tony le cadre d’accueil envisagé, celui-ci n’a plus manifesté le moindre comportement transgressif. Il n’y a plus eu à le reprendre ou le sanctionner. Le problème avait complètement disparu.
Des esprits chagrins pourraient penser qu’il n’avait jamais vraiment existé et que la vive inquiétude qui avait suivi le retour de Tony à l’école était sans objet. [4]
Ce serait oublier que Tony est bel et bien passé devant le juge pour des actes avérés et que jusqu’à la mise en place du cadre il a présenté de manière persistante malgré les remontrances des adultes un comportement prédateur « « pédophile » » des plus alarmants. La disparition de ce dernier n’a pas été celle d’un mirage. Dès lors, nous devons tenter de l’expliquer.
VI. Analyse
Loin de chercher à assigner une cause unique à ce phénomène que constitue la réussite inattendue et même inespérée de l’intervention éducative réalisée au sujet de Tony, nous allons dans ce qui suit tenter de dégager puis de cerner au mieux le rôle de chacun des facteurs probables.
Il me paraît assez clair qu’une condition nécessaire et probablement le principal levier de cette réussite a été le (1) cadre éducatif « millimétré » qui a été proposé à Tony.
Pour disposer d’un tel outil il a fallu (2) l’accord des différents partenaires et notamment des institutions concernées (Inspection de l’Education Nationale et services sociaux. Tony ne bénéficiant d’aucun soin particulier, le secteur santé était seulement représenté par le médecin scolaire).
Il était nécessaire, bien sûr, d’obtenir (3) l’accord de Tony sur un cadre pas forcément confortable étant donné que nous avons dû jouer sur (4) sa motivation pour venir à l’école en l’exposant à une sanction consistant de manière ultime en sa déscolarisation.
La réussite obtenue laisse à penser que cet accord a été plein et entier. On peut supposer qu’il en a été ainsi parce que Tony a très bien perçu (5) l’attention constante et bienveillante dont il allait bénéficier avec ce cadre. Ceci n’étant probablement pas étranger au fait que l’enseignante et la directrice ont, avec (6) beaucoup de gentillesse et en se gardant d’exercer la moindre pression, aidé Tony à comprendre que les propositions étaient faites avant tout dans son intérêt, dans la perspective de l’aider à trouver sa place dans l’école qui l’accueillait.
Revenons de manière systématique sur chacun des facteurs qui viennent d’être énumérés :
1) Le cadre éducatif « millimétré »
Il importe de noter que ce dernier réalise une véritable partition de l’espace des possibles : tous les cas sont envisagés, notamment en fonction des différents contextes, de sorte que l’adulte qui surveille le comportement de Tony sait qu’il n’a plus à craindre que la situation lui échappe puisqu’il a seulement à repérer la catégorie à laquelle appartient le comportement qu’il juge transgressif pour connaître la sanction qui lui correspond.
L’éducateur n’est plus confronté à l’angoissante difficulté consistant à juger sur le champ de la gravité des faits et gestes considérés comme de la sanction à y faire correspondre, c’est avec confiance et sérénité, donc avec davantage d’objectivité, de sûreté et d’équité qu’il peut assurer sa mission éducative.
2) L’accord des différents partenaires
Il constitue la condition sine qua non du cadre adopté car si un seul partenaire fait défaut, la cohérence est perdue et l’élève saura très bien le percevoir et en tirer parti.
Par exemple, si le principe de la déscolarisation n’avait pas été accepté par l’Inspection ou par les services sociaux, l’enseignante et la directrice n’auraient pu l’évoquer comme un fait acquis et Tony aurait compris n’avoir aucune conséquence sérieuse à subir pour ses comportements transgressifs.
Idem si la famille d’accueil avait refusé de garder Tony au domicile en cas de déscolarisation temporaire.
3) L’accord de Tony
Comme la planification s’est réalisé en l’absence de Tony, son accord pourrait apparaître purement formel et donc sans réelle importance. Il me semble que ce serait une erreur de voir les choses ainsi.
L’accord de Tony était essentiel car il garantissait que nous nous tenions bien hors de tout rapport de force et que les efforts qu’il allait accomplir étaient bien les siens.
Malgré les apparences, ce qui a été proposé n’était pas un système de contraintes mais plutôt un système de guidage pour aider Tony à aller dans la direction qui lui était la plus favorable et qu’il reconnaissait comme telle (cf. le point (6))
4) Sa motivation
La motivation sur laquelle nous nous sommes basés était le vif désir de Tony de rester à l’école et d’éviter une déscolarisation, ce dont il avait eu une expérience récente. L’important ici est que cette motivation était suffisamment puissante pour aider « tout naturellement » Tony à garder le cap. Dès lors que le système de sanction adopté apparaissait tout à la fois, logique, proportionné, informatif davantage que punitif, c’est-à-dire, juste, dès lors qu’il était jugé acceptable ET avait été clairement accepté, nous n’étions pas dans un rapport de force.
Avec un consentement obtenu sans pression exercée par l’adulte, dans la plus totale bienveillance et donné par l’intéressé dans son intérêt bien compris, nous placions Tony en position de « sujet » de plein droit au sens d’agent en charge et donc responsable de sa propre conduite, soit ce qu’il y a de mieux pour impliquer et donc amener une personne à mobiliser au mieux ses ressources.
5) L’attention constante et bienveillante dont il allait bénéficier
Ce qui semble spécialement important ici et qu’il ne faut pas manquer, c’est que la trajectoire biographique de Tony était avant tout celle d’un enfant livré à lui-même. Il est donc clair que l’attention constante et bienveillante dont il allait bénéficier au travers du cadre qui lui était proposé était pour lui quelque chose d’assez nouveau qui, très probablement, comblait un vide en lui donnant ce qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors : une place bien précise, désirable et désirée plutôt que celle du laissé pour compte qui, précisément, n’est jamais à sa place.
6) Beaucoup de gentillesse et en se gardant d’exercer la moindre pression
Avec le recul il m’apparaît très clair que l’intervention éducative que j’ai conduite n’aurait pas connu le succès inespéré qui a été le sien si, malgré la tension induite par le risque palpable d’un « passage à l’acte » de Tony, l’enseignante et la directrice n’avaient, de leur propre initiative, tenu une position qui tout en étant extrêmement vigilante, était aussi strictement non stigmatisante, bienveillante et dénuée de toute pression vis-à-vis de Tony.
Par disposition personnelle je ne serai jamais inspecteur, mais si je l’étais, je sais que c’est ce genre de professionnalisme auquel je serais spécialement attentif dans l’évaluation d’un enseignant : la capacité à agir non pas seulement dans l’intérêt mais dans le plus total respect de l’élève ou des élèves plutôt que pour satisfaire des besoins propres qui, quels qu’ils soient (narcissiques, besoin de contrôle, etc.) amènent quasi instantanément à s’inscrire dans un rapport de force très préjudiciable à la mise en place d’une véritable solution.
Donc chapeau bas pour ce qui est encore, malheureusement, un rare professionnalisme.
VII. Conclusion à suivre…
[1] Certainement pas un simple « touche-pipi » donc, possiblement, un viol requalifié...
[2] Voir en particulier les travaux d’Yveline Fumat.
[3] En latin, infans désigne celui qui n’a pas la parole
[4] Un peu comme lorsqu’un enfant autiste voit ses symptômes disparaître (généralement suite à des interventions parentales) les médecins en concluent qu’il n’était pas autiste en dépit des diagnostics précédents.
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