L’exaction culturelle française ou la politique du « Pire tout Pire »
Piratage musical, après le rapport, la loi. Voici le tout dernier opus de M. Olivennes, pitoyable sérénade mêlant poncifs antédiluviens et vigoureuses mesures coercitives. Le carottage et le bâton ! A croire qu’on s’est fait une spécialité en France, de prendre tous les problèmes par le bout merdeux. Retour sur ce pouacre sabayon.

Ainsi le féroce bousin vient d’être dévoilé devant le Sénat. Pour les estomacs solides, le site Numerama dévoile l’avant-projet de loi consécutif aux conclusions de la mission Olivennes et le publie en intégralité sur son site.
Ce projet (prévu pour être voté en catimini cet été) est aussi inepte et vain que liberticide, à mes yeux, pour trois raisons principales. Tout d’abord, il repose sur un contresens : « la gratuité c’est le vol », et son supposé corollaire : « la mort de la culture ». Ensuite, en ignorant la nouvelle sociologie du public musical, aujourd’hui organisée selon la (sainte ?) trinité « j’écoute, j’aime, j’achète » (dans cet ordre), ce projet de loi va à l’encontre de la logique commerciale et de l’intérêt même de l’industrie musicale et des artistes. Enfin, il sacrifie sans vergogne les libertés individuelles du plus grand nombre aux privilèges anachroniques de quelques-uns, et bien au-delà du préjudice subi par l’industrie musicale.
Un impeccable contresens
Le partage et la gratuité, c’est du vol et cela tuerait la culture. Cancer du manche ! Il faut donc interdire sans plus tarder les bibliothèques, les médiathèques, et envoyer en taule tous ceux qui y vont. En France, on expérimente la gratuité d’accès aux musées. En Angleterre, c’est fait depuis longtemps, par exemple avec le British Museum. Chercherait-on, des deux côtés de la Manche, à tuer la culture ! Et la Star Academy et la Nouvelle Star ? Ces deux monuments culturels vont-ils disparaître puisque nous ne déboursons pas un fifrelin pour nous en délecter ? Pas possible !
Trêve de boutades. Le partage et la gratuité, loin de tuer la culture, constituent un atout majeur pour sa promotion et son développement. En mettant en lumière des artistes, passés ou actuels, oubliés de l’industrie du disque, en redonnant accès à des œuvres bannies depuis longtemps des circuits commerciaux, les prétendus pirates concourent, bien au contraire, à la promotion du patrimoine musical mondial et, in fine, à sa (re)valorisation.
Comment expliquer autrement la remise en selle d’innombrables « papys du rock », l’engouement subit d’un public adolescent pour Led Zeppelin, les Pixies, les Clash ou autres Who ? La génération des soixante-huitards a-t-elle connu une telle resucée de Luis Mariano et Tino Rossi ? Non. Est-ce l’œuvre de nostalgiques des années 60, désireux de faire partager leur passion au travers de ces nouveaux vecteurs de la connaissance que sont blogs et sites de téléchargement, ou bien celle des majors ou de la SACEM ?
Méditons un peu cet exemple concret qui, au premier abord ressemble à un paradoxe. Je veux découvrir et faire partager certains trésors cachés des sixties, tels le répertoire méconnu du mythique groupe Love (le sublime Forever changes) ou les séminaux 13th floor elevator (ah ! leur cruche électrique). Ce n’est pas par la grâce des majors ou de la FNAC que je vais y arriver mais bien avec une pincée de buzz, beaucoup de P2P et une bonne dose de Youtube, et en ce sens, ignoble scolopendre, je suis voué aux gémonies.
Mais si, au passage, sur le même mode, je participe à la conversion d’autres admirateurs, et que cette vague entraîne la FNAC, par l’odeur alléchée, à remettre en rayons des rééditions d’albums oubliés, des versions « remasterisées » et des titres inédits après plus de quarante années, suis-je pirate ou sauveteur, fossoyeur ou promoteur de la culture ?
Une logique économique anachronique
L’industrie de la musique, à commencer par ses quatre majors (Universal, EMI, Sony-BMG, Warner, soit plus de 70% du marché mondial), a depuis longtemps intégré qu’il était plus judicieux de tirer parti des avantages offerts par le numérique pour promouvoir un artiste, notamment la facilité de copie et de diffusion,et dans le même temps de déplacer le modèle de revenus vers la forme « matérielle » des œuvres, notamment les tournées de concerts, le merchandising et le sponsoring. Ils ne sont pas si stupides qu’on veut bien le dire.
D’ailleurs, c’est un fait. Au moment où, partout dans le monde, la vente des disques s’effondre, les recettes de concerts, elles, explosent. Aux États-Unis, le marché est passé de 1,7 milliards de dollars en 2000 à plus de 3,1 milliards en 2006. En France, rien qu’en 2006, les recettes des concerts ont augmenté de 30% pour atteindre 434 millions d’euros.
Résultat : les majors et le géant du show biz Live Nation se ruent sur l’eldorado des concerts. Universal a racheté Sanctuary (James Blunt, Eminem, Avril Lavigne, Kaiser Chiefs, Led Zeppelin, Elton John, Oasis), Live Nation a récupéré Jackie Lombard (Madonna, Rolling Stones). En France, la tendance est largement suivie. Warner France a racheté Camus Productions (Johnny Hallyday, Sardou, Florent Pagny, Christophe Willem, Christophe Maé), Sony-BMG a acheté Arachnée (Jenifer, Indochine). C’est une vague de fond !
L’intérêt de l’artiste suit le même processus. Selon l’édition en ligne de l’hebdomadaire The Economist, il y a sept ans les revenus des musiciens provenaient, pour deux tiers des ventes de disques via les labels, et pour un tiers des revenus des concerts, du merchandising et du sponsoring. Aujourd’hui, les proportions se sont exactement inversées et la tendance s’accélère, mais leurs revenus n’ont pas pour autant diminué.
Arrêtons donc un moment de prêter l’oreille aux jérémiades d’une poignée de barons de l’industrie musicale, commodément réunis sous l’oripeau du « droit de la victime », aussi faux-culs de la pseudo défense de l’artiste que solidement arc boutés sur de très concrets bénéfices financiers.
Et l’Etat ? Rassurez-vous, il se retrouve grassement dans l’explosion du marché des concerts, via le Centre national de la Chanson, des Variétés et du Jazz (CNV), un EPIC chargé de collecter une taxe sur les spectacles de variétés (3,5 % du montant hors TVA de billetterie des spectacles, évidemment répercutés sur le prix du billet).
Dans cette affaire, l’Etat n’est que le mandataire de groupes de pression très privés, le législateur des basses œuvres, chargé de donner une légitimité nationale à une simple affaire de sauvegarde de privilèges exorbitants. Il incarne pitoyablement le défenseur de l’intérêt de quelques-uns contre celui de tous.
Certes, en matière de numérique, évoquer la « cohérence fiscale » est, depuis longtemps, aussi dissonant que « canicule polaire » ou « clarté obscure », à ranger au florilège des mauvais oxymorons. Ainsi, la « copie privée » est formellement interdite, répréhensible, et dans le même temps une taxe sur la « copie privée » est très scrupuleusement exigée. Quand les caisses sont vides... une seule devise prévaut : « Entre deux maux, il faut choisir les deux. » Sans oublier la soupe... à servir sur le dos du bon peuple, toujours !
Trique et trique et Rintintin
La suppression des DRM (absurdes verrous techniques censés limiter l’utilisation des fichiers téléchargés et qui ne mènent qu’à entraver l’accès à la musique) paraissait évidente. C’est évidemment loupé ! Exit, également, la proposition du rapport Attali qui préconisait la licence globale, sévèrement rejetée par Christine Albanel. Foin de carotte ! Et vive la trique ! On aura donc droit au seul gourdin avec la création de la « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet » et la légalisation de la « riposte graduée », qu’il aurait été plus judicieux de baptiser « agression graduée », l’idée même de riposte impliquant une attaque préalable suivie d’une parade.
Tout d’abord, rassurons-nous, selon le vice-président du directoire de la SACEM, « on se laisse toutefois la possibilité d’attaquer un internaute via des poursuites judiciaires. Pour nous, c’est un complément de la riposte graduée ». Que les doux rêveurs qui auraient pu penser, un bref instant, s’en tirer à bon compte, reviennent illico sur le plancher des vaches.
La riposte graduée s’organise globalement en trois phases. Envoi au titulaire de l’accès d’un courrier électronique constatant le manquement à l’obligation de sécurisation de son accès à Internet (on notera la subtilité). Si récidive dans un délai de six mois, suspension de l’accès au service pour une durée d’un mois. Si re-récidive sous six mois, résiliation pure et simple du contrat d’accès au service assortie de l’impossibilité, pour l’abonné, de souscrire un nouveau contrat pendant une durée d’un an (évidemment, l’abonné continue à payer son abonnement pour le reste de son engagement ainsi que les éventuels frais de résiliation). Un fichier national des abonnés sera créé pour permettre aux opérateurs de consulter la liste des abonnés blacklistés. Cool !
Sur un plan strictement technique, passons sur le fait que filtrer l’ensemble du trafic P2P (analyser le contenu de milliards de paquets IP et le comparer en temps réel avec des dizaines de milliers de titres d’œuvres protégées) reste le plus absolu halluciné fantasme et probablement l’idée la plus saugrenue depuis les avions renifleurs (mais peut-être vont-ils être remis en service pour le compte de la SACEM).
On s’en tiendra donc à des contrôles ponctuels, ciblés, au libre choix de la SACEM. Mais il y a plus grave. Le projet entérine en effet que des agents de l’Etat pourront obtenir l’identité des internautes sans passer par la voie judiciaire, jusque-là obligatoire. Il suffira à une chiourme privée (déjà mise en place par la SACEM) de déposer une plainte, même non motivée, pour que l’agent public obtienne sur simple demande auprès des opérateurs de télécommunication, et sans contrôle du juge (jusqu’à lors requis), l’identité d’un internaute, sans même que ce dernier en soit informé. Une police privée... le pouvoir du juge transféré à une autorité... c’est inacceptable !
Et si le malheureux voulait se défendre ? Il est clairement stipulé que « la commission n’est pas tenue de satisfaire les demandes d’audition abusives, notamment par leur nombre, leur caractère répétitif ou systématique ». En gros, nous sommes tous coupables par défaut, et si nous poussons l’impudence jusqu’à clamer notre innocence, on n’est pas tenu, en haut lieu, de nous entendre. Oh, qu’on promet de merveilleux bonheurs aux malheureux alignés en ligne par un cafard de la SACEM !
Puisqu’il faut bien conclure en chantant
Mais alors... La DAVSI, le rapport Olivennes, cette nouvelle loi scélérate en préparation... Des années de blabla... des hectolitres de jus de cervelle n’auront finalement accouché que du plus troufignolesque arsenal répressif de la planète numérique. Selon les paroles exactes de M. Olivennes : « L’objectif est de dissuader autant qu’on le peut ce piratage mais sans espoir de l’interdire. » Derrière Olivennes c’est Coluche ! Même pas efficace... l’aveu vaut mille ! Et il sait de quoi il parle puisque sa boîte, la FNAC itself, fait en ce moment même l’objet d’une enquête pour contrefaçon de la part de la SACEM. Là c’est du Kafka !
A qui profite le crime... tout ce pataquès ? Cela ne sert-il qu’à retarder un peu l’enterrement de première classe du modèle économique de la SACEM, monopolistique, féodale, opaque et à présent liberticide usine à fric, dissimulant ses dictats sous le fallacieux couvert de l’intérêt supérieur de la création artistique et des professions associées ?
Cela ne sert-il que les intérêts d’une poignée d’ayant-droits d’artistes disparus (pour les concerts c’est évidemment plus difficile) ? Devrait-on simplement abandonner nos droits individuels pour une poignée de féroces rapaces qu’on amputerait d’une part de la rente mirifique qu’ils ont si péniblement acquise à la sueur de leur seule naissance ?
Nos libertés individuelles doivent-elles être sacrifiées par un Etat qui aujourd’hui légitime et légalisera demain la coercition arbitraire et la justice privée au seul bénéfice d’un lobby d’un autre âge ? Et puisque nous parlons gros sous, à combien évalue-t-on, en regard du manque à gagner attribué au téléchargement, le prix de millions de libertés bafouées ? L’enjeu financier en vaut-il seulement la chandelle, messieurs les spécialistes de l’Etat de droit... commercial ?
Je vous laisse les réponses... En attendant, je vais méditer sur l’abolition des privilèges dans les régimes monarchiques, l’édifiante histoire de « l’Etat minimal » et du « principe de subsidiarité » au travers des siècles. Avant qu’on ne célèbre, cet été, l’union de millions de citoyens avec l’exaction culturelle française... pas pour le meilleur mais pour le « Pire tout Pire ».
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