Le président Obama interdit la torture mais exonère les tortionnaires de toute responsabilité
Un tyran a besoin d’un état tyran, disait en substance Stanley Milgram au terme de ses célèbres expériences sur « la soumission à l’autorité » que lui avaient inspirées « les atrocités commises par les Nazis » (1). Une démocratie n’échappe pas à la règle. Comment ne pas se reporter à ses travaux en apprenant que le Président Obama vient d’interdire l’usage de la torture que son prédécesseur Bush avait prescrit explicitement sous prétexte de lutter contre le terrorisme ?
L’irresponsabilité, comme fondement de civilisation jusqu’à ce jour, sauf exceptions
Selon Libération.fr du 17 avril 2009, le président Obama a déclaré que ces méthodes « (avaient) miné l’autorité (du pays) et n’avaient pas amélioré (sa) sécurité ». Mais, s’est-il empressé de préciser, « ceux qui ont fait leur devoir en se basant avec bonne foi sur les conseils légaux du département de la Justice ne seront pas poursuivis.(…) Nous devons protéger leur identité de façon aussi vigilante qu’ils protègent notre sécurité », a-t-il ajouté sans craindre de se contredire. Le ministre de la Justice a même précisé que son ministère fournirait des défenseurs à ces personnels au cas où ils seraient inquiétés. Cette protection a, en effet, suscité l’indignation de l’Association américaine de défense des libertés publiques ACLU, du Center for Constitutional Rights et d’Amnesty International, puisque la preuve des crimes est désormais apportée par les deux documents publiés qui énumèrent les méthodes désormais interdites par le président Obama.
L’irresponsabilité qui est ainsi reconnue aux tortionnaires, est précisément le fondement de « la soumission à l’autorité » analysée par Milgram. Et l’on comprend que le président américain ne veuille pas y toucher ; ce serait dans le cas contraire l’avènement d’une civilisation qui n’a encore jamais vu le jour, au risque de fragiliser un édifice social entièrement fondé sur une soumission aveugle des exécutants à l’autorité, avec les conséquences tragiques que de génération en génération, on ne cesse pas d’enregistrer.
Milgram a, en effet, montré que, lorsque, de l’officier SS au kapo, les nazis répondaient invariablement aux accusations « je ne suis pas responsable » devant le tribunal de Nuremberg (1945/1946), cette protestation n’était pas pur subterfuge ; pis, ses auteurs n’étaient pas davantage des barbares : au contraire, c’étaient le plus souvent de consciencieux fonctionnaires qui n’avaient que « fait leur devoir », comme le reconnaît aujourd’hui le Président Obama au sujet des tortionnaires de la CIA. C’est bien là tout le drame ! Milgram a mis à jour ce mécanisme de cette soumission aveugle de la majorité des subordonnés, en dépit de tous les crimes qu’ils sont amenés à commettre et qui devraient, à un moment ou à un autre, les pousser, sur l’injonction de leur conscience, à refuser d’être plus longtemps les instruments de cette barbarie.
Le principe de l’expérience de Milgram
Le cadre très simple de l’expérience retenu par Milgram est justement celui de la torture. Un sujet est placé à son insu en situation de subordonné pour étudier de façon mesurable jusqu’à quel degré il est capable de se soumettre à une autorité qui lui ordonne d’accomplir des actes considérés par la morale commune comme répréhensibles. Il importe de souligner que cette trame seule est reproductible en laboratoire, car il n’est pas possible de reconstituer le contexte relationnel composé de pressions diverses et d’investissement affectif dans lequel les acteurs historiques sont littéralement englués, rendant difficiles, voire impossibles toute distanciation et réflexion par rapport à leurs actes. Les résultats obtenus en laboratoire doivent donc être considérés comme des nombres minimaux obtenus en dehors d’un contexte extrêmement contraignant.
Si l’on se réfère à la représentation qu’ a donnée de l’expérience Henri Verneuil dans son film « I comme Icare » (1979, le sujet est ainsi invité à apprendre des couples de mots à un élève assis sur une sorte de chaise électrique et, pour chaque erreur, à le punir d’une décharge électrique croissante de 15 volts en 15 volts jusqu’à 450 volts. Les leurres mis en œuvre l’ont persuadé qu’il s’agit d’une expérience étudiant les effets de la punition sur la mémoire et l’apprentissage. Il ignore que le dispositif électrique est factice, que l’élève est un comédien, membre de l’équipe de Milgram, et que, seule, sa soumission à l’autorité est le sujet d’étude.
2- Les résultats de l’expérience
L’expérience a livré trois enseignements essentiels.
1- Le premier enseignement mesure la proportion alarmante de sujets soumis dans un groupe donné.
Celle-ci diffère, sans doute, selon les variantes des 18 expériences menées par Milgram pour étudier, sur le schéma élémentaire de la soumission à l’autorité, l’influence de facteurs divers, tels que, par exemple, 1- la proximité du sujet par rapport à sa victime qui accroît le taux de désobéissance, tout comme le soutien de deux camarades ; 2- ou bien l’illégitimité de l’autorité en la personne d’un allié de même statut que le sujet qui ne peut obtenir de lui qu’il fasse souffrir plus longtemps l’autorité légitime qui a pris la place de l’élève ; 3- ou bien encore l’illégitimité de l’autorité découlant d’une salle ordinaire, non dédiée à la recherche scientifique, comme un laboratoire universitaire.
Il reste qu’a été établie une moyenne de 63 % de sujets soumis de préférence à l’autorité malveillante plutôt qu’aux exigences de leur conscience morale. Certains paraissent n’éprouver aucune difficulté à infliger, sur ordre, jusqu’à trois fois 450 volts à une personne qui ne leur a rien fait !
2- Le deuxième enseignement éclaire le mécanisme qui fait la puissance de l’argument d’autorité.
Le terme d’ « autoritarien » retenu par Milgram décrit l’individu qui ne trouve son équilibre psychologique que dans une adhésion aveugle à l’autorité. Trois phénomènes expliquent cette soumission aveugle.
1- L’un est un phénomène de syntonisation où le sujet, « sur la même longueur d’onde » que l’autorité, est en état de réceptivité maximale vis-à-vis d’elle. Cette syntonisation présente deux aspects. 1- Elle entraîne une acceptation aveugle de la situation définie par l’autorité, au prix d’une abdication par le sujet de son intelligence et de son idéologie personnelle. 2- Elle provoque ensuite une limitation étroite du champ de perception du sujet : les cris de douleur de la victime restent cantonnés en lisière de perception, voire carrément oubliés.
2- Un deuxième phénomène est celui de l’intégration de l’individu autonome au sein du système hiérarchique que Milgram nomme « l’état agentique ». On en relève deux manifestations : 1- l’une est l’abandon du contrôle personnel par le sujet sur les actes prescrits par l’autorité : si l’éducation apprend à l’individu à maîtriser ses pulsions asociales, jamais ne lui est enseigné un contrôle personnel des actes imposés par l’autorité. 2- Il s’ensuit une réorientation du jugement moral du sujet : il fait de l’autorité le seul juge du Bien et du Mal, et, par conséquent, de l’obéissance, le critère du Bien et de la désobéissance, le critère du Mal.
3- Le troisième phénomène, conséquence des deux premiers, est l’abandon de toute responsabilité. Celui-ci découle de l’enchaînement de trois attitudes complémentaires : 1- L’une conduit le sujet à ne plus percevoir son acte comme émanant de lui-même. 2- L’autre l’amène, en effet, à l’imputer exclusivement à l’autorité qui le lui a prescrit. 3- Au rétrécissement du champ de perception correspond, enfin, le rétrécissement du champ de la responsabilité : a- L’individu se sent comptable (responsable) de l’exécution de l’ordre ; b- mais il ne se sent pas responsable du contenu de cet ordre. c- Les vertus célébrées deviennent « la loyauté », « la discipline » et « le sens du devoir », comme l’a reconnu le Président Obama..
3- Le troisième enseignement explique la raison de cette soumission aveugle.
Elle est le résultat d’une prédominance de l’éducation à la soumission à l’autorité dans l’apprentissage même de la morale du groupe. Les diverses règles que, pour sa survie, le groupe juge nécessaire d’inculquer à ses membres, font sans doute l’objet d’un apprentissage conditionné, selon la méthode alternant récompense et punition. Mais, au-delà du contenu de ces règles, pour l’adoption par l’individu de chacune d’elles, c’est encore la soumission aveugle à l’autorité qui est, simultanément à chaque fois, exigée de lui (2).
La décision du Président Obama d’exonérer les tortionnaires peut être jugée décevante. Mais elle est à la mesure de l’effrayante régression civilisationnelle que les USA ont connue sous l’ère de Bush et des néo-conservateurs. Ce n’est déjà pas si mal que le nouveau président ait ordonné l’interdiction de la torture. Avant de courir, il faut réapprendre à marcher. C’est un premier pas avant peut-être d’en accomplir plus tard un second comme celui que la communauté internationale a effectué en faisant comparaître les responsables nazis devant le tribunal de Nuremberg. La responsabilité des exécutants n’est plus un sujet tabou. M. Maurice Papon, en avril 1998, l’a appris à ses dépens en étant condamné pour complicité de crime contre l’humanité. La bande d’honorables fonctionnaires qui était à l’Élysée autour du président Mitterrand, a dû aussi finir par rendre des comptes dans "l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée", même si les procédures ouvertes en 1993 ont mis quinze ans avant d’aboutir à leur condamnation pour "faute personnelle" devant la cour de cassation le 30 septembre 2008.
(1) Stanley Milgram, « Soumission à l’autorité », Éditions Calmann-Lévy, 1974.
(2) Pierre-Yves Chereul, « Les médias, la manipulation des esprits, leurres et illusions » , Éditions Lacour, 2006.
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