Le Triomphe de la Médiocratie ?
Connaissez-vous Jean-Paul Alduy ? Non ? C’est étonnant. Oui, c’est étonnant, et pas seulement à cause de cette fameuse « affaire de la Chaussette » qui lui a valu l’annulation du scrutin de mars 2008 qui avait vu sa réélection, par 574 voix d’avance, comme maire de Perpignan. Annulation prononcée par le Tribunal Administratif de Montpellier et confirmée par le Conseil d’Etat. La raison en était, rappelons-le, la découverte de bulletins et d’enveloppes dissimulés dans les poches et les chaussettes du président d’un bureau de vote, frère d’un colistier de M. Alduy.
Les habitants de Perpignan viennent de s’exprimer : monsieur Alduy a été réélu, avec plus 53% des suffrages selon les estimations disponibles à l’heure où j’écris ces lignes.
En réalité cependant, ce n’est pas de monsieur Alduy dont je veux parler, ni de la vie politique perpignanaise. Monsieur Alduy n’a, en lui-même, pas la moindre importance. Sa personne n’est pas en cause, et d’ailleurs le Conseil d’État a conclu qu’il n’était pas impliqué dans la fraude. Il n’empêche. Sa réélection n’en constitue pas moins le symbole délirant du mal qui ronge la République, à savoir l’incapacité de l’électeur, dans l’exercice de ce que la Constitution ne voit, hélas, que comme un droit, à s’investir, à réfléchir, à sortir de l’apathie naturelle de l’être humain moyen pour s’intéresser à autre chose qu’à lui-même, bref à assumer pleinement son rôle de citoyen.
"Le Syndrome du Mouton Démocrate"
Car les faits sont là, sans appel, et les précédents nombreux. En 2002, les habitants de Levallois réélisent, et dès le premier tour s’il vous plaît, Patrick Balkany, faisant fi de ses multiples casseroles. En 2006, c’est Alain Juppé qui retrouve son fauteuil d’édile à Bordeaux, lui aussi dès le premier tour de scrutin, après une démission collective de la majorité UMP-UDF à laquelle on n’a à ce jour toujours pas trouvé de fondement sérieux. On pourrait sûrement en citer d’autres. Finalement, il n’y aura guère eu que les Grenoblois pour renvoyer Alain Carignon dans les cordes, et de belle manière, refusant ainsi cette odieuse "prime à la casserole" dont personne ne semble réellement s’offusquer.
La première question que l’on pourrait alors se poser est la suivante : pourquoi s’obstiner à voter pour un homme, ou même une femme, dont on sait très bien qu’il ou elle est capable de prendre, pour le moins, des libéralités avec la loi ou la morale ? Parce que c’est un bon maire ou un bon député ? Parce qu’à défaut d’être honnête il sait se montrer efficace, et qu’une bonne politique peut être appliquée par les mauvaises personnes ? Qui peut croire une chose pareille ? Combien de maires et de députés, de conseillers régionaux ou généraux, ont été reconduits à leur poste alors même qu’à longueur d’années, durant leur mandat, leurs administrés renâclent et pestent parce que, de leur point de vue, W, X, Y ou Z est un idiot, un crétin, un bon à rien sauf à dépenser l’argent des impôts pour faire le plus de unes possibles dans la presse locale, et dont on pourrait évaluer la nullité sur l’échelle de Richter ?
Il n’est plus question ici de "prime à la casserole". Il s’agit d’une authentique prime à l’incompétence, que j’appellerai le syndrome du mouton démocrate, maladie chronique de la démocratie.
L’être humain dispose d’une incroyable capacité d’adaptation. Pour survivre, il est capable d’inventer mille et une solutions audacieuses afin de tirer profit d’un environnement pourtant défavorable, voire tout bonnement hostile, et en fin de compte de retourner à son avantage une situation dont a priori il ne pouvait rien tirer de positif. C’est par cette caractéristique qu’il a prospéré, conquis une planète entière et que, demain peut-être, il en dominera d’autres.
Néanmoins, ce qui constitue un avantage en termes d’évolution et de prospérité de l’espèce devient une faiblesse lorsqu’il est question d’organisation politique. Sa capacité d’adaptation va conduire l’homme à s’habituer à cet environnement politique, au point qu’il fera corps avec lui. Comme un mensonge mille fois répétés devient la vérité de celui qui l’entend, l’accoutumance à un personnel politique défaillant engendre dans l’esprit du citoyen l’idée de la normalité. L’incompétence devient alors rassurante, elle matérialise la barrière mentale au-delà de laquelle le mouton qui sommeil en chacun refuse de s’aventurer. Et la compétence, de son côté, devient un risque, un territoire inconnu et a priori hostile. Alors, pour s’adapter à un système gangrené par le mensonge, la corruption, l’immoralité ou tout simplement l’ambition personnelle, l’homme va devenir comme le système et répliquer ses caractéristiques. Quand on veut survivre en pleine jungle, on adopte ses lois ; et "tuer avant d’être tué" est la première d’entre elles.
Car il n’existe pas d’"horizontalité politique". L’exemple vient d’en haut : c’est au pouvoir, à l’État, de déterminer et de dire ce qui est légal et ce qui est illégal, ce qui est moral et ce qui est immoral, juste ou injuste, équitable ou inéquitable, bref de tracer cette frontière de l’esprit entre ce qui est bien et ce qui est mal. La loi en est la première et la plus évidente des expressions, mais elle n’est certainement pas la seule. Le comportement des dirigeants est une balise, un phare aussi puissant que la loi elle-même, s’agissant de guider le peuple dans sa navigation au milieu des récifs nommés malhonnêteté, médiocrité, bêtise et égoïsme.
Alors, de ce point de vue là, que dire d’un homme public qui, à la question d’un journaliste concernant une potentielle affaire d’État, répond : "Enfin écoutez c’est ridicule. Franchement, monsieur, franchement c’est ridicule. Pas vous, hein, je me permettrais pas, je vous respecte mais enfin écoutez. Soit il y a des éléments, donnez-les nous. C’est grotesque, voilà, c’est ma réponse. Alors qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Raisonnement : pour son financement Monsieur Balladur aurait accepté des commissions qui n’auraient pas été payées ensuite et ça a donné Karachi… Mais enfin, respectons la douleur des victimes. S’il vous plaît mais qui peut croire à une fable pareille ? Qui peut croire à une fable pareille ? Et puis si vous avez des éléments donnez-les à la justice et demandez à la justice qu’ils enquêtent. Mais enfin franchement qu’est-ce que vous voulez que je réponde là-dessus ? Mais, honnêtement, qu’est-ce que vous voulez que je réponde là-dessus ? Y a 14 ans, de surcroît. On est dans un monde où tout se sait, où la notion de secret d’État n’existe plus. 14 ans après vous venez me poser la question : "Est-ce que vous êtes au courant de rétro-commissions qui auraient pas été versées à des Pakistanais dans le cadre de la campagne de Monsieur Balladur ?". Et vous, vous étiez pas au courant non plus, non ? Vous, vous, vous étiez peut-être journaliste à cette époque, peut-être à ce moment là je vous aurais… non, mais je ne vous en veux pas mais enfin écoutez franchement. Enfin, si y a un braquage à Bruxelles aujourd’hui, j’y étais… (rires dans le public) c’est incontestable." Nicolas Sarkozy se met alors à rire avant de reprendre : "Non pardon, hein, je ris pas du tout parce que Karachi c’est la douleur de familles et de trucs comme ça… mais… qu’est-ce que vous voulez que j’aille répondre là-dessus ?"
Oui, cela vous rappelle quelque chose. Tout le monde l’a vu, tout le monde l’a entendu car, comme le Président de la République l’a si bien dit, nous vivons dans un monde où tout se sait... jusqu’à un certain point, évidemment, et à condition de faire preuve d’un minimum de curiosité. Minimum syndical, dirai-je, dont le mouton démocrate ne dispose pas. Néanmoins je ne ferai aucun commentaire sur la déclaration de Nicolas Sarkozy, car là n’est pas mon propos. Je me contenterai de répéter ceci : l’exemple vient d’en haut. Et l’exemple, aujourd’hui, c’est lui. Ou plus exactement, il est l’exemple que les Français ont CHOISI.
Citoyen, où es-tu ?
Car on ne saurait remettre en cause la dernière élection présidentielle, du moins si l’on s’en tient à la stricte légalité. Plus encore, 54% des suffrages, avec une forte participation, constituent ce que l’on ne pourrait appeler autrement que la légitimité démocratique. Mais c’est justement de l’état de notre démocratie dont il est question, et ses fondations reposent aujourd’hui sur de vulgaires pilotis vermoulus.
Comme je l’ai écrit plus haut, l’être humain s’habitue à la médiocrité du personnel politique, et il s’y habitue d’autant plus facilement que cette dernière le renvoie à la sienne propre. Qu’il est bon de pouvoir donner libre cours à ses passions, à ses envies, à ses lubies, et pourquoi diable y résister quand les dirigeants politiques, de quelque niveau que ce soit, offrent le spectacle récurrent d’une république quasi-bananière où tout est justifiable. Ce qui est illégal y est pardonnable. Ce qui est légal, mais immoral, n’a même pas à être pardonné.
Prenons un exemple. Un récent livre a entrepris de déboulonner le mythe politique sur lequel reposait l’image, que dis-je, l’icône pieuse de Bernard Kouchner, en pointant du doigt des actes pas forcément en conformité avec l’aura lumineuse du French Doctor. Combien de gens, après la polémique provoquée par le dernier ouvrage de Pierre Péan, ont clos le débat sur cette formule lapidaire : "Il n’a rien fait d’illégal" ? Ils sont nombreux. Et sur le fond, ils n’avaient pas tort. Mais le sous-entendu est clair : "À sa place, j’aurais fait pareil". Dès lors, plus rien n’est interdit. Un petit patron qui se paye son 4/4 sur les primes de fin d’année de ses employés, "économisées" pour cause de crise ? Mais il a raison, à sa place, j’aurais fait pareil !
L’exemple, bon ou mauvais, tient lieu de justification. L’intérêt personnel devient l’unique motivation.
Pour s’en convaincre, il suffit de revenir sur la dernière élection présidentielle, au cours de laquelle rien, aucun écrit, aucune analyse sociologique, psychologique ou politique, aucune étude scientifique ; bref, rien, n’a été aussi éclairant sur la nature profonde de l’être humain que les émissions diffusées ça et là, au cours desquelles un candidat faisait à un panel "représentatif" de la population française, pour répondre à leurs interrogations. Or, quels étaient les mots qui revenaient le plus souvent au cours de ces émissions ? Pas "démocratie". Pas "vote". Ni "chômage". Ni "éducation". Ni même "sécurité". Encore moins "République". Non. Rien de tout cela.
Les deux mots récurrents étaient : "Moi, je..."
"Moi, je". L’expression ultime de la perversion de l’individualisme, c’est-à-dire du fait de penser par soi-même, en égoïsme, fait de ne penser qu’à soi-même, et ce au nom de la liberté. Car c’est la liberté fondamentale de l’être humain, la seule qui lui reste lorsqu’il se retrouve en pleine jungle, que de défendre sa peau, donc ses intérêts et uniquement les siens, à l’exclusion formelle de tout autre. On ne peut pas comprendre l’élection de 2007, ni les deux années que nous venons de vivre, sans prendre en considération le "moi, je" et le consumérisme électoral qu’il véhicule. Car dès lors, gagner une élection ne repose plus que sur la capacité à identifier et à satisfaire la multitude des intérêts individuels, quitte ensuite à multiplier les mécontents pour leur rétorquer : "Nous avons été élus sur un programme. Nous l’appliquons". Qui n’a jamais croisé un électeur sarkozyste qui, à l’annonce de telle ou telle mesure, pourtant clairement annoncée, couchée noir sur blanc dans le programme du candidat UMP, s’écrie : "Eh ! J’ai pas voté pour ça, moi !". Il suffit de prendre le cas de certains patrons de petites ou moyennes entreprises, très satisfaits de "leur" président jusqu’au moment de payer les heures supplémentaires.
Et le citoyen là-dedans ? Tel est bien le fond de cette problématique car, fondamentalement, il ne peut y avoir de véritable démocratie -et même, plus largement, de véritable État- sans véritables citoyens. Par "véritables citoyens", j’entends des individus suffisamment instruits pour réfléchir par eux-mêmes et ne pas se laisser guider par de vaines promesses, ou attirer par les lumières de vaines pensées ou idéologies. Car être citoyen, pour les Grecs, c’était avoir "droit de cité", et on ne saurait concevoir une telle puissance, l’expression, via le vote, d’une parcelle de la souveraineté nationale, sans un minimum d’investissement intellectuel et de rigueur morale.
Or, si ces événements, récents ou non, de la réélection de Patrick Balkany jusqu’à celle de Jean-Paul Alduy en passant par l’inertie des Français face aux multiples régressions, politiques, économiques et sociales, imposées par le gouvernement ; si ces événements prouvent quelque chose, c’est l’erreur fondamentale de jugement, quant à la nature profonde de l’être humain, sur laquelle repose notre prétendue démocratie. Benjamin Constant avait tort : l’élection d’un corps de représentants n’est pas de nature à justifier une quelconque limitation de la participation effective des citoyens à la vie publique, et la liberté des "Modernes" conduit inéluctablement le système démocratique à sa ruine : entre liberté et responsabilité, sans instruction suffisante, c’est toujours la première qui triomphe de la seconde, et le consommateur remplace le citoyen. La citoyenneté est un fardeau : elle suppose un effort, celui de la réflexion personnelle, et le dépassement de l’égoïsme fondamental qui est le lot de l’Homme à l’état de nature. Elle ne peut donc être conçue autrement que comme un devoir, et uniquement un devoir.
Alors, à tout ceux qui pensent que la République n’est pas qu’un radeau de la Méduse en passe d’être englouti par les flots tempétueux de la médiocrité, à tous ceux qui estiment que la démocratie vaut encore le coup qu’on la sauve avant qu’elle ne s’effondre comme un château de cartes et soit remplacée par -et je m’excuse auprès des défenseurs les plus acharnés de la laïcité pour cet écart de langage- Dieu sait quoi, à tous ceux-là, je dis ceci : "Nil desperandum". Ne désespérez pas. Donnez l’exemple, inlassablement. Ne laissez rien passer. Ne cédez jamais à cette petite voix entêtante, étrangement attirante quoique nasillarde, qui vous ordonne de tout laisser aller, de faire comme tout le monde, de bazarder la morale, la bonté, l’altruisme et toutes ces valeurs dont la seule évocation fait ricaner tant de gens pour lesquels quelques euros de plus, la commodité matérielle, ou tout simplement la puissance du mauvais exemple valent bien que l’on piétine la dignité d’autrui, que l’on crache sur son voisin... ou que l’on vote pour un maire à la Chaussette.
Frédéric Alexandroff
Je dédie cet article à la mémoire du Joël-Pascal Biays, éminent professeur de droit, mais surtout un homme de conviction qui s’est un jour ému et rengorgé qu’on puisse le comparer à Saint-Just. Un incorruptible qui nous a quittés trop tôt.
36 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON