Vers l’omni-responsabilité de l’État
L’idée, a priori, étonnante que l’État est pénalement responsable des rebelles, individus qui font délibérément obstacle à l’action de la force publique, semble devenir une donnée habituelle des débats médiatisés. L’idée est étonnante car elle contredit le principe de base du droit qui veut que « nul n’est pénalement responsable que de son propre fait » (art. 121-1 C. pén.).
Le cas traditionnel est celui du refus d’obtempérer d’un deux-roues. Ainsi, le 23 mai 2002 « vers 21 h 15, Mohamed Berrichi quitte le café PMU qui sépare la Plaine-du-Lys et le Bas-Moulin, sur son scooter. [...] Il roule sans casque et est pris en chasse par une Peugeot 406 grise de la BAC de Dammarie-lès-Lys. Mohamed Berrichi passe devant la barre du Bas-Moulin, où réside sa famille, et tente de semer ses poursuivants en empruntant deux rues en sens interdit. Le scooter heurte alors une borne en bordure de la route : Mohamed Berrichi chute et se blesse gravement à la tête. Immédiatement, plusieurs véhicules de secours et de police sont dépêchés sur les lieux » (lien). Le lendemain, le procureur de la République précise que « le conducteur du scooter s’est trouvé déséquilibré en raison de sa vitesse excessive et a heurté une borne en béton ainsi qu’un trottoir. Le conducteur a chuté et sa tête a heurté le sol. La vitesse importante du scooter est attestée par une glissade de l’engin, sur la chaussée, sur une trentaine de mètres environ à la suite de l’accident et par un témoin [...] On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Berrichi Mohamed à se soustraire au contrôle de la police. L’intéressé, multirécidiviste, se savait recherché pour exécuter deux peines d’emprisonnement, l’une de quatre mois et l’autre de trois mois, prononcées par le tribunal correctionnel de Melun pour usage, détention et transport de stupéfiants. Par ailleurs, il a été retrouvé porteur de barrettes de résine de cannabis ». L’affaire semble claire, le défunt a fait le choix de s’opposer à l’action de la force publique, il a pris des risques personnels en circulant à grande vitesse, dépourvu de casque de protection. Pourtant, quelques jours après est publié un tract intitulé « la BAC tue encore, la justice couvre toujours », refusant « la version du Parquet ». Il est affirmé qu’une « Ford Mondéo bleu nuit a surgi par une rue latérale à hauteur du scooter, provoquant, peut-être en le touchant, le déséquilibre fatal », affirmation non corroborée par des détails matériels. Il y a contestation alors qu’il n’est pourtant pas contesté que le défunt a refusé d’obtempérer et a adopté une conduite qui le plaçait en danger de mort. Il y a contestation alors que même si l’hypothèse de l’arrivée d’une Mondéo Bleue avait été exacte, la cause du déséquilibre et de l’accident resterait pourtant le refus d’obtempérer, la vitesse excessive, les sens interdits et le défaut de maîtrise du véhicule. Nous sommes en 2002 et déjà la responsabilité de l’État est mise en cause pour des actes commis par autrui, quelqu’un qui ne dépend pas de lui et qui a refusé de se soumettre aux ordres de ses agents.
Même si cette vision discutable de la responsabilité de l’État n’a pas été validée judiciairement, l’habitude a été prise. Lorsque, en mai 2006, selon la police « Nouredin, perché sur une moto de grosse cylindrée, double une Renault Scenic estampillée Police avec trois personnes à l’intérieur [...] il roule sans casque et ralentit pour leur faire un doigt d’honneur. La voiture branche gyrophare et sirène et le suit sur 200 mètres avant de le perdre. Elle le signale alors par radio. Quelques minutes plus tard, une 306 break blanche banalisée de la brigade canine l’aperçoit et se lance à sa poursuite, gyrophare et sirène allumés. Pour le perdre 400 mètres plus loin. C’est alors que la Scenic du début vient se positionner sur un rond-point dans les environs. Arrive Nouredin, "roulant comme un dingue", selon les témoignages recueillis par la police. Il prend le rond-point par la gauche pour éviter une Opel Corsa noire arrêtée devant lui et termine sa route dans un muret d’habitation bordant le rond-point. "Il s’est pris le mur de plein fouet. La moto s’est couchée du côté gauche et lui était dessous" » (lien). Le défunt avait déjà été « arrêté début mai [au motif] de recel de vol de scooter, délit pour lequel il devait être jugé en septembre ». Une fois encore, à la base se trouve un refus d’obtempérer, une conduite dangereuse, l’absence de port de casque et un défaut de maîtrise du véhicule. On ne pourrait imaginer plus de torts cumulés. Mais, ni une ni deux, « certains laissent entendre que des personnes auraient vu la Scenic reculer vers le centre du rond-point juste après l’impact, alors que la police affirme que le véhicule n’a pas bougé du tout. D’autres prétendent que la Scenic aurait carrément percuté la moto ». Bref, nul ne conteste l’essentiel, des faits démontrant indubitablement l’acceptation du risque pris par le délinquant qui met sa vie et celle d’autrui délibérément en danger. Mais la présence d’un véhicule de police à proximité ouvre la porte à la mise en cause de l’État.
Les deux-roues sont fragiles, l’accident presque toujours sans appel. Mais le péril n’est pas négligeable non plus même à bord d’une automobile. Le 12 février 2007 « à Saint-Fons, une course-poursuite, entre la police et quatre adolescents au volant d’une voiture volée, s’est terminée dans le sang. Deux adolescents sont décédés et une troisième est entre la vie et la mort, après avoir violemment percutés la pile d’un pont, au milieu de nulle part, dans un virage à 90 degrés. La police dit ne pas avoir pris de risque, ne pas avoir poussé à la faute et avoir suivi les adolescents sans tenter de les interpeller » (lien). On sent la prudence de l’État qui ne demande plus à sa force publique d’intercepter les délinquants lorsque cela implique des risques - est-ce que cela n’implique pas presque systématiquement des risques ? Mais cette approche fait l’impasse sur la question des risques posés par le fait de ne pas appréhender au plus tôt lesdits délinquants. Le père du conducteur, plein de bon sens sur ce point, nous demande : « Vous n’allez pas me dire qu’un gamin qui ne sait pas conduire, on ne peut pas le doubler, pour l’arrêter ? ». C’était sans doute possible. Mais cela n’eut pas été sans risques immédiats. Si là encore, les torts sont aisés à distinguer, vu que les défunts ont volé un véhicule, conduit sans permis, de manière dangereuse et ont défailli dans la maîtrise dudit véhicule, la réserve est de rigueur vu que la famille du conducteur « attends la vérité, toute la vérité. Et que la justice soit faite » (lien).
« Toute la vérité », c’est aussi ce que demande l’avocat des familles des individus qui sont entrés dans un transformateur EDF en 2005, qui ne se contentent pas de simples poursuites pour non-assistance à personne en péril (lien). Dans le Télérama n° 2934 (avril 2006), intitulé « Comment a été étouffée la vérité sur la mort des deux jeunes de Clichy-sous-Bois ? », il évoque le fait qu’en « affirmant que les adolescents avaient quelque chose à se reprocher et qu’ils essayaient de fuir, on a tenté de légitimer la course-poursuite des fonctionnaires de police », il se dit « ahuri qu’une affaire gravissime comme celle de Clichy puisse survenir », car « l’égalité voudrait que si les jeunes des cités sont jugés comme la loi l’exige lorsqu’ils sont coupables, il leur soit aussi reconnu le statut de victime lorsqu’ils sont victimes ». Savoir si des policiers se sont, à dessein, abstenus de secourir ou de provoquer des secours face à un danger imminent pour autrui dont ils avaient conscience est une chose ; il est d’ailleurs loin d’être évident que les policiers aient eu plus conscience du danger que les individus qui se sont eux-même mis en danger. Mais cela n’a rien à voir avec la « course-poursuite » évoquée, qui n’en devient pas moins légitime. Et cela n’est pas une « affaire gravissime » au regard de la loi pénale, qui ne prévoit qu’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement pour ce fait, une peine modérée dans l’échelle des peines. S’il est juste de reconnaître comme victime des jeunes qui le sont, le seul fait établi est qu’ils sont entrés délibérément et illégalement dans le transformateur électrique, qu’ils se sont donc volontairement mis en péril de mort. Si jamais il était avéré que des policiers auraient pu provoquer des secours avec plus de diligence, qu’ils n’aient pas tout fait pour sauver les défunts, il resterait indéniable que les défunts sont ceux qui ont créé les conditions de leur décès, que leur décès découle directement de leur faute. En conséquence, il serait déroutant d’y voir la responsabilité de l’État engagée.
Nous en arrivons aux déclarations des avocats Francis Lec et Jacques Vergès à Amiens à propos de « l’enfant russe blessé après une chute lors d’une tentative d’interpellation le 9 août à Amiens » (lien). Ces derniers affirment que « la responsabilité de l’État est au coeur de ce drame » et demandent « à l’État de reconnaître sa responsabilité ». Entendent-ils par là que par sa politique d’immigration, l’État aurait une part de responsabilité dans les actes d’un enfant qui, terrorisé, en serait venu à risquer sa vie ? Entendent-ils par là que la politique d’immigration du gouvernement serait prédominante dans le choix d’un gamin de mettre sa vie en péril, sans tenir compte de l’exemple paternel ? Entendent-ils par là que l’État devrait assumer la responsabilité de tous les actes désespérés commis par ceux contrariés par les lois en vigueur ? S’agirait-il d’un constat de responsabilité symbolique ? Que nenni, ils ne s’arrêtent pas en si bon chemin : ils en viennent aux faits et au judiciaire, déclarant vouloir « l’ouverture d’une information judiciaire confiée à un juge indépendant », car « l’enquête de l’IGPN n’est pas suffisante ». Pourquoi ? Car « l’intervention des policiers vers 8 heures au domicile des parents avait "une allure d’opération commando. Ils ont tambouriné à la porte pendant près d’une heure" », demandant « quelle était la nécessité de venir en commando de quinze personnes ? Est-ce un procédé normal ? ». Ainsi, est estimé judiciairement responsable l’État du fait qu’un enfant a imité son père, alors qu’il était sous sa garde et en sa présence effective, par la simple présence de la force publique. Toquer sur la porte d’un domicile, pour un fonctionnaire, serait donc un acte gravissime, engageant la responsabilité de l’État pour les agissements des habitants dudit domicile.
Quelle marge de manoeuvre reste-t-il à l’État ? Il ne peut demander à la force publique de poursuivre un deux-roues. Pour un petit délit tel qu’un refus d’obtempérer, étant considéré les risques de chute, peut-être est-ce raisonnable. Mais il ne peut pas non plus lui demander de poursuivre un véhicule volé. Dès lors qu’il y a prise de risque par le délinquant, il semblerait qu’en soit désormais responsable le policier. Et même à pied, les policiers devraient rendre compte du fait qu’ils aient fait le choix de poursuivre des individus qui fuient à leur vue, une raison plausible de soupçonner qu’ils ont commis un crime ou un délit, justifiant un contrôle d’identité. En dernier lieu, en se rendant à un domicile, si l’habitant est contrarié par la venue de la police - et en général, la police ne se rend pas chez l’habitant quand il n’y a pas de problème -, l’État devient responsable de ces actes. L’Etat ne peut, en conséquence, poursuivre ni motard ni automobiliste ni piéton, dès lors que ces derniers s’y opposent en prenant des risques pour eux et/ou autrui. Et s’il ne poursuit pas, il ne doit pas non plus chercher qui que ce soit à domicile qui serait susceptible de prendre des risques pour eux et/ou autrui.
Si on admet cette conception de la responsabilité de l’État, il faudra alors admettre que les irresponsables dont il a charge doivent être placés sous contrôle, seule solution pour éviter qu’ils se mettent délibérément en péril. Vous l’avez compris, une vision aussi extensive de la responsabilité de l’État imposerait la dictature ou l’anarchie.
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