Des questions d’économie
« Le capitalisme est la croyance stupéfiante selon laquelle les pires des hommes vont faire les pires des choses pour le bien commun de tous ». J. M. Keynes
Tandis que la crise économique s'abat sur le monde, l'Occident s'évertue à gagner du temps par tous les moyens : désinformation et propagande, guerres, émissions monétaires, diversions, promesses de réforme chimériques et plans d'austérité plus sévères les uns que les autres. La contestation monte progressivement, menaçant de se muer en une gigantesque lame de fond que nos démocratures de marché tentent de conjurer par une inflation de contrôle, de surveillance et de divertissement. Les revendications sont partout les mêmes : plus de justice économique, une démocratie « véritable » et un avenir. Les peuples d'Occident réclament un nouveau paradigme. C'est à dire, une renaissance, un renouvellement radical de tout ce qui constitue une civilisation : valeurs, régime politique, et naturellement, l'organisation de l'économie.
La question économique est au cœur des revendications des « Indignés » de Madrid et des « 99% » de New York City venus en masse occuper Wall Street, des manifestants, des millions de chômeurs et des « exclus » de toute sorte, de toutes les contrées et de toutes les origines, à quoi les politiques répondent par des mesures ayant déjà largement prouvé leur stérilité : à une dette occidentale abyssale on répond par davantage de dettes, à une faillite générale du système bancaire et financier on réplique par l'injection de liquidités supplémentaires, à une inflation en passe de devenir incontrôlable on remédie en manipulant les cours, et notamment celui de l'or, à une spéculation éhontée on propose de remédier par la marchandisation universelle permettant de spéculer plus encore. Certains dissidents proposent le retour à l'étalon or, la nationalisation monétaire et financière, réclament de la régulation et du protectionnisme, tandis que d'autres appellent à la décroissance, à la démondialisation, voire à la dépopulation.
À mauvaises questions, mauvaises réponses. Poser les bonnes questions ne peut se faire sans comprendre la question source, celle d'où procèdent toutes les autres : quelle économie voulons-nous ? Où devraient se trouver ses limites ? À quoi et à qui doit-elle être vouée ? Avant de nous occuper de questions financières, du sort des banques, d'investissements ou de de gestion du patrimoine, encore faut-il comprendre ce qu'on veut en faire. La question initiale serait peut-être de savoir ce qu'on entend par « économie ».
Le mot admet deux sens : dans celui le plus couramment employé, il s'agit de l'ensemble de ce qui concerne la production, la répartition et la consommation des richesses et de l'activité que les hommes vivant en société déploient à cet effet ; dans son sens originel néanmoins, il ne s'agissait que de l'art de gérer sagement une maison, un ménage, ou d'administrer un bien. Dans le premier cas, nous avons affaire à un concept fondamentalement étendu, tandis que dans l'autre, au sens initial, c'est au contraire une affaire individuelle.
À ce niveau, bien que chacun s'efforce en effet de « gérer » sa maison, son ménage et ses biens, il y a un élément contenu dans la définition qui nous fait néanmoins souvent défaut : la sagesse. Par exemple, le fait de prendre un crédit sur 30 ans pour acheter un appartement, c'est à dire, la plupart du temps un espace parallélépipédique dans un parallélépipède de béton est-il « sage » ? On peut se poser légitimement la question. Sachant que le crédit a beau être « à taux zéro » ou même seulement « à 4% », négocié grâce aux bons offices d'un courtier, on devra rembourser le double de ce qu'on emprunte, ce qui dépasse de loin les taux usuraires du Moyen-Âge ; sachant que l'on se condamne pour trois décennies à se nourrir essentiellement de pâtes ; sachant qu'au bout de ces trois ou quatre décennies l'immeuble sera de toute façon devenu insalubre ou délabré ; sachant que ce faisant on enrichit un notaire et un banquier pour rien, il ne serait pas superflu de s'interroger quelques instants. La plupart des choses et des objets que nous achetons – généralement de façon irréfléchie – nous sont inutiles et nous encombrent en cas de déménagement. En réalité, l'inventaire des choses considérées indispensables par la loi est assez étendu. Ainsi, la liste des biens meubles insaisissables admet même un certain degré de confort – on ne peut vous saisir votre lave-linge, de même que les objets d'enfants, ou encore les « livres et objets nécessaires à la poursuite des études ou de la formation professionnelle » (en présentant bien son affaire, on peut conserver son MacBook dernier cri et même sa connexion Internet, puisque le matériel nous est loué par le fournisseur d'accès). Ajoutons-y un réfrigérateur, une table basse, une bibliothèque, un bureau, un canapé (excepté peut-être le frigo, on peut trouver tout cela en dépôt-vente à très bon marché) et nous voilà dotés de tout le confort des standards de vie actuels, ce qui fait de nous, par rapport à un prolétaire des années 1930, des rupins, d'authentiques nababs, dont le seul souci est d'avoir trop de temps et de pas savoir de quoi le remplir. À l'issue de cette rapide démonstration, nous voyons bien qu'il n'est pas bien difficile de gérer sa propre vie, même avec des moyens modestes, et qu'un peu de sagesse et de bon sens nous éviteraient bien des ennuis. Se posent évidemment d'autres problèmes, d'ordre cette fois social, et notamment celui de la frustration – entretenue à dessein par les marchands de biens et de services de tous genres – que nous pouvons éprouver de ne pas avoir un yacht et une résidence secondaire aux Seychelles, ou encore, celui du mimétisme qui nous pousse à adopter les comportements de consommation de ceux qui nous entourent, mais il ne s'agit plus d'économie au sens strict.
La définition contemporaine de l'économie – l'économie au sens de l'ensemble de tout ce qui concerne la production, la répartition et la consommation des biens est plus difficile. Y entrent toutes les activités humaines indispensables à la simple existence, c'est à dire, au maintien des fonctions biologiques (se nourrir, se vêtir, avoir un endroit où dormir, se chauffer et se soigner), ce qui représente une très large gamme d'activités, faisant appel à tous les secteurs (dits primaire, secondaire et tertiaire). En supposant que l'on y pourvoie seul, il devient bientôt manifeste que l'on y passerait le plus clair de son temps, ce à quoi nul de nos jours ne consentirait, à moins d'y être forcé. Heureusement, les temps des cavernes et de la chasse au mammouth sont révolus. Nous vivons à présent au sein de sociétés cohérentes et fortement structurées, dont le grand mérite, du point de vue économique, est qu'elles rendent possible la division du travail, c'est à dire, la spécialisation, qui augmente considérablement la productivité et libère un temps précieux, que l'on peut consacrer à autre chose. Par exemple, à l'accumulation de capital.
Le capital est l'ensemble des moyens de production, qui peuvent être matériels (on parlera alors de capital industriel) ou financiers (capital financier, ou capital tout court), investis par un individu ou un groupe d'individus dans le cycle économique, en vue d'améliorer la capacité de production ou bien sa qualité. Ainsi, un chasseur à mains nues devra probablement se contenter de limaces et de crapauds, tandis qu'un chasseur possédant un arc et un chien de chasse pourra être beaucoup plus ambitieux. C'est là que surgit une problématique-clef : confectionner un arc de bonne qualité, dresser un chien et apprendre à se servir des deux suppose un certain savoir faire (que nous pouvons appeler capital technologique), et beaucoup de temps. L'accumulation, la gestion, la transmission et la répartition de ce capital technique et des moyens de le concrétiser (le capital industriel) est le point crucial, la question la plus importante qui se pose dans toute société. Pour être précis, le capital peut prendre d'autres formes que celles déjà évoquées : capital social (position dans le groupe social, pouvant procurer des avantages), capital financier (forme liquide du capital matériel et technologique), capital humain (femmes, enfants, esclaves, travail humain en général, dont les principales qualités seront le nombre et le degré de compétence), et même le capital culturel, qui peut s'apparenter plus ou moins au capital social. Examinons ce que nous en dit la pensée marxiste :
« … dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. » (1)
Nous voilà au cœur du sujet, de l'analyse socio-économique proprement dite. Dans la terminologie marxiste, les classes sociales sont des ensembles d'hommes caractérisés par leur position au sein du système productif (en bon français, on dit un corps). Ceux-ci se classent d'après le capital auquel ils ont accès, d'où il résulte évidemment que ceux qui possèdent le capital et décident de sa répartition et de sa gestion, ainsi que ceux qui imposent le respect de ces décisions disposent d'un pouvoir total sur les autres. En 1848 sort le Manifeste du Parti communiste, ouvrage diffusé par centaines de millions depuis lors (ce qui est comparable à la diffusion de la Bible), où Marx et Engels posent le problème d'une façon très simple : ceux qui n'ont rien que leur force de travail (les prolétaires) sont exploités par ceux qui possèdent le capital (les bourgeois) ; pour mettre fin à la misère et à l'exploitation des prolétaires par les bourgeois accaparant le capital, il convient que les prolétaires s'emparent de ce capital. Adviendra alors sur Terre le paradis prolétarien où régneront justice, prospérité et fraternité. La fin de l'histoire avant l'heure, pour les laudateurs de Fukuyama.
Cela fut tenté en maints pays et à multiples reprises, et mené à terme au prix de guerres civiles meurtrières dans les États dits « communistes ». Malheureusement, dans la plupart des cas il est arrivé une chose totalement différente de ce que Marx prévoyait : les prolétaires devenus propriétaires du capital et des moyens de production furent bernés par d'autres prolétaires, qui spolièrent tous les autres et devinrent des bourgeois. Retour à la case départ.
Mao Zedong lui-même l'avait d'ailleurs parfaitement compris : « On demande où est dans notre pays la bourgeoisie. Eh bien, elle est dans le parti communiste ». En URSS, on les appelait la « nomenklatura » ou les « apparatchiks ». Mao perçut cette évolution dès les années 1950 au sein de l'URSS, et pour tenter d'éviter ce sort à la République Populaire de Chine, relança vers 1966 le processus révolutionnaire, espérant que quelque chose de positif en émergeât. Hélas ! Il n'en sortit rien d'autre que des millions de morts et le chaos, qui bientôt menaça de s'étendre à l'ensemble du pays. Trois ans plus tard, Mao et les cadres du Parti convinrent d'arrêter l'expérience et les frais. Depuis lors, la République Populaire de Chine connaît une évolution semblable à celle de l'URSS.
Pendant ce temps, les États-Unis prospéraient grâce à la richesse de leur terre, et aux capitaux européens, accumulés à la faveur des deux guerres mondiales et aux dépens du monde entier, notamment de la vieille Europe. De leur situation privilégiée, les États-Unis tiraient la conclusion – à leurs yeux indubitable – que le capitalisme combiné au gouvernement représentatif était le meilleur système possible. Ils achetèrent des pays entiers, corrompirent les autres, et firent la guerre aux irréductibles. Quand l'argent vint à manquer, ils imprimèrent de la monnaie de papier en quantité démesurée, firent des dettes et inventèrent mille subterfuges et tours de passe-passe techno-juridiques pour maintenir le mythe démocratique occidental aussi longtemps que possible, au prix, là aussi, d'une misère noire qui ne se voyait pas, parce qu'on prenait soin de l'exporter vers le Tiers Monde. Pour justifier ce système, le bloc communiste constituait d'ailleurs un excellent alibi, dont on abusa jusqu'à l'absurde : si l'expérience marxiste s'était avérée globalement infructueuse, c'est que le système anglo-saxon abusivement appelé « occidental » était le meilleur possible (ou, par euphémisme, le moins mauvais). Monstrueux sophisme...
Au bout d'un moment, au cours de la décennie 1990, les États occidentaux commencèrent à réduire les prébendes que les possédants distribuaient aux dépossédés à travers les institutions désignées sous l'appellation générique et en même temps théologale d' « État-providence » (ce qui correspond à l' « aide au développement » pour ce qui concerne le Tiers-Monde). Sans résultat, naturellement, si ce n'est d'alimenter l'extrémisme et de transformer le ressentiment du Tiers-Monde en franche hostilité, excitée par l'impérialisme occidental. Le communisme a échoué, mais le capitalisme également, et d'une façon absolument épouvantable. Plus efficace à la mobilisation, le système capitaliste a réussi l'exploit de propager le matérialisme absolu et son modèle à l'ensemble de la planète, de faire plonger l'Occident dans la barbarie et la techno-dictature, tout en allumant des foyers de guerre et d'instabilité partout sur la planète. Alors que le chiffre de la population mondiale atteint les 7 milliards et va avoisiner les 9 milliards d'ici une décennie, les ressources et l'énergie se font plus rares ; par ailleurs, une crise écologique majeure semble s'amorcer. Le capitalisme à outrance a créé toutes les conditions d'un cataclysme d'une ampleur difficile à imaginer. Grâce à tous les acquis de la technologie et de la science, l'homme est maintenant doté d'une puissance démesurée, tout en étant devenu de moins en moins apte à en rester le maître.
Face à ce terrible paradoxe, les élites autoproclamées de l'Occident cherchent une réponse. Nous savons déjà qu'elles ne la trouveront pas. En fait, on pourrait même douter qu'elles en cherchent une en réalité. Le monde tel que nous le connaissons a été construit quelque part vers la fin du XVIII e siècle, au moment des révolutions européennes et américaine. Il est le même, avec le même ordre établi, les mêmes valeurs et les mêmes préoccupations ; la technologie seule a évolué, le rendant chaque jour plus effroyable et inhumain, au fur et à mesure que le capital devenait plus considérable et plus dense, plus concentré en des mains toujours moins nombreuses. Il subsiste en dépit de tout un point où les marxistes ne se sont pas trompés : les guerres et les crises que Marx annonçait dans son Manifeste, et Lénine dans « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme » se sont bien produites. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, ceux-ci ne feront que persister et s'amplifier aussi longtemps que les causes n'auront pas été traitées.
À cet égard, la démarche de Pierre-Joseph Proudhon est fort intéressante, en ce qu'elle s'écarte à la fois de la logique capitaliste et collectiviste pour s'attaquer non au capital proprement dit, mais plutôt à la manière dont la propriété de celui-ci est distribuée. Dans son célèbre traité sur l'institution de propriété, « Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement », Proudhon établit que « La propriété, c'est le vol », mais finit en poursuivant sa réflexion par conclure que la propriété est également la liberté ; dans Théorie de la propriété, il établit que la « propriété est la seule force qui puisse servir de contre-poids à l'État ». Sur ce point fondamental, il est en opposition complète avec les marxistes, qui proposent ni plus ni moins que d'abolir la propriété privée. On a vu ce que cela a donné dans la grande majorité des cas : conformément à l'analyse de Proudhon, les citoyens se sont retrouvés livrés pieds et poings liés au Léviathan étatique ayant confisqué le capital, qui s'est empressé de la rétablir sous d'autres formes et d'autres noms au profit des hommes du Parti. L'exemple-type en est probablement la République populaire démocratique de Corée. Et les sophistes démocrates occidentaux de nous vanter l'excellence de leur modèle, qui apporterait, lui, liberté et prospérité sinon à tous, du moins au plus grand nombre. En vérité, leur modèle livre les citoyens pieds et poings liés au Grand Capital ayant acheté l'État, ce qui est tout à fait équivalent, sinon pire.
Nous sommes aujourd'hui dans l'obligation de trouver une alternative à ces deux systèmes. La plus proche de nous dans le temps, l'Ancien Régime en était une. Le système des privilèges, infiniment compliqué mais néanmoins efficace, ne laissait personne totalement démuni face aux riches et aux puissants ; le régionalisme protégeait de l'absolutisme royal la majorité des sujets, en dépit de tout ce que les républicains ont pu en dire, tandis qu'une monstruosité telle que la conscription, par exemple, paraissait en ce temps-là complètement inconcevable. Mentionnons en outre le système des charges, dont on était propriétaire à vie, et qu'on pouvait transmettre, vendre, ou déléguer, ce qui recelait bien des travers, mais avait l'immense mérite de constituer une barrière opiniâtre vis à vis de l'État (il convient d'apporter une réserve : Louis XIV et Louis XV en particulier, dans le but de remplir les caisses, les confisquèrent à multiples reprises afin de les remettre en vente ensuite). À titre d'exemple, citons Alexis de Tocqueville :
Sur le clergé :
« Le clergé s'y [les cahiers de l'ordre du clergé de 1789] montre souvent intolérant et parfois opiniâtrement attaché à plusieurs de ses anciens privilèges ; mais du reste, aussi ennemi du despotisme, aussi favorable à la liberté civile, et aussi amoureux de la liberté politique que le tiers état ou la noblesse, il proclame que la liberté individuelle doit être garantie, non point par des promesses, mais par une procédure analogue à celle de l'habeas corpus. Il demande la destruction des prisons d'État, l'abolition des tribunaux exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les débats, l'inamovibilité de tous les juges, l'admissibilité de tous les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts qu'au seul mérite […]
Dans la politique proprement dite, il proclame, plus haut que personne, que la nation a le droit imprescriptible et inaliénable de s'assembler pour faire des lois et pour voter librement l'impôt. Nul Français, assure-t-il, ne peut être forcé à payer une taxe qu'il n'a pas votée lui-même ou par représentant. Le clergé demande encore que les états généraux, librement élus, soient réunis tous les ans ; qu'ils discutent en présence de la nation toutes les grandes affaires ; qu'ils fassent des lois générales auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou privilège particulier ; qu'ils dressent le budget et contrôlent jusqu'à la maison du roi ; que leurs députés soient inviolables et que les ministres leur demeurent toujours responsables. Il veut aussi que des assemblées d'états soient créées dans toutes les provinces, et des municipalités dans toutes les villes. Du droit divin, pas le mot. »
Sur la justice :
« Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés un moyen de se faire entendre était la constitution de la justice. Nous étions devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par nos institutions judiciaires. La justice de l'ancien régime était compliquée, embarrassée, lente et coûteuse ; c'étaient de grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n'était qu'une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice capital, qui non seulement corrompt le juge, mais infecte bientôt tout le peuple, lui était entièrement étranger. Le magistrat était inamovible, et ne cherchait pas à avancer, deux choses aussi nécessaires l'une que l'autre à son indépendance ; car qu'importe qu'on ne puisse pas le contraindre, si on a mille moyens de le gagner ? »
Sur une certaine noblesse de province, enfin :
« On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à l'influence particulière de certains ministres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au XVIIe siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants on trouve encore celle-ci : Les gentilshommes de votre province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir ?
On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet ; il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de remplir leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou ; ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie en France, et ont pu y mourir en combattant pour elle ; et ils n'ont dû cette glorieuse distinction qu'à ce qu'ils avaient su retenir autour d'eux ces paysans, parmi lesquels on leur reprochait d'aimer à vivre. » (2)
Ce qu'il convient d'en retenir n'est point que l'ancien régime doit nous servir de modèle ou qu'il dût être restauré en remplacement de nos républiques corrompues ; ce qui est intéressant dans ces trois cas de figure, c'est que nous avons affaire à trois ordres (classes sociales) munis de privilèges et de statuts particuliers, qui ne sont rien d'autre qu'une des formes possibles du capital, ou des combinaisons de celles-ci ; la qualité de noble, par exemple, est une forme de capital social inamovible, provient de la naissance et de ce fait ne peut être retirée, perdue ou vendue ; y sont attachés des prérogatives et des droits particuliers, des terres, parfois des rentes ou des charges. De même pour le clergé, les magistrats, les corps de métiers et les corporations. Nous avons affaire à une organisation complexe, résiliente et, certes, extrêmement inégalitaire de répartition de toutes les formes possibles de capital, où même le roi ne pouvait prétendre les détenir toutes, en faire ce que bon lui semblerait, confisquer et piller à merci, s'immiscer jusque dans l'intimité de ses sujets, pour régler les moindres détails de leur vie, comme le font le totalitarisme néo-libéral ou bien communiste aujourd'hui.
Le processus qui rendit tout cela possible n'est rien d'autre que celui de liquidation, au sens où toutes les formes de capital possibles ont été comme transmutées en liquidités, à savoir, un objet immatériel pouvant être divisé, agrégé, transféré instantanément et sans entraves d'aucune sorte à tout endroit du globe, précisément chiffré et s'échangeant à partir d'un certain seuil contre toute forme de capital, puisque tout est devenu marchandise, et peut donc également être liquidé. Nous sommes au seuil de la liquidation universelle ; ce que Staline faisait autrefois par quelques oukazes, les liquidateurs le font aujourd'hui en quelques clics de souris.
Il ne s'agit pas d'idéaliser l'Ancien Régime et l'absolutisme royal ; il ne s'agit que de montrer quelques points spécifiques illustrant ce que des usages, des coutumes, des principes, une organisation sociale inégalitaire, fût-elle par nature injuste, peuvent opposer de résistance et de ténacité face à l'absolutisme par la coercition et l'argent de l'État et du grand capital confondus que nous subissons aujourd'hui, sous le nom de démocratie et de l'État de droit, dont le seul objet semble être de légitimer l'exploitation du dépossédé par le possédant. Les questions fondamentales en matière d'économie que nous devons nous poser est de savoir ce qui peut être possédé, dans quelle mesure et par qui, qui distribue à qui et de quelle manière, sur quels fondements et critères, qui produit quoi, et enfin, question la plus importante sans doute, en vertu de quoi tout cela se ferait-il. Nous ne pourrons envisager d'examiner tout ce qui en procède, ordre politique et moral, mœurs et coutumes, culture et civilisation, qu'une fois que des réponses convenables auront été proposées. Est-ce uniquement pour satisfaire les vices du narcissisme, de la vénalité et de la cupidité, pour accumuler et amonceler des richesses à la seule fin d'en posséder toujours davantage, quitte à nous entre-égorger d'après le dogme de la libre concurrence, à tout sacrifier, euthanasier nos parents, rançonner nos enfants, escroquer nos proches et asservir nos semblables, et à ne reconnaître pour toute légitimité que celle du pouvoir sordide et ignoble de l'argent, est-ce pour tout cela que nous vivons, produisons, consommons et mourons ?
C'est par leur réponse singulière et propre à chacune que les civilisations se distinguent entre elles, et qu'elles s'effondrent ou bien, au contraire, demeurent et prospèrent. Or, nous ne sommes pas confrontés aujourd'hui à une crise économique ; nous sommes confrontés à une crise de notre civilisation. Notre conservation en tant que nations d'Europe distinctes des autres dépend non de nos armes, de notre technologie ou de nos talents d'illusionnistes et d'imposteurs, mais de notre capacité à trouver une réponse sensée à cette question. Si nous échouons, d'autres la trouveront pour nous, mais nous l'imposeront, ainsi que l'ont fait et continuent de le faire les États-Unis d'Amérique. Or à présent, nous voyons bien que la réponse proposée par l'Empire euro-américain ne mène à rien qu'au pillage et à la destruction, jusqu'à ce qu'enfin il ne reste plus rien à piller et que tout soit détruit ; à nous de formuler notre propre réponse, conforme au génie de chacune de nos nations et dans le respect de celui des autres, avant que la démence de cette nouvelle Rome ne nous emporte avec elle dans sa chute. À défaut de quoi, c'en sera fini de nous, en tant que Français, Britanniques, Allemands, Italiens, Espagnols ou Grecs. Sic transit gloria mundi.
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1. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, 1859
2. A. de Tocqueville, L'ancien régime et la révolution, 1856
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