Pourquoi tant d’Israéliens détestent-ils l’ONG de soldats Breaking the Silence ?
Ces jours-ci, l’organisation d’anciens soldats israéliens est attaquée de toutes parts – du président israélien au ministère de la Défense en passant par la police et le Premier ministre. Pourquoi donc ?
Haggai Matar est un journaliste et blogueur israélien. Il a collaboré à Haaretz et Ma'ariv, et travaille maintenant pour Local Call, site ami de +972 Magazine (d'après l'indicatif téléphonique à composer pour appeler en Israël). En 2012, il a obtenu le Prix de journaliste méditerranéen de la Fondation Anna Lindh, pour son travail sur le mur de séparation. Le 14 décembre 2015, il a publié une tribune sur +972, intitulée Pourquoi tant d’Israéliens détestent-ils l’ONG Breaking the Silence ? http://972mag.com/why-do-so-many-israelis-hate-breaking-the-silence/114763/
Nous la traduisons ici. Dans une deuxième partie, une brève présentation de l'ONG
Ces jours-ci, l’organisation d’anciens soldats israéliens est attaquée de toutes parts – du président israélien au ministère de la Défense en passant par la police. Pourquoi donc ?
Breaking the Silence (Briser le silence) est une organisation juive composée d’anciens soldats israéliens dont la plupart ont combattu sur le terrain. Tout ce qu’ils veulent, c’est dire à la société israélienne qui les a envoyés dans les territoires palestiniens occupés ce qu’ils y ont fait en tant que soldats. Ils le font par le biais de témoignages écrits et vidéo collectés auprès de plus de mille soldats qui ont tous été approuvés par la censure de l’armée israélienne avant d’être publiés. C’est tout.
Ils ne soutiennent pas la campagne palestinienne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS). Ils ne cherchent pas à faire juger des officiers israéliens pour crimes de guerre (au contraire, ils estiment que c’est l’échelon politique, et non l’armée, qui devrait être tenu responsable de l’occupation). Ils ne cautionnent aucune violence palestinienne. Ils n’appellent même pas les Israéliens à refuser de servir dans l’armée et beaucoup d’entre eux continuent à effectuer chaque année leur service de réserve. Si Breaking the Silence devait être critiqué, c’est bien plutôt par la gauche de l’échiquier politique.
Et pourtant, depuis que l'organisation Breaking the Silence a été créée, elle a fait l’objet d’attaques constantes de la part de la droite en Israël – des attaques qui se sont faites de plus en plus fortes ces derniers mois. Au cours du dernier épisode de la campagne absurde menée contre l’organisation, le ministre de la Défense Moshe Ya’alon a banni Breaking the Silence de toutes les activités organisées par l’armée israélienne. Pourquoi donc ? Parce que si l’organisation « partageait vraiment nos valeurs… les soldats travailleraient directement avec l’armée israélienne et ne discréditeraient pas nos soldats à l’étranger ». Vous avez compris ? Parce qu’ils ne parlent pas à l’armée, ils ne sont plus autorisés à parler à l’armée. Brillant.
Mais passons en revue, une à une, les accusations qui sont portées contre Breaking the Silence :
La première affirmation, qui est à mon avis celle qu’il est le plus important d’examiner avec un soin particulier et de réfuter, est celle du manque de crédibilité de Breaking the Silence. Les détracteurs de l’organisation présentent toutes sortes de raisons pour lesquelles l’organisation ne serait pas crédible, mais il y existe une objection qui est terriblement difficile à contrer : durant les onze années durant lesquelles Breaking the Silence a collecté et publié des témoignages, il n’y a pas eu un seul cas où une erreur importante – sans parler d'un faux – a été trouvée parmi les témoignages qu’il a publiés.
Ceci n’est pas un point négligeable – et doit être au cœur du débat. Il s'agit d'une organisation qui publie des centaines de témoignages, qui travaille avec plus de mille soldats, qui a traité de questions très compliquées depuis onze ans – et pas un seul témoignage n’a été trouvé comme étant une invention. Aucun tribunal dans aucun pays ne peut se targuer d'un tel résultat. Et ce, en dépit de nombreuses tentatives visant à tromper l’organisation en lui communiquant de faux témoignages. Ses chercheurs et les personnes qui effectuent les vérifications semblent très performants en matière d’identification des histoires inventées, avant publication.
Ce succès spectaculaire est le résultat de l’investissement important que Breaking the Silence met dans chaque témoignage. Comme le directeur du département recherche de l’organisation l’a écrit ici [NdT : Avihai Stollar a écrit en mai 2015 une tribune dans les colonnes de +972 Magazine « Comment j'ai commencé à m'engager dans Breaking the Silence » http://972mag.com/how-i-became-involved-with-breaking-the-silence/106477/], chaque témoignage produit par un soldat ou un ancien soldat est vérifié ainsi que le contexte de l’incident ou du témoignage, tout comme l’identité de la personne qui témoigne ; on s'assure en outre qu’il ne s’agit pas d’un apprenti politicien cherchant à se faire une réputation. Le témoignage est ensuite corroboré par toute information disponible, tant sur la base de témoignages d’autres soldats que de sources publiques. Certains des témoignages les plus choquants collectés par Breaking the Silence n’ont jamais été publiés car l’organisation n’a pas pu les confirmer de manière indépendante. Imaginez simplement que des journalistes ayant publié des articles attaquant l’organisation aient appliqué les mêmes standards stricts de vérification à leur propre travail et aux déclarations malfaisantes qui sont faites à son sujet.
La deuxième affirmation est qu’ils ne transmettent pas leurs témoignages à l’armée pour investigation. Je demande : pourquoi les transmettraient-ils ? D’abord, l’organisation a, durant ses premières années, transmis des témoignages à l’armée. Et que s’est-il passé ? La police militaire a rendu visite à leurs auteurs dans le but d’effectuer une enquête sur les crimes sur lesquels ils avaient témoigné, comme si c’étaient eux les coupables et non leurs commandants ou la politique de l’armée dans les territoires. Alors pourquoi transmettre des témoignages si cela signifie que vous deviendrez l’objet d’une enquête pour avoir témoigné ?
Il convient d’ajouter à cela que d’autres qui ont décidé de faire part de telles critiques à l’intérieur de l’armée n’ont pas eu plus de succès (comme l’histoire des refusniks de l’Unité 8200, l’unité israélienne hi-tech, qui s'étaient tout d’abord plaints auprès de leurs commandants). Et puis les enquêtes de la police militaire israélienne, qui ne sont même pas toujours lancées, mènent rarement à des inculpations ou à des condamnations, comme cela a été rapporté à plusieurs reprises dans notre série spéciale d’enquêtes « License to kill » (permis de tuer) http://972mag.com/special/license-to-kill/.
Même si tout cela n’était pas le cas, il serait toujours inutile pour Breaking the Silence de transmettre ses témoignages à l’armée pour investigation. Ce que Breaking the Silence cherche à dire c’est que l’occupation des territoires constitue elle-même le problème et que les injustices sont une part inhérente de cette situation, pas des incidents exceptionnels ou des « brebis galeuses ». Car sur quoi l’armée doit-elle enquêter au juste ? Sur le fait qu’elle a administré des millions de personnes depuis presque cinquante ans sous un régime militaire ? Que ce régime militaire est responsable de violations systématiques et inéluctables des droits de l'homme et des droits civiques ? D’ailleurs, lorsque l’armée veut utiliser les témoignages de Breaking the Silence pour faire avancer une enquête, elle ne se prive pas de le faire.
Le troisième reproche est que les témoignages de l’organisation sont publiés anonymement. Tout d’abord, il y a de nombreux témoignages qui ne sont pas anonymes, avec nom, visage et tutti quanti. En ce qui concerne les témoignages anonymes, l'explication est simple : dans une société si prompte à s’en prendre à quiconque exprime la moindre critique contre l’armée, dans une armée qui enquête rapidement sur toute personne qui donne son témoignage, et avec le poids de la culpabilité que beaucoup ressentent sans doute pour leurs actions, quand la plupart de ceux qui témoignent ne veulent sans doute pas que leur famille et leurs amis sachent ce qu’ils ont fait – on peut commencer à comprendre pourquoi.
La quatrième affirmation est que Breaking the Silence est financé par des États étrangers. Ah oui ? Et alors ? Sérieusement. Si nous avons déjà établi que la véracité des témoignages publiés par l’organisation est vérifiée, alors qu’est-ce que ça peut faire qu’un État étranger aide à leur publication ? Parce que ces pays ont leur propre agenda ? Et alors ? Chaque pays a des priorités et des intérêts. Chaque organisation, chaque institution et chaque individu a un agenda. Qu’y a-t-il de mal à avoir un agenda ? Ce sont les témoignages eux-mêmes qui méritent d’être débattus, et non la question de savoir qui a payé le relieur ou le graphiste qui a fait la couverture.
La cinquième affirmation – elle est centrale – contre Breaking the Silence, c’est qu’ils agissent aussi à l’étranger. Une large part de cette accusation est simplement absurde, principalement parce qu’elle est le plus souvent lancée contre l’organisation lors d’événements en Israël, comme lorsqu’elle fait des conférences devant des soldats israéliens.
Alors non, ce n’est pas juste une organisation tournée vers l’étranger. La plupart des activités de Breaking the Silence sont menées en Israël. Les soldats ont servi dans l’armée israélienne, c’est ici qu’ils sont interviewés par les médias, c’est ici qu’ils organisent chaque mois des visites des territoires occupés, c’est ici qu’ils font des conférences (qui sont parfois interrompues par les autorités) et c’est ici qu’ils lisent des témoignages dans les rues. Et effectivement, ils voyagent parfois à l’étranger, en particulier parce qu’ils ont le sentiment, très justement, que personne ne les écoute vraiment ici. Et cela est légitime.
Alors pourquoi la droite israélienne a-t-elle un tel problème avec Breaking the Silence ? Pour toutes les raisons mentionnées plus haut. Parce que ce sont des soldats. Parce qu’ils disent la vérité et qu’ils font tout ce qu’il faut pour s’assurer que leurs témoignages sont véridiques. Parce qu’ils font de gros efforts pour expliquer qu’il s’agit d’un problème systémique et pas de quelques brebis galeuses. Parce qu’ils investissent des quantités considérables de temps et d’argent à s’adresser à la société israélienne, simplement pour lui montrer à quel point l’occupation militaire est laide.
Pour toutes ces raisons, parce que la droite israélienne n’a pas de réponse à leur opposer, elle crée des nuages de fumées et les couvre de boue. Tout cela pour empêcher des gens de les entendre. Seulement, il est important d’entendre ce qu’ils ont à dire. Faites une visite avec Breaking the Silence. C’est du temps bien employé.
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L'organisation Breaking the Silence a été fondée en mars 2004 par un groupe de soldats ayant servi à Hébron. Ces derniers ont pris en photo ce qu’ils y faisaient et ont organisé une exposition à Tel Aviv afin d’interpeller le public israélien avec ce message : « Vous ne voyez pas ce que nous faisons, alors nous vous le montrons afin que vous décidiez si c’est bien ce que nous devons faire… ». http://www.breakingthesilence.org.il/about/organization
Depuis lors, l'association mène un projet de récolte de témoignages nommé « Soldiers speak out », et a obtenu environ un millier de témoignages de la part de « ceux qui ont, pendant leur service avec l'IDF, les gardes frontières ou les forces de sécurité, joué un rôle dans les territoires occupés ». En publiant ces récits, Breaking the Silence espère « forcer la société israélienne à confronter la réalité qu'elle a créée » et à faire face à la vérité concernant « les abus vis-à-vis des Palestiniens, le pillage et la destruction des biens » que les soldats de Tsahal connaissent au quotidien.
Une pétition contre BTS lancée par le parti centriste et laïque Yesh Atid (« Il y a un futur »), qui a 19 députés, a réuni les signatures de 60 membres de la Knesset et de plus de 600 officiers et soldats de l'armée israélienne. L'ONG droitière Im Tirtzu a lancé une campagne controversée contre les organisations qualifiées de « faux nez » de gouvernements étrangers en Israël, dont ferait partie Breaking the Silence.
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