La violence des images : une continuité historique
Il semblerait qu’il existe une constante, depuis la fin de l’Antiquité, de représentations violentes propres à effrayer le spectateur qui pourtant en redemande. A l’heure où l’on dénonce les excès de barbarie au cinéma et à la télévision, il y a lieu de s’interroger sur ce qui motive le public et sur les raisons du succès de la violence.
La violence est un des sujets majeurs de l’art depuis l’époque chrétienne. Quand l’Antiquité s’y référait en évitant de la représenter (théâtre), le christianisme, en la montrant, cherche à faire partager la souffrance et l’élève au statut de vertu, et même de raison d’être, préalable à la libération paradisiaque.
«
La violence habite l’histoire de la peinture, de la sculpture. (...)
Faut-il rappeler que la civilisation chrétienne s’enracine dans la
représentation d’un supplicié ? Et quel supplice ! Que penser
aujourd’hui de cette image de torture offerte à tous les regards depuis
vingt siècles à travers l’Occident chrétien ? » John Ford : La Violence et la loi (Jean Collet - Ed. Michalon, 2004)
« Sans oublier ce goût prononcé pour le martyre, les corps démembrés, l’obsession du cadavre, de la charogne, de la pourriture dans un certain art chrétien, l’accent mis sur la nature excrémentielle du corps, et enfin l’esthétique du supplice et du sang chez les mystiques. Peu de religion ont insisté comme celle-ci sur l’ordure humaine, ont manifesté un tel sadisme de la piété ». L’Euphorie perpétuelle (Pascal Bruckner - Ed. Grasset, 2000)
L’entrée de l’image cinématographique et télévisuelle correspond à la déchristianisation de l’Occident. Très rapidement, cet attrait indéniable du spectateur pour la violence se trouve comblé par le cinéma. La représentation de la violence devient incontournable aujourd’hui et fait partie des ingrédients obligatoires d’une grande production internationale. Elle prend même toute la place dans un créneau (peur, horreur, thriller) dont le public ne se lasse pas.
Y a-t-il des raisons d’inquiétude, des justifications de censure ? L’homme serait-il par essence masochiste pour s’imposer ainsi autant d’images qui le perturbent ?
Nous devons d’abord constater que l’image de la vertu ne rend pas vertueux et que celle du crime ne rend pas criminel. Ensuite que le spectateur entretient de curieux rapports évolutifs entre l’image et la réalité. Le numérique, et toutes les transformations inhérentes à cette technique, enlève aujourd’hui à l’image son crédit de vérité. Dans le cas d’une image violente, la sensation devient aujourd’hui indépendante de la projection du spectateur dans un univers tangible. En clair, on souffrira à la vue d’un supplice, sans pour autant croire que quelqu’un l’ait jamais subi. Le risque de cette évolution demeure qu’un doute généralisé s’installe quant à la preuve par l’image, que toute image devienne synonyme de fiction et que toute représentation iconique soit prise pour virtuelle.
Pour M.-J. Mondzain, le risque se situe dans la réduction du spectateur au silence. On a ainsi remarqué que les images violentes provoquent davantage de sensations que des images neutres, mais aussi que ces images faisaient réagir ceux qui y sont confrontés, en particulier les adolescents, leur fait même développer de véritables stratégies d’adaptation. Le seuil à ne pas dépasser, selon elle, serait donc celui de l’absence de réaction, de l’inertie qui enlèverait à l’individu toute possibilité de choisir.
Quant aux raisons de cet attrait pour la violence, on peut avancer les hypothèses suivantes :
« Par rapport à toutes les images par lesquelles nous pouvons nous sentir violentés parce que nous perdons nos repères, nous installons le désir de fabriquer des images dont nous soyons les maîtres et dont nous sachions pertinemment là où elles commencent et là où elles finissent, et de quelle façon elles reflètent ou non le réel. Je crois que la question de la violence des images est inséparable de ce pouvoir des images de se donner pour être le vrai, et les êtres civilisés que nous sommes ne sont jamais à l’écart de cette tentation. Il n’existe pas un moment où l’être humain aurait fini avec cette tentation. » Serge Tisseron : Violence des images, images violentes- 27/02/2001
Concernant le dernier point, la généralisation des représentations de synthèse implique que l’image devienne de moins en moins violente, puisque assimilée globalement à du mensonge. Là prend sa source le risque d’une dérive. La violence, à travers ses représentations, tendrait à se banaliser et le processus pourrait alors s’inverser : le « tout est vrai » évoluerait en « tout est factice ». Le spectateur en viendrait à ne plus prendre conscience du réel, à ne plus séparer le virtuel des images du monde qui l’entoure. C’est une caractéristique de la pensée schizophrène. Tout est faux, le camarade qu’on frappe dans la cour de récréation ne souffre pas vraiment, le civil qu’on tue à la guerre ne meurt pas vraiment. Les victimes sont comme ces images qu’on peut fabriquer artificiellement avec des pixels et des modèles préconçus.
Pour conclure, si les images violentes, comme cela semble probable, sont nécessaires à l’individu pour conjurer ses peurs et se construire lui-même, le phénomène n’est pas nouveau et date des débuts du christianisme. Quant à l’avenir, il serait déstabilisant de ne plus du tout croire en la véracité des images tout simplement parce que cette incrédulité leur enlèverait toute leurs vertus thérapeutiques et même émotionnelles. Les images nous touchent parce que nous les rapportons à nous-mêmes et à des épisodes de notre vécu, bref à des morceaux de réalité. Il paraît essentiel de conserver ce rapport entre les représentations et une matérialité possible.
« L’image n’a pas d’existence en dehors de la relation que le spectateur noue avec elle. » Serge Tisseron
Illustration : Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (haut), Image du film « Scream » (bas)
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