Monde diplomatique : Vous avez dit « conspirationnisme » ?
Après Le Point, L'Express, Marianne, et quelques autres, c'est au tour du Monde diplomatique de publier un dossier sur les "théories du complot". Le résultat est plus équilibré que ce qu'on peut lire habituellement, mais la remise en cause des explications officielles sur le 11-Septembre est une nouvelle fois assimilée, sans la moindre nuance, à du conspirationnisme.
Le dossier "Vous avez dit « complot » ?" du Monde diplomatique commence par un extrait du texte "Conspirationnisme : la paille et la poutre" de Frédéric Lordon publié en 2012. L'économiste considère que ce phénomène est le "symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public" et "pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu'il en a soupé d'écouter avec déférence les autorités et qu'il entreprend de se figurer le monde sans elles." Lordon met en parallèle cette dépossession avec la condescendance de ceux qui l'organisent : "Aussi est-il de la dernière ineptie de reprocher au peuple ses errements de pensée, quand on a si méthodiquement organisé sa privation de tout instrument de pensée et sa relégation hors de toute activité de pensée." Il estime qu'au lieu de voir le conspirationnisme comme "un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens : accès à l’information, transparence des agendas politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de masse) etc."
Un encart du dossier rappelle que le terme complotiste est un anathème commode qui "vise souvent à disqualifier toute pensée critique". Le blogueur Rudy Reichstadt, du site Conspiracy Watch, s'est apparemment senti visé et a répondu au Monde diplomatique dans un article intitulé "Vous avez dit « anathème » ?", mais il n'a pas jugé bon de se remettre en question. Il aurait pu expliquer pourquoi il ne se trompait jamais de cible, et qu'il ne confondait jamais les simples sceptiques et les vrais complotistes. Au lieu de cela, il a insisté sur les risques du phénomène, et a conclu en affirmant que la théorie du complot "prépare des génocides". On lui rappellera que la "guerre contre le terrorisme", soutenue par ses amis du Meilleur des Mondes, a fait 1,3 million de victimes.
Déjà en 2011, Alain Garrigou dénonçait, sur son blog du Monde diplomatique, cette mauvaise habitude, que l'on retrouve principalement chez quelques éditocrates, consistant à refuser, par principe, d'envisager certaines hypothèses : "La complophobie est une manifestation d’obscurantisme intellectuel, une posture anti-Lumières. Comme ses associés de l’arsenal irrationnel, le totalitarisme hier et le populisme aujourd’hui, la dénonciation de la théorie du complot associe la faiblesse intellectuelle et la force politique". "Puisqu’ils existent, ici et ailleurs, hier et aujourd’hui, même s’ils n’occupent pas toute l’histoire et peut-être même seulement des pans restreints de celle-ci, on ne peut exclure les complots a priori. C’est une affaire d’examen dans tous les cas, soit exactement ce dont nous prive la dénonciation des visions conspiratives." Le journaliste Romain Mielcarek mettait également en garde récemment : "cette chasse généralisée au complotisme, déclarée par une multitude de médias, risque de donner un crédit renouvelé à une autre déformation informationnelle et cognitive : le suivisme du pouvoir en place. Les structures de puissance (Etats, armées, institutions, entreprises, etc.) ont en effet d'imposants moyens de communication qui ont tendance à largement dépasser les capacités des journalistes à déconstruire et vérifier leur discours." [1] Même Pierre-André Taguieff - sociologue proche de l'extrême droite islamophobe, ce qui ne l'empêche pas de servir de référence à Conspiracy Watch et à de nombreux journalistes - critique la dénonciation abusive du conspirationnisme, qu'il qualifie de "contre-complotisme".
Un autre encart du dossier présente quelques exemples d'opérations sous fausse bannière "menées clandestinement pour en rendre responsable un ennemi". L'incendie du Reichstag en 1933 y figure, alors que ce cas n'est pas avéré, ce qui devrait valoir, en théorie, au Monde diplomatique d'être qualifié de conspirationniste [2]. Sur son blog Mediapart, Lyrric décerne, dans une analyse pertinente du dossier du Diplo, une "mention spéciale à l’article "Une obsession dans le monde arabe" (d'Akram Belkaïd) dans le lequel on apprend que les théories qui circulent en Algérie sur l’existence d’un complot français sont initiées et colportées par… les services secrets algériens. Comme thèse conspirationniste, il est difficile de faire plus fort."
La principale lacune du dossier réside dans le fait qu'aucune définition précise du complotisme n'est donnée, ce qui permet d'y mettre ce que l'on veut sans avoir à se justifier (un peu comme Marianne avec son dossier sur les complices de l'islamisme [3]). Il aurait par exemple été utile d'indiquer qu'un complot est une "entreprise formée secrètement entre deux ou plusieurs personnes contre la sûreté de l’état ou contre quelqu’un". Par exemple, si Lee Harvey Oswald a agi seul, alors l'assassinat de Kennedy n'est pas un complot. Si plusieurs personnes sont impliquées, il y a, par définition, un complot. Pour le 11-Septembre, plusieurs personnes sont impliquées, il y a donc nécessairement eu complot. Répétons-le, le 11-Septembre est bel et bien un complot : toute personne qui défend une thèse sur le 11-Septembre, la thèse officielle ou l'une des thèses alternatives, devrait donc être qualifiée de complotiste. Et ceux qui ne défendent aucune thèse sont des sceptiques. Pour Rudy Reichstadt, le conspirationniste est celui qui remet en cause "abusivement l’explication communément admise de certains phénomènes sociaux ou événements marquants au profit d’un récit explicatif alternatif". Il faudra nous expliquer en quoi toute remise en cause de l'explication officielle sur le 11-Septembre (qui n'est d'ailleurs pas communément admise, comme le montrent plusieurs enquêtes d'opinion) serait abusive, y compris quand elle est pratiquée par des journalistes reconnus.
A ceux qui considèrent que le complotiste part d'une conclusion préétablie, pour ensuite chercher des faits qui donnent l'impression de la corroborer, on rappellera que les conclusions du rapport d'enquête sur le 11-Septembre ont été rédigées avant que ne commencent les auditions de la commission. Ce rapport se base en partie sur des aveux obtenus sous la torture (le journaliste Glenn Greenwald a dénoncé la destruction, par la CIA, des bandes vidéos des interrogatoires), dont on a appris depuis qu'elle n'a permis d'obtenir aucune information fiable.
Pour réaliser son dossier, il semble que l'équipe du Diplo soit justement partie d'une conclusion - il n'y aurait pas lieu de se poser de question sur le 11-Septembre - pour ensuite trouver de quoi accréditer cette conclusion préétablie. Et pour y parvenir, le plus simple consiste à se focaliser sur l'un des aspects les plus polémiques, la chute de la 3ème tour du WTC, celle qui n'a pas été frappée par un avion. Des architectes et des ingénieurs considèrent que seule une forme de démolition contrôlée a pu causer cet effondrement. Cet aspect du débat a été mentionné par plusieurs médias (Arte, France3, LCI, Bakchich, L'Obs...) mais une majorité de citoyens ne connait pas encore l'existence du WTC7. En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas experts, nous considérons simplement que ce débat doit avoir lieu entre spécialistes. Pour savoir si l'effondrement a été causé, ou non, par le feu, il faudrait avoir accès à certains documents classifiés, comme nous l'avons indiqué dans notre réponse au site Hoaxbuster.
Trois journalistes du Diplo sont donc venus à notre rencontre, à l'occasion de la conférence de l'architecte Richard Gage (programmée juste après notre Assemblée Générale), en oubliant d'évoquer leurs préjugés sur notre association, auquel cas nous aurions pu essayer de défendre notre travail, ou répondre aux éventuelles erreurs qu'ils auraient pu trouver sur notre site. Un compte rendu de la conférence figure dans le dossier, dans un article intitulé "Qui croit à la version officielle ?". Notre association y est présentée comme une sorte de secte qui suit aveuglément "le grand prêtre du 11-Septembre", et dont les membres "partagent une passion : se passer en boucle les images de ces immeubles". La description reste néanmoins moins caricaturale que ce à quoi nous sommes généralement habitués.
Un autre article présente les "Dix principes de la mécanique conspirationniste", comme le fait de s'appuyer sur l'histoire, sur la science, et sur la raison, des principes dont certains journalistes devraient s'inspirer. On peut y lire que "certains arguments nécessitent la mobilisation de connaissances pointues pour être contredits (concernant l’effondrement des tours du World Trade Center, par exemple)". Nous avons eu beau chercher, aucune note ne permet au lecteur de prendre connaissance de ces réfutations [4]. On peut comprendre que des journalistes ne s'intéressent pas à cet aspect du débat, mais le plus simple aurait été de ne pas venir à notre rencontre le jour d'une conférence sur ce thème.
Nous savions déjà que Serge Halimi, le directeur du journal, faisait un blocage sur le sujet. L'auteur des Nouveaux Chiens de garde (publié en 1997 et adapté en documentaire en 2012) se focalisait, dans une interview donnée en 2007, sur une des thèses alternatives, pour mieux discréditer le doute légitime à propos des nombreuses zones d'ombre. Le journal avait publié l'année précédente un article d'Alexander Cockburn, "figure marquante de la gauche radicale aux Etats-Unis", qui présentait l'avantage de défendre les explications officielles [5], tout en étant, de par son parcours, relativement crédible. Il s'agit en fait d'une illustration du biais de confirmation qui consiste à donner la parole à l'expert qui va dire ce que l'on veut entendre. D'autres intellectuels comme Gore Vidal, Howard Zinn, ou Daniel Ellsberg, le lanceur d'alerte des Pentagon Papers, ne partageaient pas les certitudes de Cockburn, mais les lecteurs du journal n'en ont pas été informés.
Le journaliste belge Olivier Taymans avait essayé, sans succès, de contacter la rédaction du Monde diplomatique après que l'édition norvégienne du journal ait abordé ce sujet. On peut le voir dans son documentaire consacré au traitement médiatique du débat sur le 11-Septembre, et référencé dans la filmographie d'Acrimed :
De nombreux citoyens ont des doutes et vont parfois chercher des explications alternatives (rappelons que nous n'en défendons aucune). Certaines sont effectivement délirantes, et dans le texte "Concurrence effrénée", le Diplo présente la thèse selon laquelle les tours jumelles n'ont pas été heurtées par des avions, mais par des hologrammes, comme faisant partie des "théories les plus répandues sur le 11-Septembre". Cette thèse, dite du "no-plane", est en réalité très marginale, mais la mettre en avant permet d'occulter les arguments qui font consensus.
Dans ce dossier, sept pages sont consacrées aux "théories du complot". Pas une pour parler des 28 pages censurées dans le rapport du Congrès qui font actuellement l'objet d'une bataille pour leur déclassification. Pas une seule pour évoquer les dissimulations de la NSA. Pas une demi-page consacrée aux forfaitures d'Alec Station, l'unité chargée de surveiller al-Qaïda à la CIA. Pas même un quart de page pour mentionner les nombreuses critiques envers la Commission d'enquête. Vous n'y trouverez pas deux lignes sur la défense aérienne ou un mot sur les responsabilités de la Maison Blanche. Et silence évidemment sur les familles de victimes et les lanceurs d'alerte. Thierry Meyssan est constamment cité, jamais Éric Laurent, on comprend aisément pourquoi. Aucune mention non plus des livres des journalistes Philip Shenon, Peter Lance ou James Ridgeway, ou des articles de Kurt Eichenwald, Jeff Stein ou Dan Christensen. Les journalistes du Monde diplomatique auront donc, comme bien d'autres avant eux, contribué à empêcher que le débat sur le 11-Septembre ait lieu, en se focalisant sur un aspect technique présenté de façon caricaturale. Ils auront ainsi fait progresser la défiance des citoyens envers les médias, et donc le complotisme [6].
— La Rédaction de ReOpen911 —
[1] Le suivisme du pouvoir en place ne fonctionne pas à chaque fois, comme le montre la tentative avortée de salir l'image d'Edward Snowden (qui s'est inspiré de Thomas Drake, un des lanceurs d'alerte du 11-Septembre), initiée par le Sunday Times et relayée par de nombreux médias. Daniel Schneidermann a conclu son décryptage de cette affaire par ces mots : "Le vieux journalisme a perdu la partie, mais il ne le sait pas encore".
[2] Le Monde diplomatique pourrait également être qualifié de complice du conspirationnisme pour avoir donné la parole à Nafeez Ahmed, un rédacteur du Guardian très critique de la version officielle du 11-Septembre.
[3] Nous aurions pu apparaître dans ce dossier puisque Philippe Val voit en nous des complices d'al-Qaïda. Une partie de l'équipe de Charlie Hebdo est d'ailleurs toujours sur sa ligne. Elle prend les explications officielles sur le 11-Septembre pour une forme de dogme auquel il ne faudrait pas toucher, comme on peut le voir avec la publication du texte "Conspirationnistes et djihadistes, même combat", dans lequel nous sommes visés par les propos du sociologue Gérald Bronner.
[4] Il aurait probablement été malvenu pour le Monde diplomatique de faire référence au travail de Jérôme Quirant, notre principal détracteur, qui est également, tout comme Gérald Bronner, un militant pro-OGM.
[5] Selon Cockburn, les "obsessions des conspirationnistes du 11 septembre, [servent] à distraire des mille et uns complots réels du capitalisme, lesquels demanderaient à être mis au jour et combattus politiquement". Cockburn utilisa également le terme de "grand prêtre", mais pour désigner David Ray Griffin.
[6] Pour lutter contre le complotisme, Henri Maler propose une solution assez simple : "un peu moins d’imprécations et un plus de journalisme !"
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