Bataclan, le 11 septembre français
Le 13 novembre 2015 au soir, les médecins et la brigade de Recherche et d’Intervention (BRI) arrivent au Bataclan. Ils n’en reviennent pas. Des victimes par dizaines sont couchées sur le sol, certaines souffrant de blessures par balles très hémorragiques, caractéristiques des zones de conflits ouverts que l’on voit à la télé. La France est sous le choc, atterrée par l’horreur et la surprise. Ces tueries indiscriminées -l’attentat de Charlie Hebdo était encore dans tous les esprits et depuis il y a eu un l’attentat meurtrier de Nice puis celui du prêtre octogénaire de Saint-Étienne de Rouvray- sont nouvelles en France mais surtout, et c’est en cela que l’évènement est historique, elles touchent des gens comme vous et moi, des Français et Françaises paisibles.
La fonction de l’affect, bien qu’indispensable au moment de l’atroce tragédie du Bataclan, est fort heureusement revenue de son paroxysme douze mois après l’attentat mais les autorités en ont tiré un profit certain qu’il nous appartiendra de définir puisqu’après tout, c’est de l’état français et de ses débordements criminels dont nous allons parler ici. Le traumatisme des tueries est cependant toujours là ; ses ramifications symboliques sont enracinées dans l’inconscient collectif des Français et contribuent à alimenter les poches de haines racistes et les pulsions identitaires qui s’affichent aujourd’hui, au mépris de toute mémoire historique, dans les partis politiques aux pouvoirs, ou de la droite et de l’extrême droite. Leurs affidés médiatiques et les intellectuels à gages au service du marché se trouvent confortés dans leur audace qui ne cache plus son désir d’instaurer un nouveau maccarthisme et une police de la pensée qui stigmatise et simplifie, comme aux grands jours de l’horreur totalitaire ; sauf qu’aujourd’hui, ce ne sont plus les Juifs qu’on vilipende mais les Musulmans. Pour preuve, les délires de l’ancien ministre Luc Ferry dans Le Figaro, féru d’un langage et de sous-entendus d’un autre âge ; il tonne et adjure de : « résister aux collabos islamo-gauchistes » et à « leur pacifisme munichois[1] ». On croit rêver. Cette litanie est aussi celle du blairiste Jacques Julliard, vociférant des colonnes du Figaro et de Marianne contre « le parti collabo [encore ce mot !] du « pas d’amalgame » à tous crins, du « vivre ensemble » à tout prix.[2] » La haine du vivre ensemble, on le voit, est au goût du jour ; désirée dans une Europe paradoxalement envoutée par les « quatre libertés[3] » garanties par ses traités fondateurs. Derrière cette compartimentation à souhait d’idée complexes, se cache l’ambition réactionnaire d’isoler des éléments de réflexion rationnels, démocratiques et universalistes pour en faire des légo interchangeables de la pensée unique.
L’horreur, mais de quoi ?
L’horreur de ces meurtres de masse, tous condamnables, nous le répétons, glace le sang par sa démesure inouïe, car nous, Français, Européens, nous en sommes maintenant les victimes. On comprend l’horreur, le choc et la stupeur qu’ils ont provoqués chez nous car jusqu’à présent, c’était le contraire qui se passait ; nous étions ceux qui commettaient les atrocités. Les bombardements d’hôpitaux, de marchés, d’écoles et de mosquées ; les massacres de foules paisibles (mariages, funérailles, etc.) se déroulaient plutôt « chez eux », en Éthiopie, au Nigéria, en Mauritanie, en Libye, en Afghanistan, au Soudan, au Yémen, en Syrie, en Irak, etc.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la France n’avait pas eu à déplorer sur son territoire des actes de guerre commandités par des puissances étrangères. L’ordre des choses voulait qu’une telle barbarie se déroulât dans des « pays pauvres », loin, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie. La France se réveille d’un songe creux ; les tueries du JT se déroulent maintenant chez nous, en bas, dans la superette, dans le bar du coin… Comment cela est-il arrivé ? Pourquoi nous détestent-ils ?
Avec quelle force résonnent aujourd’hui sur nos consciences les vers du grand poète martiniquais Aimé Césaire : « Ce que le très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc […] d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique[4]. » Substituez dans le texte « Hitler » par « Daesh » et celui-ci retrouve toute son actualité. Oui, ces tueries, ces massacres, sont communément admis comme le lot quotidien de « l’autre humanité » ; celle des incapables à se gouverner eux-mêmes ; pêle-mêle, les pauvres, les métèques, les Arabes, les Africains, tous indifférenciés ; dans le même sac. Cette distinction signifie aussi que pour nous, l’humanité se trouve d’abord en Occident. Après Charlie et le Bataclan, nous voilà, nous, Français, rabaissés au statut de Yéménite ou d’Afghan. Et forcément, cela nous est intolérable.
Comme le rappelle Alain Badiou : « Il faut rompre avec l’habitude [...] qu’un mort occidental c’est terrible et que mille morts en Afrique, en Asie, au Moyen Orient, ça n’est finalement pas grand-chose[5] ».
Depuis deux cents ans, la puissance coloniale de la France a annihilé des populations indigènes partout en Afrique, en Asie, en Amérique, s’emparant violemment de leurs pays (des millions de morts), de leurs ressources naturelles, sans compter la destruction en règle de leur héritage culturel, de leurs religions, de leur avenir. Par la suite, les conditions d’existence des populations vivant sous notre joug provoquèrent tant de souffrances, de désespoir et de misère qu’il fallut les cacher coûte que coûte à la population française qui, si elle l’avait su, se serait révoltée contre les pouvoirs publics. Un effort redoublé dans les livres d’écoles, les médias, le cinéma et les administrations publiques -jusqu’à en imprégner toute la culture-, créa une rhétorique colonialiste infâme et mensongère qui perdure, vante les mérites des combattants français et « l’œuvre accomplie » par la France. On se souvient des articles consternants de la loi française n° 2005-158 du 23 février 2005 reconnaissant « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » (Article 4, alinéa 2). L’article 13, quant à lui, offrait littéralement une amnistie aux terroristes de l’OAS.
II est indéniable que cette propagande nationale a porté ses fruits. Nos innocentes « petites têtes blondes » n’ont jamais entendu parler du génocide des Bamilékés perpétré par les troupes françaises. Et des massacres de Madagascar ? Et ceux de la Guyane française ? De Haïti ? D’Indochine ? Du Congo ? D’Algérie ? pas davantage. Le nombre des victimes est colossal. Notre mémoire collective a fait l’impasse sur ces monstruosités mais il est dans l’ordre des choses qu’elles reviennent nous hanter.
On ne s’étonne pas que les programmes d’histoire de nos enfants (et ceux de notre propre jeunesse, souvenez-vous) aient fait l’impasse sur les conclusions de l’ouvrage de la philosophe Annah Arendt : « Les origines du totalitarisme. L’impérialisme. », qui associe l’Impérialisme colonial dont nous sommes les héritiers aux grands maux du XXe, incidemment cantonné chez nous (comme par hasard !) aux seuls Communisme et Nazisme. Et il est vrai que cet endoctrinement a remarquablement bien fonctionné en Europe. Par cette adjonction, la philosophe allemande nous renvoie aux actes barbares commis en notre nom par les forces coloniales françaises, indissociables des pouvoirs publics, des grandes compagnies et de la finance ; ceux qui aujourd’hui forment le 1% tant détesté ; les super riches, les milliardaires, les marchands d’armes, les ploutocrates, l’oligarchie, les actionnaires.
Une chose est certaine, cette époque est révolue. Les armes de guerre sont maintenant pointées sur nous, chez nous, sur nos enfants et sur ceux qui nous aimons. Que faisons-nous pour les protéger ? Nous intensifions la guerre et le terrorisme international et quand nous luttons contre des groupes djihadistes en Afrique, c’est généralement pour conserver un avantage stratégique sur le terrain et protéger nos alliés, dans l’ensemble des gouvernements autoritaires et cruels honnis par leurs populations. Et c’est au nom de ce même avantage stratégique que nous finançons sur d’autres continents des branches armées de ces djihadistes, rebaptisés pour les nécessités du moment en « djihadistes modérés et pro démocratie ».
La France est en guerre un peu partout dans le monde. C’est une des seules puissances moyennes qui ait des hommes de troupes déployés sur une grande partie du globe. Aujourd’hui, nous avons près de 4000 hommes tout équipés sur le terrain en Afrique ; au Mali, en Mauritanie, au Burkina Faso, au Niger, au Chad et en Libye. Sans compter nos bases militaires au Sénégal, à Djibouti, en Côte d’Ivoire, en République Centrafricaine et au Gabon. Que font-ils ces soldats français ? On nous dit qu’ils sauvent des vies, pacifient la région que la France a pourtant contribuée à déstabiliser en détruisant la Libye. Rappelons les faits.
Le « Zonage[6] » de la Libye
Au cours de l’hiver 2011, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada décident de se débarrasser du colonel Mouammar Kadhafi, le tyran libyen qu’ils avaient protégé tant que cela leur était profitable. Les bombardements commencent le 17 mars sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les puissances « libres » interviennent au nom de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU qui demandait la création d’une zone d’exclusion aérienne, et la mise en place de mesures de protection des populations civiles victimes d’une guerre civile atroce. C’est ce que l’on peut appeler la première intervention. Deux semaines plus tard, le 31 mars, l’OTAN prend en main l’ensemble des opérations ; commence alors une campagne qui va rapidement se transformer en bain de sang. S’en suit l’effondrement de la société libyenne puis l’avènement d’une catastrophe humanitaire de grande ampleur. Cette seconde intervention échappe totalement au contrôle de l’ONU, roulée dans la farine par la France et l’Angleterre. L’Union Africaine (UA), quant à elle, est carrément mise sur la touche. Elle a beau alarmer l’opinion publique internationale sur la souffrance atroce subie par le peuple libyen victime d’une crise humanitaire sans précédent, les alliés européens continue les bombardements, détruisant l’ensemble des infrastructures du pays. La Libye, un des pays d’Afrique les plus développés, est plongé dans le Moyen-Age.
Cinq mois après le début des hostilités, le 15 juin 2011, l’UA, impuissante et furieuse, dépose une plainte devant le Conseil de Sécurité de l’ONU. Elle déclare qu’avoir : « ignorer l’Union Africaine pendant ces trois derniers mois et intensifier les bombardements sur la terre sacrée d’Afrique fut un acte brutal et arrogant ; une provocation. »[7]
Non seulement l’UA dénonce la situation désespérée dans laquelle se trouve la population libyenne mais elle affirme que la destruction du pays ne permettra pas de mener à bien une transition démocratique. Elle avertit aussi que ce conflit aura pour conséquence d’embraser toute la région.[8] Elle déclare enfin, s’adressant sans doute plus à la France que toute autre nation : « La souveraineté fut un outil d’émancipation pour les peuples d’Afrique qui sont sur la voie du changement après des siècles de prédation par l’esclavage, le colonialisme et le néocolonialisme. De violentes agressions envers la souveraineté africaine sont, par conséquent, virtuellement la même chose qu’infliger de nouvelles blessures sur le destin des peuples africains[9]. »
En guise de réponse, les bombardements redoublèrent d’intensité. Devant la déstabilisation de la région, quelques mois plus tard, la France ne fera un geste pour ces nations humiliées que pour protéger… ses intérêts. Les e-mails de Mme Hilary Clinton publiés par Wikileaks, l’affaire emailgate, confirmèrent les suppositions de ceux qui soupçonnaient M. Sarkozy d’agir en Libye pour des intérêts personnels et bassement commerciaux, très loin en vérité du désir de débarrasser le peuple libyen d’un tyran sanguinaire. Un des mémos révèle ces raisons : « un désir d’obtenir une plus grande partie du pétrole libyen ; accroître l’influence française en Afrique du Nord ; améliorer sa situation politique intérieure en France ; offrir à l’armée française une chance de rétablir sa position dans le monde ; et répondre à l’inquiétude de ses conseillers concernant les plans à long terme de Kadhafi de supplanter la France comme puissance dominante en Afrique de l’ouest — le gouvernement voit notamment d'un mauvais œil le projet de Kadhafi d'introduire une nouvelle devise panafricaine pour supplanter le Franc CFA, basée sur le dinar or libyen et appuyée par des réserves secrètes d'or d'une valeur de 7 milliards de dollars.[10] » Voilà comment la France traite ses « alliés » africains dès qu’ils ambitionnent d’améliorer leur sort. Après la Libye, le chemin était tout tracé puisque la région, comme l’avait prédit bon nombre d’observateurs, allait basculer dans le chaos.
En 2013, dans le cadre de l’opération Serval (qui prend fin le 15 juillet 2014 ; un grand succès militaire dit-on ; le bien-être des populations n’est, semble-t-il, pas pris en compte dans cette victoire), l’armée française bombarde des positions djihadistes dans le nord du Mali et tuent 80 djihadistes venus de la Libye et liées à Al Qaeda. Elle redresse ainsi la situation politique et permet au dictateur Ibrahim Boubacar Keïta de créer un gouvernement en septembre de la même année. Simultanément (décembre 2013), la France déploie 2000 hommes en République Centrafricaine pour régler les conflits meurtriers qui opposent chrétiens et musulmans dans le pays et ainsi protéger les institutions d’une nation au bord du gouffre. Au Tchad, les Français sont traditionnellement chez eux. La base militaire permanente de N’Djamena a un contingent de 800 hommes qui protègent le dictateur Idris Deby des rebelles soudanais et autres. Depuis 2014, l’Opération Barkhane en continuation des opérations Épervier et Serval, a presque doublé le contingent sur place.
La France alliée des djihadistes « modérés » contre Bashar al-Asad
L’intervention en Syrie, en septembre 2015, dans les environs de Rakka, la capitale de l’État Islamique (Le 27, les premières frappes sont confirmées par l’Elysée), est sans doute, avec l’agression contre la Libye, la campagne qui a le plus contribué à ternir durablement l’image de la France au Proche Orient et dans le monde. Pour se rendre compte de l’étendue de notre présence dans la région, il suffit de regarder la provenance des moyens engagés dans l’opération. Selon le quotidien Le Monde, la France a mobilisé 12 avions de combats, 6 Mirages 2000 et six Rafales venus de Jordanie et un avion Atlantique 2 positionné aux Émirats Arabes Unis[11]. Le bien-fondé et la légitimité des raisons invoquées montrent à quel point nous faisons ce que nous voulons dans cette partie du monde. En effet, le cadre légal invoqué par Jean-Yves Le Drian, le ministre de la défense, est l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui porte sur la légitime défense. Pourtant, quelques mois plus tôt, la France s’était opposée au bombardement de la Syrie par les USA et leurs alliés en estimant « qu’aucun cadre juridique et politique ne pouvait légitimer une intervention en Syrie ». Mais tout à coup, cette agression devenait nécessaire et c’est avec un cynisme consommé que l’Elysée se servait de l’ONU pour justifier l’injustifiable. Imaginez qu’on vous cambriole et que vous ayez l’intuition que le coupable habite dans le quartier qui jouxte le vôtre. Vous prenez alors une mitraillette et au plus grand mépris de la loi et du bon sens, vous y tuez tout ce qui bouge… Voilà une attitude psychopathique qui ferait de vous un monstre. Mais s’il s’agit gouvernement français, cela devient de la légitime défense.
Terroristes et terroristes
Nous savons aujourd’hui qui sont les assassins. Nous savons aussi que leur motivation est moins la religion que l’argent, le pouvoir, l’accès à une reconnaissance qu’ils n’ont jamais obtenue en France (Je parle des terroristes français, hollandais ou belges de Daesh), ou que le désir d’Occident[12] pour les non Européens. Les autres, leurs chefs, sont des bandits, des mafieux, des fascistes, des affairistes qui n’ont rien à voir avec la religion musulmane des gens paisibles, contrairement à ce que les médias et les pouvoirs publics occidentaux veulent nous faire accroire.
En revanche, ce que nous connaissons moins est que ces djihadistes sont tolérés par des populations qui les détestent et souffrent de leur cruauté, certes, mais qui nous haïssent infiniment plus. Les classes moyennes de ces pays -les analystes américains et le Wall Street Journal les appellent « moneyed muslims » (Les musulmans aisés)- quant à elles, nourrissent une rancune tenace contre les Etats-Unis et leurs alliés (La France, donc) qui protègent et financent des états autoritaires et font systématiquement avorter -si nécessaire, dans le sang- les initiatives visant à promouvoir la démocratie dans la région[13]. Ne nous voilons pas les yeux ; c’est l’ensemble des couches sociales de ces pays qui nous sont hostiles et nous sommes les seuls dans le monde à croire que notre mission est civilisatrice.
Les interventions (humanitaires ?), les ingérences, les frappes chirurgicales, l’assassinat de leaders résistants ou terroristes, les embargos meurtriers, les coups d’états dont nous sommes responsables sont ressentis par l’Europe et les USA comme autant d’aspects nécessaires à la continuation de la « guerre » contre le terrorisme international initiée en 2001 par Blair et Bush junior. Et peu importe que les populations civiles des zones de conflits soient les premières victimes des bombardements. Prenons un exemple ; début septembre 2016, l’état-major français annonçait que la France se préparait à la bataille de Mossoul. Ses mirages venaient de conduire 61 frappes[14] autour de la ville, point névralgique du nord de l’Iraq. Qui aura l’impudence de déclarer que ces bombardements ont épargné les civils ; que les bombes ont fait le tri entre les djihadistes et les citoyens non armés, les femmes, les enfants ? Que sommes-nous aller faire là-bas ? Le président Serbe, M. Tomislav Nikolic, a involontairement répondu à la question lorsque le jeudi 13 octobre 2016, il a déclaré à l’agence TASS : “de nombreux pays, y compris ceux qui se disent démocratiques, devraient commencer à se demander si leur définition correspond à la réalité ou s’ils reçoivent plutôt leurs ordres d’un seul leader[15]. »
Il faut se rendre à l’évidence ; les USA, leurs alliés européens, les Russes, etc., bafouent quotidiennement le droit international en intervenant sans mandat dans des pays dévastés, bombardant indistinctement, populations civiles et combattants terroristes. Les médias de marchés occidentaux, cette deuxième peau du système[16], cachent derrière des artifices de langage l’immoralité criminelle des grandes nations. Leurs crimes, il ne faut jamais cesser de le dire, sont des monstruosités et nous entraînent certainement vers une guerre totale. Mais il serait plus juste de parler de « crime » que de « guerre » ou, comme le suggère le journaliste irlandais Robert Fisk, de « crime contre l’humanité[17] ».
Les commentateurs les plus critiques font souvent remarquer que l’ONU ou les instances internationales occupées à définir le concept de « terrorisme » se heurtent sans cesse à un problème insoluble. En effet, si l’on regarde de plus près la définition de ce qu’est le terrorisme pour le Code US de l’armée américaine, une charte qui prévaut partout dans le monde, les pistes se brouillent :
« Un acte terroriste englobe toute activité qui (A) implique un acte violent ou une action qui mette en danger la vie humaine, en violation de la loi des Etats-Unis ou de tout autre état. C’est aussi applicable à l’ensemble de leur juridiction, et (B) un acte qui semble être intentionnel (i) dans le but d’intimider ou de contraindre une population civile, (ii) d’influencer les politiques d’un gouvernement en l’intimidant ou l’influençant ; ou (iii) d’entraver l’existence d’un gouvernement par l’assassinat et le kidnapping[18] »
Si l’on en croit ce texte, les USA et de leurs alliés (la France) sont les nations terroristes les plus actives de la planète et leur alliance, dont la puissance de destruction est inouïe, est une première dans l’histoire de l’humanité.
La France qui, avec le Royaume-Uni, se dispute la place de caniche favori des États-Unis, est une des nations les plus actives dans cette guerre de conquête rebaptisée guerre de libération. Pourtant, les maîtres mots dans les couloirs du pouvoir sont « oléoduc » et « armement ». Le terme « les droits de l’homme », est tout juste bon pour les commémorations larmoyantes. La France est une des nations qui vend, par exemple, des armes aux Saoudiens. Riad, nous le savons, mène une guerre impitoyable contre le Yémen. Le bombardement de funérailles à Sanaa, le 8 octobre 2016, qui a fait 100 morts et plus de 500 blessés, est aujourd’hui considéré comme un crime de guerre.
Selon Amnistie Internationale[19], depuis 2015, l’état français aurait vendu aux Saoudiens des systèmes sophistiqués d’artillerie de gros calibres, des véhicules de combats, des missiles, des rampes de lancement, et toute une gamme de composants et pièces détachées. Dans le rapport 2016 sur les exportations d’armement de la France, le très optimiste Jean-Yves le Drian, ministre de la défense de M. Hollande, frétillait de bonheur : « Les succès historiques que nous avons remportés à l’exportation [d’armement] en 2015, pour un montant de plus de 16 milliards d’euros, sont le résultat du travail de l’équipe « France » des exportations de défense, que j’ai structurée tout au long de ces quatre dernières années[20]. »
Le chef de l’équipe « France », M. François Hollande, s’est quant à lui fendu d’un discours enflammé lors de la commémoration de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 : « Chacune des 86 victimes, déclara-t-il, avait ses rêves, ses amours, ses projets, ses soucis, ses craintes, mais il y a une chose qu'elles avaient en commun, une chose qui ne doit pas s'éteindre, c'est que ces hommes, ces femmes, ces enfants voulaient vivre libres. C'est le message qu'ensemble ils nous laissent. En souvenir de leur martyre, nous devons leur faire un serment. Nous devons leur promettre que nous mènerons jusqu'au bout ce combat pour la liberté parce qu'au bout du chagrin il y a la vie, il y a l'espoir et c'est ainsi que nous resterons fidèles à leur mémoire[21]. »
Quelle honte et quel cynisme !
Les « Afghans », des terroristes créés par nos soins
Revenons à ceux qui veulent en finir avec « notre liberté », qui détestent et jalousent notre bonheur… Pour comprendre d’où ils viennent et qui ils sont, il faut revenir 40 ans en arrière, à la fin de l’ère soviétique, lorsque Moscou décide d’envahir l’Afghanistan. Les pays capitalistes décident de créer un groupe de combattants appelés « les Afghans » pour lutter sur le terrain contre l’armée rouge. Ces moudjahidines (combattant de la foi engagés dans le Djihad) est une troupe hétérogène qui ne compte pas que des Afghans dans ses rangs. Bien qu’ils soient présentés en France comme des amis de la démocratie, comme des guerriers épiques chargeant à cheval les chars russes, le sabre au clair, se sont pour la plupart des extrémistes traditionalistes intégristes ramassés un peu partout sur la planète, enrôlés, entrainés par la CIA et armés les forces de l’OTAN. Le journaliste Denis Souchon[22] revient sur ces images qui du Figaro Magazine au Nouvel Observateur, ne tarissaient pas d’éloges sur ces combattants de la liberté. L’ensemble de la machine médiatique occidentale les plébiscite. On s’adresse à eux dans les termes suivants : « Cette terre là-bas est la vôtre. Vous y retournerez un jour parce que votre combat va triompher. Vous retrouverez alors vos maisons et vos mosquées. Votre cause est juste. Dieu est à vos côtés[23]. »
M. Bernard-Henri Lévy, s’en donne à cœur joie au cours du journal télévisé de la nuit de TF1, le 29 décembre 1981.
« Il faut penser, il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde entier, les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que s’ils ont d’autres armes (...) que celles qu’ils parviennent à ravir à l’Armée rouge, bref, si l’Occident, là encore, accepte de les aider. (...) Je vois que nous sommes aujourd’hui dans une situation qui n’est pas très différente de celle de l’époque de la guerre d’Espagne. (...) En Espagne, il y avait un devoir d’intervention, un devoir d’ingérence. (...) Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes[24]. »
Le journal Le Point quant à lui salue le pouvoir d’Allah dans un texte enflammé de Jean-François Le Mounier qui scande, le 3 mars 1980 :
« “Allah o Akbar” (“Dieu est le plus grand”), “Shuravi [les Russes] dehors” : musulmans et non communistes, les Kaboulis n’ont pas oublié. Le vendredi 22 février, ils entendaient manifester, drapeau vert de l’islam en tête, contre la présence de l’armée soviétique, jugée insupportable. Ce matin-là, comme jadis à Berlin-Est et à Budapest, l’Armée rouge a tiré. (...) Entre Marx et Allah, le dialogue apparaît impossible[25]. »
Patrick Poivre d’Arvor, salue le courage de ses farouches libérateurs, pendant le journal d’Antenne 2, le 8 juillet 1980 :
« Un regard d’une fierté inouïe qu’on aurait du mal à rencontrer ailleurs dans le monde et qui donne une exacte mesure de la farouche volonté des Afghans de se débarrasser de l’occupant soviétique, même si leurs moyens peuvent paraître dérisoires. »
Les larmes inondent le visage de Patrice de Plunkett du Figaro Magazine, qui, le 13 septembre 1980, crèvent de voir des hommes libres subir le martyre :
« Ce qui meurt à Kaboul, sous la botte soviétique, c’est une société d’hommes nobles et libres. »
Dans Le Monde du 19 décembre 1984, quelques jours avant Noël, on fête aussi l’étroite collaboration qui unit les Français et ces guerriers quasiment mythiques :
« C’est cela, l’amitié franco-afghane : un ami qui aide son ami. (...) François a appris le persan, comme Isabelle. Cet été, la frontière franchie, il a marché à pied pendant six jours, de jour et de nuit, parfois dans la boue, à un rythme assez soutenu[26]. »
Pourquoi nous détestent-ils ?
Le cynisme et la cupidité sont les piliers, les moteurs des relations internationales. Et quel meilleur agent que la violence pour les appliquer à nos ennemis pour les forcer à ouvrir leurs marchés ou plus prosaïquement pour leur voler leurs ressources. L’intellectuel Noam Chomsky explique qu’après tout le recours à la violence fonctionne et qu’on se trompe si l’on pense que le terrorisme est l’arme des faibles. C’est au contraire l’arme des puissants. Notre confusion sur le sujet se doit au système doctrinal dominant car la terreur que nous imposons dans le monde ne peut être dévoilée comme telle à nos populations.[27]
On se souvient du déferlement de bêtises proférées dans les médias après les attentats du Bataclan. Pourquoi nous déteste-t-on, nous les Français ? était sur toutes les bouches. Plutôt que de faire une revue de presse, il m’a semblé plus pertinent d’aller voir sur le blog du collège Saint-Exupéry d’Amiens[28]. Pourquoi cet établissement plus qu’un autre ? Eh bien parce qu’il ressemble à tous les autres. Les explications exposées par les enfants sont édifiantes. A la question : Pourquoi les terroristes s’en prennent-ils à nous ? L'ont-ils fait pour se venger ? Les enfants répondent :
« Depuis 2014, des avions français ont lancé des bombes en Irak contre ces terroristes. Et depuis quelques semaines, ils en ont lancé [sic] contre eux en Syrie. Ces terroristes ont décidé de se venger en semant la terreur en France. Ils ont ainsi touché des endroits de fête et attaqué notre façon de vivre habituelle. Ils pensent que ces activités sont mauvaises par rapport à leurs croyances. Ils disent qu'ils combattent pour défendre leur religion. Par exemple, ils veulent imposer à tout le monde les mêmes règles très strictes. Elles viennent de leur façon à eux de comprendre le Coran, le livre sacré des musulmans. Les femmes doivent être couvertes d'un habit noir et être accompagnées d'un homme pour sortir. »
Comparons maintenant la réponse du New York Time à la même question[29] :
« Ils nous détestent parce que nous défendons un nouvel ordre mondial fait de capitalisme, d’individualisme, de sécularisme et de démocratie qui devraient être la norme partout ».
En combinant les deux réponses, on retrouve le credo doctrinal des puissances occidentales, relayé en boucle sur toutes les unes, sur toutes les télés, dans le discours des intellectuels de marché, et de tous les agents qui contribuent à faire respirer la seconde peau du système. Nous laisserons de côté, par pudeur, sans doute, les vérités sorties de la bouche des enfants d’Amiens pour nous intéresser à la doxa confessée puis à la norme désirée sans aucune pudeur par le New York Times. Ce nouvel ordre mondial ne date pas du début du XXIe siècle ; il est antérieur à l’effondrement des tours jumelles et remonte aux années 1980, à l’avènement du néolibéralisme, du reaganisme et du thatchérisme. Cette mutation agressive du capitalisme a abouti à l’existence d’inégalités planétaires qui défient l’entendement. Les lois du marché mondial et leurs fondamentalistes (Le FMI, les fonctionnaires de l’Union européenne, la finance mondialisée, les conglomérats transnationaux, etc.) se sont emparés de l’historicité planétaire sans trouver sur leur chemin de véritable résistance. Cette propagation agressive du marché mondial va de pair avec l’organisation de vastes opérations impérialistes qui détruisent des pays souverains (L’Irak, la Libye, etc.) et refaçonnent les contours de régions entières. Dans tous les cas, les populations de ces vastes contrées transformées en zones franches, anarchiques, sont la cible et les victimes des puissances impérialistes et des groupes armés qu’elles assistent ou emploient.
Voilà, qui d’une certaine façon, répond à la question posée au début de notre paragraphe : pourquoi nous détestent-ils ? Interrogation, doit-on le préciser, qui fut aussi posée par George W. Bush junior en 2001 sur les ruines fumantes des Twin Towers et qui bien avant lui faisait l’objet de toute l’attention des Américains[30]. En ce qui concerne le Moyen-Orient, l’histoire de cette haine tenace est facile à définir et se trouve très précisément explicitée par les autorités américaines :
« Aux yeux de la majorité des Arabes, les États-Unis apparaissent comme étant opposés à la réalisation des objectifs envisagés par le nationalisme arabe. Ils pensent que les États-Unis ne cherchent qu’à protéger leurs intérêts dans les pays producteurs de pétrole en maintenant le status quo et en s’opposant à tout progrès économique et social[31]. »
Aujourd’hui, en complément d’information, cette haine est en partie expliquée par des chiffres dont le caractère est monstrueux : 10% de la population mondiale possède 86% des ressources disponibles. A l’intérieur de ce cercle de privilégiés, -pour faire court, une oligarchie d’environ 700 millions de personnes (Alain Badiou rappelle que c’était plus ou moins ce pourcentage, 10%, qu’occupait la noblesse dans l’Ancien Régime)-, 1% de la population mondiale possède 46% des ressources (presque la moitié !). Et pour finir, 50% de la population mondiale ne possède rien[32]. Ces deux vecteurs conjugués, la protection par la guerre et l’impérialisme de « nos intérêts économiques » et la création d’une pauvreté monstrueuse qui touchent aujourd’hui trois milliards de démunis, une masse qui ni ne consomme ni ne produit ; un réservoir inépuisable pour les djihadistes ; ces deux vecteurs conjugués sont les raisons fondamentales de la haine « qu’ils » nourrissent contre nous.
Le Bataclan, le 11 septembre français
Dans le phénomène Bataclan, il faut bien sûr intégrer les meurtres de masses qui ont frappé la France depuis. Au regard de ce que nous avons exposé ici, rien n’indique que ces tueries cesseront. Que Daesh perde la bataille de Mossoul ne va pas signifier sa disparition ; elle renaîtra de ses cendres en Libye ou dans toute autre région du monde livrée au « zonage ». Qu’elle renaisse en Libye signifie même que les attentats redoubleront en intensité puisque quelques kilomètres seulement en Méditerranée nous séparent des zones de conflits.
Résoudre ce casse-tête géopolitique est d’une grande complexité mais des mesures pourraient être prises immédiatement pour désamorcer la spirale de haine et de guerre qui s’accélère. La première est la paix. Les tenants de cette posture sont minoritaires aujourd’hui en Europe et sont profusément insultés, voire criminalisés (traitres, « munichois », islamo-gauchistes, etc.). Mais qui voudrait la paix devrait dans la foulée revenir sur ses desseins impérialistes. Les partis politiques de la sociale démocratie en crise, qu’ils soient de centre gauche, de droite ou d’extrême droite, se refusent à perdre le capital populiste engrangé depuis le 11 septembre 2001 et qui, depuis les attentats en France, s’accroît grâce au renouveau de la pulsion identitaire. En France, les défenseurs du status quo anti russe et de l’intervention musclée tout azimut s’alignent sur les États-Unis et l’OTAN, et croient encore une fois se servir de l’épouvantail Front National pour s’assurer une continuité.
Le premier anniversaire des massacres du Bataclan devrait être le moment d’une réflexion profonde sur les événements terribles qui s’annoncent si nous continuons t’attiser des conflits qui nous mènent vers la guerre totale.
[1] Lire, « Une anomalie réconfortante », Monde Diplomatique, Octobre 2016.
[2] Idem.
[3] Libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes.
[4] Aimé Césaire, « Discours sur le colonialisme », Présence africaine, 1955, cité par Marc Ferro dans « Le livre noir du colonialisme », Editions Robert Laffont, 2003.
[5] Écouter Penser les meurtres de masses
[6] Terme conçu par le philosophe français Alain Badiou. Le zonage est la création d’une zone de non droit à la suite d’une intervention militaire armée, là où, peu de temps auparavant, existait une société fonctionnelle forte d’infrastructures, d’une police, d’un état, etc.
[7] Cf. Lire le rapport du Conseil de Sécurité de l’ONU
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] Lire : Or noir, Nicolas Sarkosy, Kadhafi et intervention en Libye – L’étrange équation retrouvée dans les mails d’Hilary Clinton
[11] Voir le quotidien « Le Monde » en ligne du 27/09/15 « L’intervention militaire en Syrie décryptée en 5 points »
[12] Cf. Alain Badiou sur le sujet.
[13] In “9-11, Was there an alternative ?” Noam Chomsky, Ed. Seven Story Press, New York 2011, page 46-47
[14] Cf. Article Irak, l’armée française se prépare à Mossoul - RFI
[15] Cf. Article Serbian president urges « democratic nations » to question if they obey orders from one leader
[16] Cf. Blog de Jean Luc Mélenchon http://melenchon.fr/
[17] Cf. in le quotidien anglais The Independent, cet article de Robert Fisk One woman’s nightmare, and a crime against humanity
[18] “An act of terrorism means any activity that (A) involves a violent act or an act dangerous to human life that is a violation of the criminal laws of the United States or any state, or that would be a criminal violation if committed within the jurisdiction of the United States or of any state, and (B) appears to be intended (i) to intimidate or coerce a civilian population, (ii) to influence the policy of a government by intimidation or coercion ; or (iii) to affect the conduct of a government by assassination or kidnapping” in United State Code congressional and administrative news, 98th Congress, Second session 1984, Oct.19, volume x, par. 3077, 80 STAT.2707 (West Publishing Co., 1984)
[19] Cf. Article d’Amnesty International States must stop selling weapons to Saudi Arabia for use in Yemen conflict
[22] Lire son article dans le Monde Diplomatique du mois de février 2016 : « Quand les djihadistes étaient nos amis »
[23] Idem.
[24] Idem.
[25] Idem.
[26] Idem.
[27] In The new war on terrorism, facts and fiction. Conférence. Juillet 2002.
[28] Consulter le blog du collège
[29] The new war on terrorism, facts and fiction. Noam Chomsky. Conférence. Juillet 2002
[30] Lire ce communiqué du Conseil National de Sécurité américain datant du 29 juillet 1958.
[31] Idem.
[32] Écouter la conférence d’Alain Badiou Penser les meurtres de masses, 46’41’’
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