Peine de mort : “Et si c’était votre enfant ?”
“En tuant un criminel”, disait Rousseau, “nous détruisons moins un citoyen qu’un ennemi” ; on ne compte pas le nombre de célèbres intellectuels qui, à l’instar du théoricien de la Révolution française, se sont faits les défenseurs de la peine capitale, une sanction héritée d’une époque où l’agitation sociale était d’un tout autre ordre. Elle n’est pas, comme on se plaît à le montrer, l’apanage d’extrémistes haineux états-uniens ou d’antidémocrates chinois ; la peine de mort est une question de portée universelle, puisqu’elle a pour corollaire l’un des plus vieux thèmes de la vie en société : qui peut décider de la mort d’un individu, est-ce l’individu lui-même, ou la société peut-elle faire un tel choix pour ses membres ?
Si 60 % des États-uniens (sondage 2005) sont toujours persuadés du bien-fondé de la peine capitale, on est encore loin du 81,4% de Japonais (sondage 2006) qui plébiscitent ce châtiment. Et si son abolition avait été votée en Europe, jamais elle n’aurait passé la rampe populaire ; raison pour laquelle les États abolitionnistes l’ont fait par le haut, par le biais du Parlement ou d’un décret gouvernemental. La population hexagonale était acquise à 66 % à la peine de mort en 1976 [1] ; et aujourd’hui, plus de vingt-cinq ans après son abrogation, 33 % de Français souhaiteraient toujours revenir sur la décision de François Mitterrand (défendue en réalité par Robert Badinter). La Pologne, pays membre de l’Union européenne où 70 % des habitants sont anti-abolitionnistes, évoque même la possibilité de revenir sur la peine capitale. Ou encore, un sondage (Gallup) indique que 60 % de la population des pays de l’est de l’Europe soutiendraient l’exécution des criminels, soit l’image inverse de la configuration de l’ouest du continent ; ce qui laisse toujours un score de 40 % des citoyens favorables à la peine capitale en Europe occidentale.
Deux siècles après la malheureuse phrase de Rousseau, bien que nos sociétés aient passablement changé, la tentation de voir l’irréversible châtiment comme solution à nos crimes les plus graves reste toujours vivace. Et à en entendre les leaders des partis d’extrême droite, la peine de mort aurait entre autre vertu celle de rétablir un “respect de l’État”. Néanmoins, si l’on examine les arguments avancés, les faits concernant les exécutions judiciaires tendraient à démontrer que de telles thèses sont discutables : allons-nous continuer à faire une place de choix à des arguments qui n’ont cessé d’être taillés en pièces par une réalité beaucoup plus tranchante que la lame d’une désuète guillotine ?
La vengeance avant tout
La peine de mort a un argument qui se veut massue : “Et si c’était notre enfant” ? Gageons-le, il est probable qu’on réagirait de manière très passionnelle, en laissant une grande part aux émotions plutôt qu’à la raison. Lorsqu’on rencontre l’insoutenable, on perd ses repères, on se préoccupe de sa douleur personnelle et non du respect des règles. Voilà qui est compréhensible. Mais justifier la peine de mort par le fait qu’un élément de la société réagirait émotionnellement, c’est bafouer ce qui fait de nos civilisations des créations exceptionnelles : elles reposent sur la raison, la réflexion, et elles recherchent stabilité et bien-être pour une société entière. Elles rendent justice aux individus, mais choisissent ce qu’est la justice en fonction du bien collectif.
Aborder la peine de mort sous cet angle bien particulier, renvoyant à son propre vécu les peines qu’il conviendrait d’appliquer aux criminels, c’est du populisme. Un populisme dans tout ce qu’il a de plus mauvais, puisque l’on laisse croire que ses malheureuses expériences et ses hasardeuses réponses sont autant d’outils dont la législation nationale doit se doter. Notre propre soif de revanche et notre incapacité à raisonner dans un moment critique pourrait s’inscrire comme exemple pour tout un pays. La vengeance personnelle, que se doit d’empêcher tout État démocratique désireux de survivre, serait tristement érigée en règle :
Art. 1 La vendetta est admissible dans ce pays. La douleur de chaque individu étant intolérable, il est décidé que l’auteur d’un méfait sera puni en subissant à son tour l’acte pour lequel il a été condamné.
Cela ne peut fonctionner. Affirmer le contraire, c’est chercher à flatter les bas instincts de l’individu. Est-ce que la vendetta, qui fait la part belle à l’honneur et à la vengeance, est une solution dans le sud de l’Italie ? Est-ce qu’elle a permis à cette région de se pacifier ? Non. Des villages entiers ont été dévastés, soit par les sanglantes revanches, soit par les départs en masse pour fuir la persécution. L’oeil pour oeil, dent pour dent, c’est la porte ouverte à des conflits sans fin, des situations inextricables où seul la loi du plus fou a cours. Si la vengeance avait pour corollaire la paix, ça se saurait.
La vengeance ne peut donc en aucun cas être acceptée comme modèle de riposte dans une société démocratique. Elle la conduirait vers des troubles potentiels, puisqu’en acceptant l’euthanasie judiciaire, elle court le risque de décrédibiliser tout appel à la raison et au calme. En effet, dans une société qui se débarrasse physiquement de ses “brebis galeuses”, comment expliquer que la vie humaine est le bien le plus essentiel ? L’État, garant des lois et des valeurs, sert d’exemple ; sur lui se calque le comportement des citoyens.
Mais comment accepter que la peine capitale, instrument de vengeance, puisse être institutionnalisé ? L’État qui donne la mort ? C’est un non-sens. Un État n’a pas à “venger” ses citoyens. Il pourvoit à ce qu’ils obtiennent réparation. Il les protège. Il défend leurs valeurs. Mais en aucun cas il n’applique la loi du talion. Il existe des lois, des peines, avec des circonstances atténuantes et aggravantes : elles permettent d’avoir un cadre général pour tous - la même loi est identique et prévisible pour tous les citoyens - et d’avoir des mécanismes pour pondérer les peines, en fonction du cas particulier.
La loi a pour objectif d’apaiser les tensions d’une société, de créer un sentiment de justice parmi ses citoyens. L’institutionnalisation de la vengeance, c’est écrire noir sur blanc que personne n’acceptera jamais le verdict : des proches d’un criminel qui jurera son innocence, aux parents d’un malfaiteur trop fou pour comprendre la portée de ses actes, les cas conduisant au sentiment d’injustice provoqué par une exécution sont aussi nombreux que ceux conduisant au méfait lui-même.
Le souci de créer des sociétés où les individus peuvent se promener librement et vaquer sans risques à leurs occupations et le temps qu’il a fallu pour y parvenir,nous rappellent à quel point le juste équilibre est fragile et le chemin avant de l’atteindre de longue haleine. Mettre en avant l’émotionnel de cette manière, c’est jouer avec le feu, en s’étant préalablement badigeonné d’essence.
Protéger la société en ôtant la vie
S’il est donc facile de démontrer que la peine de mort ne peut être justifiée par souci de vengeance, il est encore plus aisé de balayer les arguments annexes, qui viennent se greffer à ce qui se présente comme seulement un argument démagogique. Car devant l’impossibilité morale et stratégique (en tant que stratégie de survie pour une société) de défendre la peine de mort, certains s’escriment à dire qu’il ne s’agit pas de vengeance. A l’analyse pourtant, ces arguments se révèlent encore plus faibles et inconsistants que le précédent, si cela est possible.
Le prix de la vengeance
Tout d’abord, il serait moins coûteux d’expédier ad patres les condamnés que de les garder ad eternam en prison. L’idée étant qu’il serait inique de faire supporter à la société le coût de maintenir en vie un être dont elle n’a plus cure. Malheureusement pour les tenants de cette position, il apparaît que tuer un condamné est plus coûteux que le garder emprisonné. En raison du nombre d’années qu’il aura à purger de toute manière (entre 10 et 15 ans), des précautions drastiques dont il faudra s’entourer pour protéger les gardiens ainsi que les autres détenus face à un individu qui n’a plus rien à perdre, des vérifications supplémentaires sur les preuves produites auxquelles il faut procéder, l’addition devient rapidement salée ; laquelle doit encore être rehaussée par le coût de l’exécution elle-même. Au final, le Texas, un État états-unien pouvant tristement faire des économies d’échelles sur ses mises à mort (plus il tue, moins le coût des dépenses par victime est élevé), dépense trois fois plus pour exécuter un condamné que s’il l’avait gardé à vie dans ses geôles. Dire qu’on ne veut pas payer pour un criminel revient à s’opposer de facto à la peine de mort.
Le spectre de la récidive
D’autre part, on entend parfois que la peine de mort permettrait de se protéger plus efficacement des dangereux individus. Le spectre du récidiviste, agité tel un épouvantail, fait ici tout son effet ; et encore une fois, plutôt que d’en appeler à la raison, on cherche à provoquer la peur. A cette peur, les associations militant pour l’abolitionnisme ont clairement opposé que la peine de mort pouvait être commuée en une perpétuité incompressible - pas de libération possible - plus appropriée. Il semble raisonnable de penser que si on peut garder plus d’une décennie un individu en prison (soit jusqu’à son exécution définitive), on pourra le garder quelques-unes de plus encore. Ou alors, c’est que la prison n’est pas assez sûre, et le débat se déplace sur un tout autre terrain. Dans le jeu de la peine capitale, user de la carte “protection de la société” est une tromperie de la pire espèce : si les prisons permettent aux dangereux malfaiteurs de s’échapper, ce n’est pas en ôtant la vie aux détenus qu’elles s’en retrouveront sécurisées. Au contraire même, puisque encore une fois, un homme qui n’a aucun espoir est encore plus susceptible de chercher à s’évader. Si la mort est la seule issue programmée, il n’aura aucun scrupule, qu’elles qu’en soient les conséquences, à tout mettre en oeuvre pour trouver une autre porte de sortie ; qu’a-t-il à perdre ? L’homme cherche toujours à se raccrocher à un espoir, aussi infime soit-il ; ôtez-le lui, et qui sait de quoi il sera capable ? Entre être condamné à vivre ou à mourir, la différence est de taille pour un prisonnier.
Arme de dissuasion massive
Dans la même veine, la peine de mort aurait un effet dissuasif. Présentons les choses en deux étapes : soit l’individu est en pleine possession de ses moyens, soit il est atteint de pathologies mentales qui l’empêchent de discerner le légal de l’illégal.
Première
situation, il est sain d’esprit et commet pourtant l’irréparable :
c’est le cas des accidents passionnels ou d’un braquage de banque qui
tourne mal. On comprend mal comment la dissuasion pourrait fonctionner,
puisque pour qu’elle soit suivie d’effets, la sanction consécutive à la
commission de l’acte répréhensible doit être clairement identifiée en
tant que telle. Or, dans ces situations exposées, le résultat
désastreux obtenu par le criminel n’était pas prévu, que ce soit
sciemment (le braqueur ne voulait pas tuer) ou inconsciemment
(l’accident passionnel n’est pas toujours le fruit d’une
préméditation). Il pouvait donc encore plus difficilement prévoir les
futures conséquences légales, et ces dernières l’empêcher de commettre
son crime.
Reste le sadique, cet individu qu’on voudrait classer comme fou mais
qui ne l’est pas suffisamment, violeur par frustration, ou tueur par
obligation : s’il est prêt à assumer la prison à vie, de manière
posée, sera-t-il vraiment dissuadé par la peine de mort ? Il serait
prêt (en cas de condamnation) à prendre le risque de passer le reste de
ses jours confiné dans un espace clos, mais la peine de mort lui ferait
peur ? Dans un tel calcul rationnel, on ne voit pas vraiment quelle
différence il peut y avoir entre les deux types de peines. La peine
capitale aura sur ce sadique lucide le même impact que l’emprisonnement
à vie.
Concernant le second cas de figure, les malades mentaux : les pathologies qui affectent les déséquilibrés vont-elles être affectées en quoi que ce soit par la possibilité d’être exécuté ? Outre l’aspect dérangeant qu’il pourrait y avoir à exécuter une personne qui n’a pas toutes ses facultés, il est à signaler que personne ne guérit d’une maladie à travers des menaces ; pourtant, le méfait commis par le malade est une conséquence de sa maladie. Aussi absurde que semble cette précision, elle a le mérite de démontrer combien la vengeance est le seul but poursuivi par les partisans de la peine capitale, qui seraient prêts à exécuter un individu qui ne comprendrait même pas le mal de son acte.
La peine de mort n’empêche pas plus que la condamnation à perpétuité les accidents passionnels, les braquages de banque de tourner mal, les malades mentaux de se comporter en individu sans repères. Si, en pleine possession de ses moyens, on est prêt à franchir une barrière qui nous mène à un terrain comptant plusieurs décennies de prison, le trépas n’est qu’une donnée peu significative dans sa prise de risques. Si nos notions de bien et de mal sont affectées par des pathologies, le questionnement sur une éventuelle dissuasion ne mérite pas l’encre d’un argumentaire.
La peine de mort n’est pas une mesure destinée à protéger la société ; elle n’empêche pas plus la récidive (le prisonnier peut s’échapper, voire même être “encouragé” à s’échapper) qu’elle ne dissuade le passage à l’acte. Encore une fois, elle n’est que l’expression étatique de la vengeance, avec sa cohorte de contradictions si difficiles à justifier.
Une fois mort, personne ne ressuscite
A tout cela, il convient d’ajouter les indéfendables de la peine de mort. Tel le problème des erreurs judiciaires : le nombre d’exécutés par erreur aux États-Unis augmente chaque année avec les tests ADN qui remettent en cause quantité de condamnations prononcées. La culpabilité ne pouvant être prouvée avec certitude dans certains des cas, comment ose-t-on courir un tel risque ? 123 personnes ont été innocentées depuis 1973 après avoir passé des années sous les verrous. Un nombre d’erreurs judiciaires qui équivaut au nombre de condamnations à mort total pour l’année 2004 !
123 personnes innocentes, cela représente 3 % des condamnés à mort - sur un total de 3 600 - aux USA. C’est évidemment 3 % de trop, un chiffre qui devrait à lui seul définitivement empêcher toute nouvelle condamnation. On ne peut tuer des centaines d’individus non coupables sous prétexte de s’assurer que d’autres, eux coupables, n’échapperont pas à la peine capitale. Toutefois, il existe des partisans du “on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs”, considérant qu’il s’agit de “pertes acceptables” au vu “de la grandeur” du but visé ; à leur attention toute particulière, rappelons que si le chiffre de 3 % est peu signifiant, c’est aussi le nombre total de meurtriers condamnés à mort. Si 3 % n’est qu’un chiffre parmi tant d’autres, on peut raisonnablement se demander s’il vaut la peine de mettre en place une machinerie mortelle, exécutant 3 % des condamnés pour meurtre, mais produisant - au moins - 3 % d’erreurs judiciaires. Pourquoi devrait-on accepter 3 % d’erreurs judiciaires, pour pouvoir condamner à mort 3 % des meurtriers reconnus coupables ? La course à “l’insignifiance” des chiffres est lancée, mais cela reste encore un chemin tortueux que la justification de la peine de mort ne saurait emprunter avec succès.
De plus, les conditions d’exécution peuvent être elles aussi en contradiction avec les droits de l’homme, comme lorsque par exemple les condamnés mettent plus d’1 h 30 pour passer de vie à trépas. Après la peine de mort, la torture ? Avec combien de principes fondateurs de nos sociétés devrons-nous transiger, pour mettre en pratique des punitions d’un autre âge ? Notre société toute entière ne va-t-elle pas finir par ressembler à ses bourreaux ?
La mort finira bien par tous nous emporter
En élargissant la question au détenteur final du droit de vie et de mort sur les individus, il est difficile d’offrir une réponse toute faite : chacun est-il libre de choisir l’heure de son trépas ? Car si l’État se doit de défendre le droit à la vie de ses citoyens, il doit également leur assurer la dignité. La peine capitale se trouve ainsi à l’intersection de l’euthanasie, de l’avortement ou du suicide, des sujets touchants tous à la philosophie politique ou générale. L’euthanasie ou l’avortement sont défendus sous l’angle de la liberté individuelle, mais le suicide n’a pas droit au même traitement, peut-être parce qu’il ne s’agit pas, bien souvent, d’un choix conscient. 310 condamnés à perpétuité italiens ont demandé, trouvant leur peine trop difficile à accomplir, de mettre fin définitivement à leur incarcération à vie et de leur accorder la mort, ce qui nous montre combien est complexe la question. La peine de mort peut-elle se transformer en un acte de charité ? Comme ce papier l’expose, le droit à la vie est un fondement essentiel ; mais cela implique que chaque individu puisse avoir le droit de décider, en son âme et conscience, et si tel est son profond désir, de mettre fin à son existence. L’État n’a pas à choisir qui doit vivre ou mourir, il ne peut s’agir que d’un choix individuel. Sinon, le totalitarisme n’est pas loin de pointer le bout de son nez...
Comme on le voit, être opposé à la peine de mort, ce n’est pas se complaire dans la défense des coupables. Il est trop facile de parler de “victimisation” des accusés, et d’expliquer aux abolitionnistes qu’ils feraient mieux de se préoccuper des vraies victimes. Les abolitionnistes, parce qu’ils se soucient de l’avenir de la société dans son ensemble, tentent de démontrer à quel point la peine de mort est inhumaine et inefficace. Elle met en danger les liants d’une société, elle est dispendieuse, elle ne résout pas la criminalité mais peut-être l’accentue et, surtout, elle ne fait pas plus ressusciter les morts qu’elle ne guérit les victimes - collatérales ou non - de leur douleur. Est-ce que les victimes assistant à la mise à mort de leur bourreau - apogée d’une logique de vengeance - pourront vraiment aller de l’avant ? Gageons plutôt que la violence extrême de l’acte auquel elles ont assisté sera à tout jamais gravée en elles. De manière indélébile, rendant tout reconstructions future illusoire.
La peine de mort est un raccourci émotionnel destiné à nous faire accepter l’horreur. Face à l’irréparable ou l’indicible, nous aurions tort de croire qu’ôter la vie rendra la nôtre plus facile.
[1] Les chiffres varient selon les sources, et le pourcentage retenu ici est le plus bas. Un sondage du Parisien Libéré va jusqu’à affirmer que ce chiffre est en réalité de 99 %.
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