Anthropologie du Front National
Elections après élections, la montée en puissance du Front National suscite l’émoi au sein de l’élite intellectuelle française. Côté gouvernement, la rhétorique doit marquer les esprits et se fait simpliste. A la remorque du premier ministre, la république toute entière est appelée à se liguer contre le danger frontiste : « J'ai peur que la France se fracasse contre le FN. Je n'ai pas peur pour moi, j'ai peur pour mon pays, qu'il se fracasse... Puis-je vous parler de mon angoisse, de ma peur pour mon pays ? » déclarait Valls sur Europe 1, atterré mais encore assez belliqueux pour prêter main forte à un PS en perdition. A la suite des élections, chacun ayant pris acte d’une nouvelle progression du FN, tentons de comprendre les ressorts de l’émergence de ce parti assisté des réflexions de quelques intellectuels engagés dans l’analyse d’une nouvelle et éloquente réalité anthropologique.
Commençons par interroger l’ordre ancien édifié depuis 1789 sur une politique centralisée et « standardisatrice » en absorbant d’autorité les cultures locales (langues, us et coutumes) dans un creuset jacobin. Rappelons les propos du médiéviste Bernard Guenée : « En France, l'État a précédé la Nation » soulignant par sa formule l’avènement d’un peuple solidarisé par un pouvoir centralisé. En dépit de la violence imposée aux populations locales, les particularismes locaux n’ont finalement pas été totalement éradiqués et l’on constate toujours de forts courants ethnocentriques centripètes en région Corse, Bretagne, Alsace pour la France. Pour l’Europe, citons les exemples saillants de la Catalogne, de l’Ecosse et du Pays de Galle.
Venons-en maintenant à l’époque où la jeunesse soixante-huitarde, en quête de libération des corps et des esprits, « tuait le père » en chassant De Gaulle. Une vague d’individualisme accompagnait harmonieusement le libéralisme économique, sonnant ainsi le glas des anciennes structures familiales jugées trop aliénantes. Dans le même temps on constatait la montée en puissance des minorités silencieuses : féministe, homosexuelle etc… L’américain Christopher Lash, décelait dans cette période le triomphe de l'individualisme narcissique et du libéralisme. Aussi proposons-nous d’associer à cet élan sociologique récent une série de termes relevant de principes dits « progressistes » : liberté, individualisme, concurrence, libéralisme, universalisme, multiculturalisme et enfin « droitdelhommisme ». Cet irrésistible mouvement est venu se colleter à un ordre ancien conservateur où raisonnait volontiers des mots tel que : famille et règles de vie en société, collectivité, solidarité, coopération et ethnocentrisme. Certains trouveraient volontiers le « schisme » de 1968 en germe dans la doxa de l’UNESCO qui se prononçait dès les années 1950 en faveur d’un discours à l’antiracisme militant correspondant, selon une position que Lévi-Strauss éclairera par la suite, au symptôme mal diagnostiqué d’une fracture entre universalisme et ethnocentrisme.
Notre position concernant la montée du FN pose l’hypothèse selon laquelle ce nouveau tropisme citoyen constitue la réactualisation d’un ethnocentrisme latent dont la manifestation est le produit d’une politique gouvernementale immigrationniste associé aux conséquences induites par un libéralisme mondialisé chaotique.
Venons-en à la base anthropologique de ce retour de l’ethnocentrisme en convoquant la formule de Maurice Godelier sur l’identité, objet de “la cristallisation à l’intérieur d’un individu des rapports sociaux et culturels au sein desquels il est engagé et qu’il est amené à reproduire ou à rejeter”. Quand les différences entre certains groupes de la population commencent à s’accentuer, comment en analyser l’origine sinon en prolongeant le sujet de l’identité par celui de la tradition, Georges Balandier en précise l’évolution dynamique dans les termes suivants : « […] on peut l'envisager comme appliqué à un système : à l'ensemble des valeurs, des symboles, des idées et des contraintes qui détermine l'adhésion à un ordre social et culturel justifié par référence au passé, et qui assure la défense de cet ordre contre l'œuvre des forces de contestation radicale et de changement. ».
Lévi-Strauss faisait pour sa part référence à un schème anthropologique qu’il relevait chez les Grecs qui taxaient de Barbares ceux qui n’appartenaient pas à leur cité et ne parlaient pas leur langue. Selon Claude Lévi-Strauss, cette attitude est universelle, « elle tend à réapparaître chez chacun de nous. », il s’agit probablement là d’une définition première de l'ethnocentrisme directement issu de la notion d’identité. Il enfonçait ainsi le clou dans son « Anthropologie structurale II » en parlant de « Phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ».
Après « race et histoire » bien dans la ligne, Lévi-Strauss questionnait dans « Race et culture » l’approche de l’UNESCO visant à promouvoir l’universalisme et la lutte contre le racisme. Selon lui, les facteurs de développement – démographique notamment – induisent une croissance et un brassage de population qui tout en favorisant les échanges culturelles provoquent l’effacement de la diversité. Cette évolution engendre en retour des manifestations d’ethnocentrisme caractérisées par d’inévitables réactions d’intolérance et d’hostilité à l’égard de populations considérées rivales.
Précisons maintenant le contexte français, posant ici comme ailleurs la question de l’individu ancré par son identité à un système de tradition qui, par une forme d’instinct de conservation, pourra lutter contre d’autres systèmes de tradition en concurrence. Ces caractérisations sociologiques posent clairement les principes de l’existence sur le même territoire de deux réalités humaines, parmi d’autres moins marquées, disposant de règles endogènes propres ; l’une majoritaire, les français d’origines européennes athée ou « catholiques culturels », l’autre minoritaire et en forte progression, d’origine sub-saharienne majoritairement musulmane.
L’universalisme qui a fait naitre un « multi-culturalisme disjoint » au sein des sociétés anglo-saxonnes interroge sérieusement la résilience du modèle d’intégration à la française en bute aux dangers de différents facteurs exprimés par Levi-strauss : la forte démographie (constituée en France par l’essor d’une population magrébine toujours alimentée par une forte immigration liée au rapprochement familiale) et les rivalités ethnocentriques concomitantes. Dans ce contexte, essayons de déterminer plus finement les tensions internes de la population française. Pour Emmanuel Todd ciblant la population des moins de 35 ans, il existe une pyramide démographique inversée dont le large sommet est constitué majoritairement d’habitants de grandes villes ayant effectués des études supérieures. Une autre pyramide existe, quasiment de même importance, constituée de jeunes ayant des compétences techniques. Dans la pointe située en bas de cette pyramide perdure un foyer persistant d’éducation lacunaire, voire d’analphabétisme. La population éduquée regarde vers le bas de la pyramide dans la crainte latente du déclassement social. Selon Todd, cette population porte toujours le flambeau des idées de gauche issues de la révolution française, on pourrait reconnaitre ici la trainée « principielle » laissée par l’UNESCO. Quoiqu’il en soit, la sortie de la crise systémique que nous connaissons marquerait la fin du FN d’après Todd qui fait ainsi le lien entre d’une part la situation économique, peur du déclassement et de l’insécurité matérielle et d’autre part les réactions ethnocentriques émergentes. Notons que la montée des votes FN parmi la jeunesse a été soulignée par les médias et semble tempérer l’optimisme de Todd car les chiffre sont éloquents : 56% des moins de 35 ans ont voté pour les listes de droite ou du FN, score qui atteint 61% des suffrages chez les 18-24 ans.
Pour résumé à l’extrême le propos, la sortie de la crise qui s’installe permettrait à la population jeune et éduquée d’absorber les tensions ethnocentriques actuelles. On opposera tout de même un bémol à cette vision, exprimant les graves difficultés rencontrée par l’éducation nationale dans son ambition de former de façon égalitaire les populations issues de l’immigration. Le problème aurait selon Bernard Stiegler atteint l’éducation supérieure où les étudiants ne croient plus du tout en leur enseignement et inversement, les professeurs en leurs étudiants. La thèse de Stiegler développe l’idée selon laquelle le consumérisme (ou pour être plus large le néo-libéralisme) a provoqué un phénomène de prolétarisation généralisée détruisant les capacités cognitives des individus. Cet ainsi que les mécanismes de transformation de la société automatisée et désindustrialisée aurait induit un mécanisme de souffrance psychologique à base de frustration incitant les gens à s’en prendre à leurs voisins.
Il est clair que la vision de Todd se veut ouvertement optimiste. Les leçons qu’il tire de l’histoire sont clairement positives constatant que les rapports familiaux sont plus civilisés, que les jeunes mènent une vie plus intéressante qu’auparavant grâce à l’usage d’internet, à la facilité de voyager et à une vie sociale plus riche. Ainsi, l’avènement de l’idéologie néo-libérale aurait-il pris racine sur le terrain propice de l’évolution de mœurs individualistes. D’un point de vue optimiste, presque bohème de gauche, il s’agit de défendre l’idée selon laquelle l’éducation pousse à un universalisme tout en réduisant l’ethnocentrisme.
De son côté Stiegler souligne avec angoisse la déficience dangereuse du système éducatif institutionnel qui, associée à la prolétarisation cognitive provoquée par le système consumériste, détruit toute protension[1] et obère ainsi sérieusement les perspectives d’avenir.
Pour tenter de faire se rejoindre les deux points de vue, il convient de préciser que l’espérance de vie progressant rapidement, il devient essentiel de considérer les individus de plus de 35 ans. On peut ainsi faire référence à l’opposition formulée par Gaston Bachelard entre la jeunesse dotée d’un « instinct formatif » et les personnes d’âge mûr qui développent un « instinct conservatif ». C’est là que je situerais la limite de l’optimisme de Todd car la fracture ethnocentrique française ne semble ainsi pouvoir se réduire qu’à la mesure de la capacité des personnes mûres de ne jamais cesser de s’éduquer tout au long de leur existence afin de pallier aux mécanismes de prolétarisations cognitives dénoncés par Stiegler. Anthropologue-démographe et philosophe s’opposent ainsi quant aux perspectives d’avenir du pays. L’accès obéré à l’éducation semble plutôt donner raison à Stiegler compromettant ainsi la victoire finale de l’universalisme sur l’ethnocentrisme.
Revenons à présent sur l’analyse des caractéristiques des deux ethnocentrismes observés sur le territoire national. Celui de la population d’origine immigrée connait une rupture culturelle périlleuse sensée s’estomper en surmontant la barrière linguistico-culturelle. Pourtant celle-ci perdure dans les enclaves péri-urbaines où une culture spécifique se fabrique issue d’un syncrétisme franco-maghrébin associé à une endogamie propre à pérenniser les traditions exogènes. A la suite de Georges Balandier, chef de fil de l’anthropologie dynamique, il peut apparaitre que nombre de micro-sociétés de banlieue à forte composante musulmane s’inscrivent dans un modèle décentré, affirmant des valeurs dans un cadre réinventé, qui se confond probablement assez bien avec la définition d’une Oumma transfrontière.
De façon limitée, cette nouvelle population de marginaux périurbains à l’ethnocentrisme affirmé distille une frange radicalisée, rejetant la proposition d'identité Nationale, et se forgeant une identité spécifique dans un substrat culturel dilué sur fond de religion musulmane. Dans un milieu où cette religion domine, au moins « culturellement » parlant, peut apparaitre ponctuellement des groupes d'individus hors la loi qui basculent assez facilement dans le djihadisme de banlieue au gré de leurs rencontres, sur internet, en quartier ou en prison, avec des imams extrémistes.
Quand l’ethnocentrisme séculaire corse rencontre le néo-ethnocentrisme maghrébin la situation peut devenir rapidement explosive comme cela a pu être constaté fin décembre 2015 dans la banlieue d’Ajaccio quand des pompiers en intervention dans le quartier de l’empereur, une cité dite « sensible », ont été agressés et violemment invectivés au cri de "Sales Corses, cassez-vous"[2]. Incident bientôt suivi par le saccage d’une mosquée par une population réactive sur le sujet de l’identité locale.
Crise oblige, les phénomènes d'exclusion que connait cette jeunesse issue d'une immigration pouvant remontée à plusieurs générations s’étendent avec force à une part importante de la population française de souche européenne. C'est dans ce contexte que la France périurbaine constate douloureusement qu'elle se retrouve elle aussi marginalisée par le désintérêt patent des médias (plus occupés par les désordres des banlieues) et par la captation importante des ressources de l'État pour une politique sociale et de "réurbanisation" des villes qui ne leur profite pas faisant ainsi montée un fort sentiment d'abandon et d’injustice générateur de rancœur. De plus, on comprendra aisément qu’il soit difficile pour les employés de banlieue victimes de frictions ethnocentriques (voitures incendiés, insécurité dans les transports en commun…) de comprendre les positions universalistes des CSP+ confortablement installés en centre-ville.
Prenons le point de vue de Christophe Guilluy qui « […] remarque la fracture identitaire, en cours, entre la jeunesse issue de l’immigration (avec un vote spécifique qui apparaît : Union des démocrates musulmans) et cette jeunesse habitant "les territoires ruraux et périurbains" »[3]. Comme le rapporte Éric Charmes, « […] les immigrés qui peuplent les banlieues des métropoles non seulement captent les ressources des politiques de redistribution mais peuvent aussi affirmer […] leurs particularismes et leurs différences culturelles dans l’espace public. »[4]. Ces facteurs de fissuration sociale n’aboutissent pas à un consensus. Les pronostics sont divergents concernant l’avenir de la France. Certains pensent que la jeunesse détient déjà le potentiel culturel nécessaire permettant en quelque sorte d’adopter les valeurs de l’universalisme. D’autres stigmatisent la prolétarisation qui détruit les protensions et laisse ainsi peu de perspective d’avenir à la population à part peut-être celle d’une refonte globale du système libérale dominant.
Il existe d’autres alternatives peu enthousiasmantes qui se caractériseraient par une bifurcation dommageable des protensions des plus jeunes puisant une nouvelle force dans un repli ethnocentrique teinté d’Islam. On verrait ainsi se renforcer un clivage entre la population de souche européenne et la population d’origine magrébine dont l’identité réinventée enterrerait les prétentions assimilationnistes qui perdure dans le discours politique.
Les conflits peuvent ensuite éclater sur fond de divergences économiques, de revendication d’un espace géographique ou de rupture ethnico-religieuse et s’achever, dans le pire des scénarios, par une partition territoriale. Nul besoin de faire état des huit guerres de religion qui ont marquées l’histoire de France avec le conflit entre catholiques et protestant car depuis le début du XXème siècle nombre d’exemples montrent avec quelle facilité une nation apparemment intègre peut se briser sur ses points de faiblesses ethno-religieux : l’aura de Gandhi n’a pas empêché l’Inde de se séparer du Pakistan en 1947 à la suite de la revendication d’un état musulman par la ligue musulmane ; les territoires issus de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont été réinventés sur fond de fractures et de « nettoyage » ethnique et confessionnel. Les conflits actuels du Moyen Orient témoignent de lignes de fractures religieuses accentuées par l’action « inconséquente » de la géopolitique occidentale. La Syrie fractionnée en trois blocs ethnoreligieux : alaouite, sunnite et kurde, la Lybie où le camp Islamiste de Tripoli s’oppose au camp laïc installé à Tobrouk, L’Irak où sont pourchassées les minorités chrétiennes, les yézidis et les kurdes et où s’opposent les factions musulmanes opposées : sunnite et chiite…
Dans une perspective universaliste, il est évident que la diversité est une richesse. De ce point de vue, la politique immigrationniste menée par plusieurs générations de politiques y aura largement contribuée. Pourtant, les résultats du FN montrent aujourd’hui que la résilience de la France face à la fracture ethnoreligieuse a atteint ses limites d’élasticité. Les élites ont faillis, incapables de trouver le dosage correct d’une saine politique multiculturaliste. La Nation n’est plus consciente d’elle-même en tant qu’un tout cohérent et les gouvernants ne posent plus depuis longtemps les conditions de sa pérennité. Le peuple divisé ne semble plus guère à même de recourir à un sentiment supérieur de solidarité nationale tombée en désuétude, autrefois il s’appelait patriotisme. Face au risque d’aggravation de la situation économique qui risque d’exacerber les rancœurs, l'avenir de la France en tant que république une et indivisible pose question...
Figure 1 : Ensembles ethnocentriques et tropisme politique. Crédit Arturo Zapata licence Creative Commons.
[1] Attitude de l'esprit tourné vers l'avenir.
[2] http://www.corsematin.com/article/ajaccio/agression-des-pompiers-sales-corses-cassez-vous.1940887.html
[3] http://www.polemia.com/christophe-guilluy-le-fn-est-le-barometre-de-linaction-des-partis-au-pouvoir/
[4] Propos attribués à Christophe Guilluy par Eric Charmes sur le site : http://www.laviedesidees.fr/Une-France-contre-l-autre.html à propos de l’ouvrage de Christophe Guilluy, La France périphérique.
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