J’ai travaillé deux mois autrefois dans un petit abattoir de volailles. Des oies et canards, Pour le foie gras. Il s’agissait d’un travail à la chaîne, de l’abattage au produit fini. J’ai fait ce job au hasard, il s’est présenté à moi, et par curiosité. Il m’a permis de comprendre par expérience des tas de choses, ce qu’est la condition ouvrière, le travail à la chaîne, etc.
L’abattage :
les volailles arrivent dans des cages 4 par 4 ; on s’en empare et on brise les ailes ; ensuite, on les accroche par les pattes sur un cintre roulant sous lequel se trouve une gouttière. Là, on donne un coup de poinçon au cou afin qu’elles se vident de leur sang. L’objet du brisage d’ailes est de pur confort, si je puis dire, car la bestiole, refusant de mourir, se cabre et bouge en tous sens. C’est un cintre tapis-roulant ; il se dirige vers une machine qui s’appelle une plumeuse (une machine faite de rouleaux, etc) ; mais avant cela, le cintre roulant amorce une descente dans un bain d’eau bouillante ; la bête, vivante, se vidant de son sang, souffrant, plonge d’un cou dans l’eau bouillante. De fait, elle en ressort toujours vivante, les plus résistantes, et mourra dans la plumeuse. Mais évidement, ça couine à la mort.
Ces jours-là, la chose se passe sus les yeux d’un vétérinaire assermenté envoyé par l’état. Sur les lieux, on me filera la tâche de l’incapable car j’ai du mal.
Cette expérience m’a donné des enseignements sur un tas de choses. par exemple, le phénomène d’entraînement de groupe ; comment je suis jugé du fait de ma réticence. On est perçu comme un traître, etc. Ce que ’l’on peut faire faire à un individu et ce qu’il peut faire, juste pour vivre. La diversité des individus entre moi qui trouve que c’est ignoble tout ça et d’autres qui vont jusqu’à aimer (cas de sadisme). Etc, etc.
Des sensations étranges, ce que j’appelle le goût suave de la mort, qui passe par le goût et l’odeur : m^me après le taf, on a ce goût atroce en bouche, qui reste.
Etrangement, une habitude et en m^me temps une incapacité à s’y faire. Je note cela à des ambiances : dès que l’on passe la porte du vestiaire, la gorge se noue, il y a comme une gravité qui tombe ; une économie soudaine de paroles, ça ne rigole plus ; je sens confusément chez chacun une même idée : ’vivement que cette p*** de journée se termine’. Concernant le sadique, je vois cela comme une sorte de geste révolutionnaire ultranihiliste mais pas du vice ; qq ch comme ’poussons la logique jusqu’à l’ultime’, qq chose de passionnel et de quasi extatique, une sorte de pantomine. Au dehors, essayant de parler de tout cela, je me heurte à un mur et une hostilité ; c’est vécu comme une folie, ne pas y penser ; pour une discussion de groupe, difficile, car c’est tout de suite l’optique ’pas de mouton noir’ qui veille au grain, entraîne autocensure, etc. M^me l’attitude du véto m’apparait étrange : il fera les cent pas de toute la journée en regardant le plafond ! Sans faire l’économie des cris, de l’odeur, etc. A quoi peut-il penser ?
J’observe. Parmi les types, là, certains font cela depuis des années. Une vie s’écoulera peut-être, jusqu’à la retraite. Pourquoi ? C’est souvent la même histoire : ’il faut manger’, ’j’ai une famille à nourrir’, ’au moins, j’ai un taf’, ’je travaille, je ne suis pas un parasite’. Très franchement, chacun préfèrerait que ça se passe autrement ; ce ne sont pas ces ouvriers qui conçoivent et déterminent les exigences (la productivité). Ce sont des gens qui ne le font pas.
Pour dire comment c’est vicieux : suite à l’abattage, il y a le dépeçage. Les carcasses arrivent par clayettes ; la chaîne est un anneau, même système de cintre. Je suis en début de chaîne et chargé d’attraper les cadavres, les accrocher et leur fendre la peau au niveau du cou ; le type à ma droite a pour tâche de fendre la peau horizontalement ; celui d’après ouvre le corps comme un emballage et chope un organe et ainsi de suite ; à ma gauche, la fin de chaîne, le type attrape les squelettes ; il n’y a plus que la tête intacte, le reste n’est qu’un squelette vide avec des bouts de chair ; lui décroche et coupe la tête avec une grande scie d’atelier à bande. C’est un taf physique et ultra dur ; il fait froid, huit heures à lever du cadavre et tu as le dos et les bras en compote ; tu risques de te couper avec les lames ultra aiguisées même si tu as un gant en maille de fer. Ce n’est pas le pire ; le pire est que la chaîne va a une vitesse soigneusement calculée et que c’est à toi de t’adapter ; et autant le dire, je finis par courir comme un lapin et être en sueur dans cette putain de chambre froide. Pas le temps de papoter ou de se gratter le nez. Le type à gauche avec ses squelettes et ses têtes à la pogne regarde le nouveau que je suis constamment avec un regard vide et un sourire niais ; il me fait l’effet d’un zombie ou d’un automate. N’en pouvant plus, je finis par louper quelques cintres ; d’abord de loin en loin puis plus souvent ; d’autant plus que je réfléchis à ce qui se trame en moi. Une sonnerie s’élève, la chaîne s’arrête ; je n’avais pas envisagé que sur la chaîne il y a un chef, et que ce chef a la faculté d’appuyer sur un bouton d’urgence ; le type accourt et me hurle dessus, m’engueulant comme du poisson pourri. ’je ralentis tout le monde, je suis un boulet, je les mets en danger’. Leur angle d’attaque est en fait l’aventure collective, le challenge collectif ; ils manipulent les individus en les entraînant là-dedans. Et j’ai le déplaisir très vif de me faire embrouiller par de simples collègues qui ne sont pas chefs mais embrassent corps et âme la morale en cours ici et ceci par crainte du châtiment (être viré, etc).
Moment marrant : je suis vraisemblablement jugé pas au top au bout de plusieurs jours. Du coup, un matin, je suis envoyé bosser dans un autre coin de la petite usine avec carrément le directeur, juste lui et moi. Il n’a pas mis son costume d’homme pressé qui roule en grosse tuture ce jour-là ; il est comme moi : bottes, blouse, tablier, calot. Tous les deux nous trions des palettes de foie gras venus de Bulgarie ; nous séparons les foies trop petits de ceux ’décents’ ; ceux tout petits finirons dans ces boîtes de foie gras reconstitués que les prolos mangent à Noël avec la petite mention ’fabriqué en France’. Le type me parle comme à un mongolien ou un petit enfant ; il souffle le chaud, le froid, châtiment, récompense. Il joue remarquablement du pipeau, comment ne pas frémir quand je l’entends me sussurer des trucs comme ’révéler ton potentiel’ ou me parler de primes. Il essaie d’accéder à mon âme par tous les moyens, il cherche manifestement le point faible, celui qui permet de manoeuvrer tel individu, ’à quoi il marche celui-là ? Amour propre, pognon ?’. Accessoirement, il s’enquiert en loucedé de mes opinions philosophicopolitiques et regarde si je ne suis pas plus éduqué qu’il ne faut. J’évite de le relancer avec Nietzsche, Rimbaud et tout le bastringue.
Bon, au bout de deux mois de ce voyage ethnologique (j’étais dans la dèche aussi, j’étais nomade à l’époque et visitais à l’arrache mon beau pays), de façon très surprenante on me propose un cdi. Que je décline, ce qui effare
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