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rodofr rodofr 27 décembre 2009 04:14

Je vous conseils une des meilleurs critiques du livre « la route », traduite dans plusieurs pays que jamais « bien sûr » le film ne fait ressortir car la route est avant tout une langue, une poésie minimalisme...
Lien ici de stalker mis ci-dessous pour sa version littéraire et la critique du Film lien ici

Je dédie ce texte à la mémoire de Vincent Murlin. Puisses-tu, sur la route blanche, trouver un peu de chaleur et de réconfort.

Bien sûr, La route de Cormac McCarthy évoque l’écriture dépouillée (non pas pauvre) du premier Hemingway, celle du dernier Beckett, toute remplie de silences, ces derniers semblant parfois occuper plus de place que le texte lui-même, les souvenirs des plus noires tragédies de Shakespeare (mais aussi le génial foisonnement de sa langue, c’est un point qu’André Bleikasten, qui sans doute ne sait pas lire l’anglais, mésestime gravement), les images au symbolisme démoniaque que Conrad dispersa, comme autant d’énigmes insondables, le long du fleuve lentement remonté par Marlow, l’errance des personnages des Raisins de la colère de Steinbeck, la certitude que la barbarie ne peut être vaincue par le progrès comme l’évoque Sa Majesté des mouches de Golding, la fragilité extrême du voile qui, justement, nous sépare de cette barbarie, enfouie sous un vernis de bons sentiments et de technologie, comme le rappelle L’île du docteur Moreau (et aussi La Machine à explorer le temps et La guerre des mondes) de Wells mais c’est avant tout des précédents romans (1) de Cormac McCarthy que La route s’est nourri, surtout de No Country for Old Men. Les toutes dernières lignes de ce roman, évoquant le rêve du shériff (redevenu jeune enfant, il accompagne dans la nuit son père qui, avec une lampe rudimentaire, s’enfonce dans les ténèbres), semblent annoncer l’aventure qui se déroule dans La route.
Il reprend aussi son écriture tendue, remarquablement précise, superbement concise, sans toutefois adopter son rythme échevelé, ne renonçant pas non plus à évoquer, de façon plus ample qu’il ne l’avait fait dans ce précédent roman, la sombre beauté d’un monde ravagé ni même à délaisser quelques instants la description de l’errance de ses deux personnages : alors l’écriture de McCarthy retrouve l’hypnotique souffle du Bernanos hanté de Monsieur Ouine, paraît s’évader hors du monde détruit par une guerre nucléaire totale, pour chercher l’ultime trace de charité s’étant réfugiée dans l’univers.
Où est-elle ? Dans quelques gestes élémentaires de survie, des paroles échangées entre un père et son fils, de douloureux rêves d’un monde passé, cassé, quelques rencontres, aussi belles que rares, avec des hommes qui ne sont pas retournés à la sauvagerie, à peine contenue par une société qui est désormais détruite, rasée.
C’est donc, effectivement, le temps des loups des très vieilles légendes, époque dont un père et son fils subissent l’implacable rigueur : au moins McCarthy n’hésite-t-il pas à nous rappeler que les hommes peuvent se tenir à hauteur d’homme sans la moindre béquille sociale, l’ensemble des survivants redevenus loups n’important en fin de compte guère aux yeux de deux êtres humains qui ont décidé de se tenir et de se retenir de plonger dans le gouffre. La sauvagerie doit être voulue, désirée, embrassée, comme toute maîtresse digne de ce nom  : elle ne peut s’emparer de l’homme que si ce dernier s’est débarrassé de sa claire vision de ce que sont le Bien et le Mal. Kurtz ne devient l’incarnation (pourtant labile) de la sauvagerie que parce qu’il a décidé de se laisser remplir par le flot noir. Il était vide il est vrai, comme n’ont cessé de le répéter, après Conrad, T. S. Eliot puis Bernanos et Broch. Les personnages les plus ténébreux de McCarthy ne s’expliquent jamais par les si pitoyables causes sociales (une enfance malheureuse voyez-vous, une mère battue, un père alcoolique, légèrement tripatouilleur, une jeunesse dans une barre d’immeubles pourris, etc.) qui diluent notre responsabilité dans une mélasse sociologique infecte. Voyez Suttree : marginal, paumé, errant et pourtant grand homme, la caboche remplie d’autre chose que d’un peu de bourre. Nul doute d’ailleurs, que les mauvais journalistes reprocheront au romancier ce paternalisme qu’ils jugeront conservateur, voire réactionnaire, déjà présent dans No Country for Old Men. De grâce, qu’ils nous laissent lire les romans de McCarthy en paix, ces imbéciles pleurnicheurs, qui n’auront même pas vu que ce roman de la dévastation absolue fonde plus qu’il ne détruit, fonde dans la destruction même. Nous y reviendrons.
Quelles que soient les apparentes disgressions de McCarthy, il signe sa maîtrise magistrale du récit par un trait qui n’aura jamais été aussi remarquablement appuyé que dans La route  : d’un éclair, sa prose a beau s’aventurer dans des contrées inimaginables, souvenirs anciens du père, évocation d’un passé immémorial, chute vertigineuse dans les abîmes de l’espace, exploration des contrées secrètes de la Terre, c’est toujours pour mieux revenir rôder, comme un vent apaisant, autour du père et du fils pour... en porter les aventures toutes simples. Les porter. Porter, n’est-ce pas, après tout, l’unique rôle du romancier qui a mis au monde des personnages nourris de son propre sang ? (2)
Cormac McCarthy ne lâche pas, une seule seconde, ses personnages : il les observe, leur ménage quelques toutes simples surprises (un abri, de la nourriture, des vêtements), déroule sous leurs pas une route dont la symbolique est évidente. La via rupta est le chemin qui creuse le mur du temps délétère. L’immobilité c’est la mort, surtout dans le monde post-apocalyptique (dont la description semble s’appuyer sur les conclusions popularisées par Carl Sagan (3) et une équipe de scientifiques dans Le froid et les ténèbres), donc impitoyable, que décrit McCarthy. La route est cette image typiquement bernanosienne qui bouleversa Julien Gracq, comme il l’écrit dans un de ses essais de lecture. La route de l’errance est d’ailleurs l’un des décors favoris que McCarthy, dans tous ses romans, ne se lasse pas de peindre.
Littéralement, Cormac McCarthy porte ses personnages comme s’il était quelque invisible bon Samaritain pris de pitié pour les êtres à terre, alors même que c’est le petit garçon qui paraît donner au père la force de marcher coûte que coûte (voir les propres paroles de l’enfant, p. 222), vers une côte moins sauvage que stérile.
Notre romancier (mais aussi l’une, donc, de ses plus bouleversantes créations : l’enfant) mérite ainsi l’adjectif (christophore) que Bloy accola au rôle secret et immense du Révélateur du Globe comme il le surnommait, Christophe Colomb. Route et découverte sont les deux faces d’une même réalité, signant symboliquement les plus fameuses odyssées littéraires et métaphysiques.
Que s’agit-il, dans ce roman barbare et foudroyant, de révéler ? La fondation d’une nouvelle chrétienté, qu’importe que Rome ait été rasée ou pas. Nous ne savons d’ailleurs absolument rien de ce qu’il reste de l’Église : seuls quelques éléments qui paraissent ne guère avoir retenu l’attention de McCarthy, nous sont livrés : ainsi nous est-il dit (p. 20) que l’Amérique a été ravagée par des « sectes sanguinaires ». Cormac McCarthy, à la différence d’un Maurice G. Dantec, se moque de décrire les combats épiques et sanguinaires livrés par les ennemis de l’Église aux derniers représentants de l’Ordre (4). Il paraît même ne pas se soucier de savoir si traverse les âges de fer, caché dans quelque souterrain, le crâne ricanant de Leibowitz dont le savoir redonnera vie à une civilisation (qui de nouveau périra, quelques siècles après la Renaissance d’une humanité ayant été pratiquement détruite par les grands feux).
Cette nouvelle chrétienté sera donc identique aux toutes premières communautés ayant reçu la Bonne Nouvelle : elle se cachera, elle sera toujours tout près d’être emportée. Elle survivra néanmoins.
Qu’importe, même, que Dieu existe : il a peut-être été emporté lui aussi par la cendre pulvérulente qui a recouvert le monde entier, pollué les mers et les océans, obscurci l’atmosphère en voilant le soleil. À quoi bon, dès lors, en retrouvant les accents de Job, Le maudire (p. 16), céder au désespoir (p. 34), penser, follement, que la vie véritable, dans un monde presque complètement mort, s’est peut-être réfugiée dans la mort elle-même (p. 24) ou affirmer à l’incrédule qu’Il, ce Dieu devenu fou adoré par des hommes redevenus bêtes, se cache dans le fils (p. 149) que protège, jusqu’au bout de ses propres forces, le père, simplement appelé Papa  ? Si demeure en vie le petit enfant, s’il ne perd pas l’esprit en contemplant la démence, le désespoir (celui de sa mère, qui s’est suicidée), la pestilence et le Mal, et parvient donc à conserver l’usage de la parole, alors c’est Dieu qui continue de parler puisque « S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé » (p. 10).
Cette fragilité bouleversante de la beauté, qui de toute façon est toujours perdue (cf. p. 52), suffit à Cormac McCarthy, et ce dépouillement extrême, cette consomption du langage même (cf. pp. 80, 156), de la musique peut-être réduite à quelques sons informes (p. 71), ce danger de tous les instants, ces menus gestes qui instituent (cf. p. 128), pour affirmer que la lumière ne peut être dévorée par les ténèbres : « Il restait allongé les yeux fixés sur le petit près du feu. Il voulait être capable de voir. Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui » (p. 237).
On a même l’impression que ce qui a survécu de la catastrophe, le Reste des vieilles prophéties juives, cette terre sèche, froide, obscure, sans vie, ces quelques hommes errants cherchant un peu de pain et de lumière, ce peu de choses est encore trop aux yeux de Cormac McCarthy et que, tel un conséquent Maître Eckhart, le Rien est sa véritable demeure, la nouvelle Arche d’alliance indestructible. C’est à partir de rien qu’il faudrait fonder de nouveau, puisque ce rien est tout : « Du pied il dégagea des emplacements dans le sable pour les hanches et les épaules du petit à l’endroit où il allait dormir et il s’assit en le tenant contre lui, ébouriffant ses cheveux pour les faire sécher près du feu. Tout cela comme une antique bénédiction. Ainsi soit-il. Évoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle » (p. 68).


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