17 ans. Montée à Londres au printemps pour m’inscrire dans une grande école à la rentrée et commencer à chercher un logement. Invitée par des copains à une soirée, je rencontre C., étudiant étranger, en génie civil.
Coup de passion total, immédiat, réciproque. 3 jours après, la question de l’école et du logement étant, de fait, réglée, je rentre en France.
Septembre, installation à Londres : mélange de bohême, de dolce vita, d’émerveillement.
Cet amour total me métamorphose. La chenille devient en quelques semaines papillon.
C.
est beau comme un dieu grec, grand, cultivé, engagé, raffiné, bourré
d’humour, courtois. Ravageur. Toutes mes copines craquent devant cette
apparition. Je ne crois pas ma chance, embrasse l’ombre de ses pas et
manque de me rompre le coeur chaque fois que je l’entends approcher...
Un soir de novembre, C. rentre à la maison à une heure tardive inhabituelle et un peu éméché. Il me demande où j’ai passé ma journée. Je lui conte mes cours, mon baby-sitting, mon après-midi au cinéma, mon shopping miam miam à la supérette du coin, sans me douter de rien.
Il se lève en silence, s’avance vers moi et me balance de toutes ses forces contre le radiateur à l’autre bout de la pièce.
Je
suis en état de choc, non pas en raison de la brutalité de l’attaque ou
la douleur fulgurante, mais d’incrédulité. Il me regarde comme si
c’était la première fois qu’il me voyait, mais avec une détresse
infinie dans le regard.
Et s’effondre à côté de moi en s’excusant.
Il bafouille que ses copains étudiants, étrangers comme lui, lui ont soufflé, jour après jour, de ne pas me faire confiance "les Françaises sont légères, celle-ci est particulièrement délurée, d’ailleurs elle nous fait des avances chaque fois que nous venons vous voir et dès que tu quittes la pièce...".
Et qu’aujourd’hui, l’un d’entre eux m’aurait vue sortir d’un petit hôtel de Earls Court avec un mec. Eberluée et prête à tout excuser, à tout comprendre, je me justifie, je ri, je le prends dans mes bras, je l’assure de mon amour. Je le console ! Il pleure. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Je ne me suis jamais vue ainsi.
Le lendemain, dans la salle de bain, je dénude mes épaules zébrées de noir. Un rien plus haut et je me rompais le cou.
Nous n’en parlons pas.
Un mois plus tard, ça recommence.
Même
prétexte. Scénario différent, gifles à tomber par terre, coups de
pieds. Puis de nouveau crises de larmes de part et d’autre.
Cette fois-ci, je réalise que quelque chose de très grave s’est mis en route. Je n’ai personne à qui parler. Seule et perdue dans Londres, je viens de perdre mon seul confident devenu mon bourreau. Mais je l’aime passionnément et ne peut me résoudre à le quitter.
Entre-temps, je prends l’habitude de noter heure par heure mon emploi du temps, avec les numéros de téléphone des personnes rencontrées, si jamais C. voulait contrôler mes journées.
Je ne sors plus, je ne vais plus au cinéma, j’ai peur d’aller prendre un café avec une copine, peur qu’elle se transforme sous mes yeux en homme et que C. apparaisse juste à ce moment-là.
Je sombre dans la panique, dans la paranoïa.
C.
est désespéré de son côté. Un soir, nous nous promenons le long de la
Tamise, et je cherche à reparler avec lui de ce qui s’est passé. Il se
tape la tête contre un mur jusqu’à s’éclater le front. Je suis malade, me dit-il. Je suis jaloux à crever. Je ne peux plus te faire confiance. Ma tête est en miettes.
Au propre et au figuré. Il se casse en deux, en sanglots. Je le console
de nouveau, je ne sais plus quels mots prononcer pour la millionième
fois.
Mais il est déjà loin, enfermé dans ses ténébres.
Trois semaines plus tard (dieu, que mes souvenirs sont aigus),
il disparait trois jours et trois nuits sans donner de nouvelles. Je ne
sais pas si je dois espérer son retour de toutes mes forces ou profiter
de son absence pour prendre la fuite.
Je l’aime et je suis morte de peur.
Il rentre un soir, un cigare au bec, l’air très content de lui, les poches bourrées de fric "gagné au billard". Et m’offre une semaine de vacances et de sérénité. Je n’ose plus rien demander. Je vis un mauvais scénario dans un film improbable.
C’est le printemps. Les scènes de violence s’enchainent à présent avec une régularité dans le temps, comme un accès de fièvre qui va et qui vient à date fixe. Je vis à côté de mes pompes. Je le protège. J’ai appris à étouffer mes cris afin que personne ne puisse "nous" entendre.
Un
jour, il m’accuse d’avoir tenté de l’empoisonner et décrète que
dorénavant, il mangera de son côté et ne touchera plus à rien que j’ai
touché avant lui.
Je me révolte. Une effroyable scène s’ensuit.
Effroyable, car ce n’est plus un homme enfoncé dans sa folie qui
s’attaque à moi, mais un tueur.
Un tueur, c’est quelqu’un qui vous
plaque au sol et vous regarde dans les yeux avec la mort plaquée sur le
visage. C’est l’absolue certitude que cette fois-ci, c’est la bonne.
C’est
mon cerveau qui tourne à mille à l’heure, échafaudant tout à la fois un
plan de fuite, un regret hurlant de n’être pas partie plus tôt, un coup
bas pour me libérer, une façon de me protéger la tête et le cou à tout
prix, des paroles à prononcer de suite pour qu’il ne me tue pas.
J’arrive à rouler sur moi-même, et c’est mon dos et l’arrière de ma
tête qui prennent coups de poings et coups de pieds puis coups de
poings à nouveau. Ceci se passe sur le sol de la cuisine.
Dans sa folie, il ne pense même pas à attraper un couteau ou une chaise. Je me roule en boule, demande pardon, hurle n’importe quoi, gémi comme un petit animal. Il quitte la pièce, claque la porte en partant.Cette fois-ci, je suis en sang, méconnaissable, aveuglée, brisée. Je me traîne jusque dans la chambre, hors de souffle. Remplis mon sac n’importe comment, prends mes papiers, mes clés. Il fait nuit.
Je saute dans le bus 38 vers la Gare Victoria. J’évite le regard des gens, cachée dans mon col. Mais les Londoniens s’en foutent ou en ont vu d’autres et personne ne s’avise de moi. Arrivée à la gare, un train de banlieue direction la banlieue de ma prof de littérature. Tant pis si elle n’est pas là, je l’attendrais toute la nuit devant sa porte s’il le faut. Je ne suis plus à rien près.
Elle ouvre et hurle ne me voyant, je dois faire peur, elle me prend dans ses bras, me conduit sur une chaine et veut appeler la police.
Non, non, surtout pas. Je te demande juste une chose : viens moi en aide. Demande à deux de tes copains hommes de m’accompagner là-bas pour que je prenne mes affaires, et me protéger. Aide moi à trouver un endroit pour dormir et finir mon année scolaire. Mais surtout, ne mets pas la police au-milieu, je t’en supplie sinon je repars immédiatement.
Deux jours plus tard, je suis en état de sortir. Nous allons "là-bas" en milieu de journée. Tout est calme et vide, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Mes affaires sont là. Je me demande si je n’ai pas cauchemardé tout ça, ou exagéré.
J’ai honte devant les amis de ma
prof et devant elle (elle a tenu à m’accompagner). Je vide mes tiroirs
dans un silence de mort, je pleure, j’ai envie d’être seule et d’écrire
à C. que je regrette, que je l’aime et que je ne pourrais jamais vivre
sans lui...
Ma prof doit sentir mes tourments, elle me presse d’en
finir, me prend les clés de la main et les pose près de la porte avant
de la refermer.
Je n’ai plus jamais revu C. Je n’ai jamais oublié
son visage, le son de sa voix, son accent mélodieux, son rire, son
odeur, son regard couleur d’or, la beauté de ses mains si gracieuses
qui ont failli me tuer.
J’ai mis des années à me guérir, à apprendre à ne plus claquer des dents en pensant à lui, à apprendre à ne plus l’aimer...