Ecart-types
La moyenne n’est pas une norme. Les statistiques nous envahissent. Pas un jour sans que nous ne sachions, à la virgule près, le pourcentage de Français qui... aiment dormir la fenêtre ouverte, ne veulent pas des OGM, apprécient la politique gouvernementale. Nous sommes au courant de la durée moyenne de présence devant le petit écran, de celle des rapports sexuels et de la longévité moyenne d’un couple... Nous savons tout. Mais ce tout, ce n’est rien.
A quoi servent les statistiques ? A établir des éléments fiables sur lesquels se baser pour mettre en place une politique globale. Qu’elle soit utilisée à des fins commerciales ou politiques, la science statistique n’a jamais prétendu concerner des individus, mais des groupes. Et elle est utilisée, en principe, pour mettre en place des stratégies globales.
Je n’apprendrai rien à personne en disant que si les sondages annoncent que 80 % des Français tiennent à leur système de protection sociale, le démantèlement de la Sécu ne sera au programme d’aucun leader politique... Les études sur des échantillons de population représentatifs permettent d’évaluer le degré de satisfaction après un débat politique ou l’impact d’une campagne publicitaire. La recherche pharmaceutique utilise les statistiques, autant pour quantifier l’efficacité d’un nouveau traitement par rapport à ceux existants ou à un placebo, que pour évaluer l’impact de la forme de celui-ci sur la prescription médicamenteuse et l’observance.
Je ne détaillerai pas davantage l’impact des statistiques dans nos vies. Je pense que tout le monde en est conscient. Ce qui me préoccupe, ce sont les effets pervers de cette mise en chiffres de nos comportements.
Il y a quelques années, j’ai voulu reprendre les bases de ma discipline, la psychiatrie. J’avais gardé quelques manuels anciens, et j’ai souhaité rajeunir mes connaissances en achetant les derniers opus sortis. J’ai été effarée de constater que ce qui faisait l’ossature de ma formation avait disparu de ces livres. Beaucoup de notions n’y étaient pas présentées comme le résultat des expériences cliniques cumulées de plusieurs générations de chercheurs, mais comme celui d’études chiffrées, dont on donnait pourcentages et écart-type. La lecture en était donc extrêmement problématique, et on n’y trouvait pas de tentative de compréhension du mécanisme interne de déploiement de tel ou tel signe pathologique.
D’ailleurs, et c’est là où je veux en venir, la notion de pathologie n’y était pas définie. De mon temps, comme on dit quand on a l’impression d’avoir acquis une certaine expérience, on avait plusieurs façons de définir la pathologie en psychiatrie. Mais celles-ci n’avaient que peu de rapport avec la moyenne. Ni même, d’ailleurs, avec une norme. La pathologie se définissait par une atteinte globale de la personne, qui amenait celle-ci à souffrir psychiquement, ou à ne pas pouvoir tirer parti de ses facultés, ou qui l’empêchait d’avoir des relations avec autrui, et d’en souffrir (un ermite n’aurait pas été considéré comme malade par la psychiatrie classique, à moins qu’il ne donne des signes de souffrance. Et, même s’il était avéré qu’il délirait, on l’aurait laissé délirer tranquille, une fois vérifiée sa non-dangerosité). Enfin la pathologie se définissait aussi par des difficultés importantes de la relation à autrui, avec une non-reconnaissance de l’autre, en particulier dans la psychose, pouvant amener à des actes inconsidérés, auto ou hétéro-agressifs.
Les signes que l’on observait étaient considérés comme des symptômes d’un éventuel état pathologique. Mais pas pathologiques en eux-mêmes. Pour donner un exemple, une tristesse extrême, avec anorexie, vision péjorative de l’existence et, même, idées suicidaires, n’aurait pas été considérée comme une dépression, si cela était survenu dans les jours suivant un deuil. De même, le fait d’avoir l’humeur fluctuante, cela s’appelait la cyclothymie, et ce ne devenait une maladie (psychose maniaco-dépressive) que si les variations de l’humeur prenaient un tour pathologique et tournaient en états maniaques ou dépressions mélancoliques.
Je ne veux pas enjoliver le tableau : la psychiatrie classique était souvent utilisée à des fins de stigmatisation de l’autre, le “fou”. Mais ce qui m’apparaît maintenant, c’est que la notion de preuve statistique a contaminé ce champ, avec l’effet secondaire extrêmement pernicieux que ce que l’on évalue statistiquement, ce sont des comportements, et ce que l’on épingle comme pathologique, ce sont des écarts à la moyenne.
Or, la moyenne n’est pas une norme.
Piaget a étudié et bien décrit les différents stades de l’évolution d’un enfant. Précisant l’âge moyen où se fait tel ou tel acquis. Cela aide un pédopsychiatre à repérer si un enfant présente un retard d’acquisition, global ou portant sur une fonction. Ensuite, tout dépend du sens clinique du thérapeute, qui peut évaluer si un retard à la marche s’inscrit dans une problématique de trouble massif du développement, ou s’il s’agit de la précaution prise par un enfant qui, déjà, ne supporte pas l’échec, et préfère ne pas prendre le risque de se lancer... La distinction est d’importance. Mais échappe aux statistiques.
Si l’on s’en tient à l’écart du comportement par rapport à la moyenne, ce retard sera considéré comme pathologique.
Un autre aspect de cette question se trouve bien mis en évidence avec les difficultés majeures que rencontrent actuellement les enfants doués à l’école (pas toujours, heureusement, mais souvent). Le fait de comprendre plus vite que les autres, d’en savoir plus long, d’avoir d’autres idées, n’est plus considéré, la plupart du temps, comme le signe d’une intelligence en action, vive et qu’il faut alimenter et canaliser sur des apprentissages adaptés, mais comme un signe de déviance. Je l’ai entendu d’un enseignant “Avec le QI qu’elle a, cette enfant est anormale !”
Pauvre société, qui considère que l’intelligence est une tare, et l’originalité suspecte.
Pauvre enfants, qui doivent grandir en restant dans la moyenne sous peine de se faire ostraciser par les enseignants ou par leurs pairs.
Ce que j’ai constaté dans mon domaine professionnel, reflète bien, je crois, ce qui s’est passé dans bien d’autres pans de la société. Partout on a tendance à négliger les acquis antérieurs, au profit de nouvelles conceptions, basées sur le principe d’une évaluation statistique. Christophe Dejours parle de l’influence de ces stratégies d’évaluation dans le monde de l’entreprise, et des conséquences que cela a sur le malaise global des salariés. Car, là aussi, ce sont les comportements qui sont évalués, pas réellement le travail effectué, avec sa complexité et sa richesse. Là aussi, une attitude particulière sera épinglée, même si elle peut s’avérer, secondairement, particulièrement efficace...
Je me souviens avoir entendu un éditeur parler des contrôleurs de gestion, et de leur utilité. Il expliquait avoir reçu un très gros livre, une première œuvre. Excellent. Mais il a demandé à l’auteur de le réduire de moitié. Statistiquement, les lecteurs achètent moins les gros livres.
Et si c’était Guerre et paix ?
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