Gilgamesh : un étonnant récit allégorique
« A la recherche du roi Gilgamesh - le fantôme d’Uruk », c’est sous ce titre qu’Arte a choisi de diffuser son documentaire de samedi dernier dans le cadre de sa série consacrée à l’aventure humaine. Considérée comme le plus ancien récit de l’humanité, cette épopée suscite nombre de questions sur ses origines. Histoire ou mythe ? Dans la prolongation de mon article du 28 décembre 2006 intitulé « Adam et Eve, une autre façon de comprendre », je propose aux lecteurs d’Agoravox ma lecture de ce récit apparemment fabuleux.
Gilgamesh, roi-individu ou nom d’un clan régnant ?
D’après la Liste royale sumérienne, rédigée au début du IIe millénaire, Gilgamesh, fils de Lugalbanda, fut le cinquième roi d’Uruk (période dynastique ancienne, première dynastie qui aurait détenu l’autorité à Uruk après le Déluge). La Liste lui attribue cent vingt-six ans de règne (cf. Wikipedia). En admettant que les 126 ans de règne indiqués par la liste soient exacts, il nous faut donc d’emblée exclure la première hypothèse. Le récit serait donc l’histoire d’un clan qui, au pouvoir pendant 126 ans, aurait gouverné la ville par l’intermédiaire d’un conseil. Le génie littéraire résidant dans le fait que cette histoire a été relatée allégoriquement comme si ce conseil se comportait à l’image d’un roi-individu.
Cette façon d’écrire n’a rien d’exceptionnel. Homère s’en inspirera pour écrire son Illiade en personnifiant en héros les différentes oligarchies militaires qui ont participé à la guerre de Troie - cela me semble évident - et à la période romaine, il n’était pas anormal de représenter Rome ou la Gaule en tant que personne (cf. les médailles et le discours prononcé à Beaucaire par Sidoïne Apollinaire).
Montée en puissance de la ville d’Uruk
Rien d’exceptionnel non plus à ce que l’épopée commence par le récit de la fondation de la cité ou, dans le cas présent, de sa refondation. L’histoire de Rome commence ainsi et il en est de même pour d’autres villes antiques. Au début de son règne, Gilgamesh gouverne sa ville comme l’ont fait ses prédécesseurs, en homme brutal et violent. Suffisant et orgueilleux, il se considère en quelque sorte comme un fils du ciel (deux tiers dieu et un tiers humain).
Mais les habitants se plaignent auprès des dieux. Ceux-ci lui créent un rival, en quelque sorte son double, Enkidu, "d’une poignée d’argile", autrement dit des fils de la terre (de Enki, dieu du sol). Hirsute, nu, vivant au milieu des bêtes sauvages, cet être primitif est séduit par une prostituée sacrée envoyée par le temple d’Uruk. Pendant les sept jours et sept nuits de leur accouplement, elle lui apprend, entre autres choses, à manger et à s’habiller correctement. Son esprit se développe. L’animal qu’il était devient un être civilisé auquel les dieux confient la mission de calmer les ardeurs du roi.
Prévenu en songe, celui-ci invite son rival à une orgie auquel Enkidu refuse de participer. Il s’ensuit un combat de titans entre nos deux héros dont aucun ne sort vainqueur mais qui se conclut par une alliance. Désormais uni à Enkidu par une amitié indéfectible, Gilgamesh adoucit l’exercice de son pouvoir, notamment en renonçant à ses prérogatives impopulaires de cuissage sur la population féminine.
Ensemble, ils se lancent dans une grande expédition en direction de la montagne des cèdres (du Liban) où règne le féroce Humbaba, personnification du mal. Ils le tuent et ramènent au pays l’indispensable bois de construction pour développer l’urbanisme de la ville.
A son retour, Gilgamesh refuse de s’unir à la déesse Ishtar qui lui promet monts et merveilles mais dont il connaît l’inconstance. Mécontente, la déesse demande au dieu du ciel d’envoyer contre Uruk le taureau céleste lequel, après avoir dévasté la ville, est finalement vaincu par nos deux héros.
Réflexion sur la précarité des gouvernements
En s’alliant à Gilgamesh, Enkidu qui, du fait de ses origines paysannes, ne possède évidemment pas de forteresse pour se protéger, a pris le risque de s’exposer aux représailles des adversaires d’Uruk. Sa disparition ou son effacement signifie probablement que le peuple des campagnes hésite désormais à s’engager d’un côté ou de l’autre.
Son allié perdu, Gilgamesh s’interroge sur la précarité des régimes politiques et sur la recette qui pourrait leur donner l’immortalité. Il prend la route en direction de la porte d’où le soleil se lève pour demander conseil à son aïeul Uta-Napishtim à qui le dieu Enlil, responsable de la terre, dieu du souffle, a donné la vie éternelle. Après lui avoir raconté l’histoire du déluge auquel il a échappé - déluge réel ou symbolique - dont s’inspirera la Bible, Uta-Napishtim indique à Gilgamesh l’endroit où il trouvera la plante de vie.
Surmontant de multiples épreuves, le héros sumérien la découvre au fond d’une mer profonde. Hélas ! Les hommes étant ce qu’ils sont, Gilgamesh s’endort et le serpent du mal profite de son sommeil pour dévorer cette plante merveilleuse, symbole probable du gouvernement idéal. Suivant les conseils d’une femme qu’il a rencontrée sur son chemin, Gilgamesh comprend qu’il est, lui aussi, condamné un jour ou l’autre à la condition mortelle, mais qu’il lui appartient, en attendant, de gouverner au mieux dans l’intérêt de ses sujets. C’est à son retour que la ville d’Uruk s’entourera d’un rempart, gigantesque pour l’époque, qu’elle développera tout un réseau d’irrigation et qu’elle connaîtra une période de prospérité dont l’archéologie témoigne.
Puissances sémites et puissances sumériennes
D’après la liste royale précitée, le sumérien Gilgamesh aurait régné à Uruk aux alentours de 2 600 ans avant J.-C. Au-delà des rivalités inévitables entre cités locales, cette période s’inscrit dans une rivalité beaucoup plus grande : celle qui existait entre les Sumériens de Mésopotamie et les Sémites, leurs voisins qui rayonnaient sur leur Ouest, notamment depuis le Liban. D’après un vieux poème sumérien, Gilgamesh aurait repoussé avec succès un raid qu’Agga, roi de la cité sémite de Kish, implantée au nord de Sumer. Trois siècles après Gilgamesh, Uruk révèle sa puissance en s’imposant aux dépens de Lagash, sa voisine. Pendant le dernier quart de siècle, les Sumériens ravagent le pays depuis la mer méditerranée jusqu’au golfe persique. Mais c’est l’Akkadien, un Sémite, Sargon, qui relève la cité de Kish et qui met un terme à la domination sumérienne en écrasant le roi tyrannique et sanguinaire d’Uruk, Lugalzaggisi.
En utilisant des appareils de repérage sophistiqués, les archéologues auraient localisé le tombeau de Gilgamesh dont parlent les anciennes tablettes, dans l’ancien lit de l’Euphrate aujourd’hui comblé. C’est là que se trouve enterré l’esprit du roi sumérien qui donna vie et splendeur à la ville d’Uruk, il y a de cela plus de quatre mille cinq cents ans. Pendant de nombreux siècles, son souvenir a survécu dans les tablettes maintes fois recopiées des scribes. Merci à Arte de nous avoir ressuscité pour un soir l’esprit de ce roi de légende dont la valeur militaire s’accompagnait d’un sens étonnement humain de la poésie.
E. Mourey
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