La grammaire, un savoir « véritablement subversif » ?
Et pourtant, que l’on en tienne pour la modernité ou pour la tradition, le résultat est que l’enseignement du français à l’école est en crise. Une crise qui ne date pas d’hier mais qui, sous le poids de modifications techniques, sociales et culturelles qui ont marqué la France au cours de ces vingt dernières années, y compris le phénomène des travailleurs immigrés pour la plupart francophones, s’est énormément aggravée entre les années 2000 et 2006.
Pas même la mise en oeuvre des programmes du primaire, rénovés en 2002 (les nouveaux programmes) n’a abouti à la moindre significative mutation. Bien plus, il est à noter qu’à l école primaire, à côté d’un enseignement officiel effectué par les enseignants, on pratique un enseignement parallèle, mené par les parents insatisfaits de certaines méthodes ultramodernes.
La Réforme, en fait, impose une autre approche de la langue 2 où les termes de grammaire et d orthographe disparaissent pour faire place à une seule expression : observation réfléchie de la langue française. Les enseignants sont invités à abandonner un apprentissage systématique des règles grammaticales et d’orthographe (réduction de l’apprentissage de la grammaire à une heure et demie par semaine) pour se concentrer sur la lecture et l’écriture, permettant un travail de formalisation plus riche de sens.
A côté du français standard, trouvent droit de cité aussi dans les programmes les langues régionales, expression de cultures désormais perdues pour le grand public mais qui reviennent, récupérées grâce à un lent mais efficace travail de réanimation. Précieuse activité de revalorisation des civilisations régionales mais qui, de facto, favorise une certaine relativisation du français langue nationale.
Les programmes du collège introduisent ensuite des pratiques pédagogiques transversales aux disciplines, et l’étude de la grammaire de texte. Une impasse qui jette les collégiens dans une sorte d’égarement, d’autant plus que de nouvelles théories linguistiques entrent de plain-pied dans l’enseignement des langues.
Il en ressort que
: -les apprentissages sont tronqués en absence de toute rigueur
- l’analyse logique disparaît des démarches didactiques
- beaucoup de jeunes ont du mal à répérer les champs lexicaux, ne connaissant pas les notions de cohérence et de cohésion textuelles
- dans une situation énonciative ils sont incapables à suivre la progression d’un fait ciblé, ignorant entre autres les connecteurs temporels.
En un mot, l’échec scolaire devient un phénomène endémique, supporté par les résultats de l’enquête PISA (2003) peu satisfaisants et par le Rapport de la Commission Thélot sur l’avenir de l’École, qui confirme une baisse généralisée du niveau des acquis scolaires fondamentaux, et un évident déficit en termes d’organisation du système-école.
De la circulaire n°2004-168 à la Loi Fillon .
La circulaire n°2004-168 du 20.09.2004 adoptée par l’ancien ministre de l’EN, M. François Fillon, est la première mesure en ordre chronologique qui ait insisté sur la nécessité, à l’école primaire, de maîtriser la langue française.Pour que tous les élèves, à la fin de la scolarité obligatoire (16 ans), soient en mesure de posséder des compétences lexicales, syntaxiques et d’organisation des textes, il est convaincu qu’il faut remettre au goût du jour tous les exercices qui demandent un effort personnel : la lecture, la dictée, la récitation et la rédaction. Il est nécessaire qu’on consacre plus de temps à l’étude de la langue et de son fonctionnement (grammaire, orthographe, vocabulaire). « La structuration progressive des apprentissages passe aussi par la recherche de mots que l’on fera regrouper autour d’un thème. L’étude des familles de mots est également à développer », écrit-il dans ladite circulaire du 20.09.2004. L’apprentissage de la langue doit pouvoir servir aux élèves pour l’acquisition « d’une culture et d’une pratique des textes suffisantes pour aborder un enseignement de littérature au collège » (Ibid.).
La récupération des exercices considérés abêtissants et démodés par la pédagogie moderne est le premier pas vers l’élaboration d’une « grande » réforme de l’École qui ait comme objectifs l’amélioration des pédagogies, une meilleure qualité de formation, et la réussite pour tous.
La Commission Thélot chargée de suggérer des propositions et des orientations qui semblent prioritaires pour l’avenir de l’École, après plus d’un an de débats et s’appuyant sur l’audition de plus d’une centaine d’experts, d’associations (notamment syndicales), de personnalités du monde enseignant et universitaire, transmet le 12 octobre 2004 au responsable de l’EN un rapport complet sur l’état de santé de l’École française qui, en ce qui concerne la langue, peut se résumer comme suit : a) l’écart entre la langue parlée et la langue écrite s’élargit énormément b) il y a plus de tolérance orthographique c) l’enseignement de la grammaire est de plus en plus rare.
Acceptant les recommandations du Haut Conseil de l’Éducation, le nouveau ministre de l’EN présente le projet du socle commun de connaissances et de compétences. Le texte du ministre M.Gilles de Robien met au premier rang des sept piliers constitutifs du socle même la maîtrise de la langue française, plus particulièrement l’acquisition de la capacité de lecture, l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire, et l’enrichissement du vocabulaire. Cela constitue pour le Ministre un « impératif » à respecter absolument. « Aucun tabou, aucun préjugé ne doit tenir contre cet impératif ! », a-t-il affirmé dans son premier discours. L’exigence de sauvegarde de la langue française et son maniement correct et approprié restent quand même une priorité . La France sent le devoir de préserver sa langue et sa littérature, à l’égard de la communauté européenne et francophone.
Conclusion : sur la base de cette reconstruction à grands traits mais chronologiquement exacte de l’état de santé de la langue française, il nous paraît que l’acquisition d’une culture grammaticale est absolument fondamentale pour la compréhension de la complexité du monde. Il faut dire également, pour éviter de faciles équivoques, que l’enseignement de la grammaire n’est pas un objectif en soi, mais que la connaissance des aspects formels de la langue peut donner à l’élève la certitude de pouvoir aborder toutes les typologies de textes, de savoir démonter l’écriture, reconstruire sens et nuances, reproduire d’autres textes. Cette approche/démarche est certes sécurisante pour l’élève, car les sens se modifient en relation avec le cotexte et le contexte, et posent de nombreux problèmes d’interprétation. Le rôle de l’enseignant est de montrer aux enfants qu’il existe une grammaire qui aide le langage à produire du sens, et que le sens est étroitement lié aux contextes et registres. Nous croyons aussi que l’activité de l’enfant doit être orientée par l’enseignant, notamment dans le primaire, quand l’activité éducative est plus délicate et pourtant plus difficile. Il ne s’agit pas, bien entendu, de sous-estimer une foule d’intérêts matériels que les jeunes manifestent avec fierté, accompagnés et soutenus par les familles, mais de rendre l’apprentissage continu et l’application plus sérieuse et contrôlée. Dans cette perspective, nous croyons qu’il est possible de penser qu’on peut améliorer l’école et revaloriser sa fonction en tant que lieu d’instruction émancipateur. Il ne s’agit pas bien entendu de favoriser la « course aux diplômes », mais de construire un système-école plus accueillant sur une pédagogie plus efficace qui sache améliorer le rendement, y compris en termes d’égalité sociale. Il faut donc que la nouvelle loi d’orientation soit insérée dans un grand effort de changement qui voie l’école capable d’investir plus et mieux dans l’éducation, en termes de moyen financiers et de formation des enseignants pour tendre à un niveau culturel plus élevé de ses jeunes. Pas plus « une dérive utilitariste de l’École » (4) , mais une politique éducative (5) plus responsable, plus solidaire et plus cohérente.
Prof. Raphaël FRANGIONE
Notes : 1. La crise du français (G. Lanson, 1909 ; C. Bally, 1930 et passim) ; Défense de la langue française (A. Dauzat, 1913) ; Le français langue morte (A. Thérive, 1923) ; Le péril de la langue française (C. Vincent, 1925) ; Le massacre de la langue française (A. Moufflet, 1930) ; Au secours de la langue française (A. Moufflet, 1948) ; La clinique du langage (A. Thérive, 1956) ; Parlez-vous franglais ? (Étiemble, 1964) ; Le jargon des sciences (Étiemble, 1966) ; Les linguicides (O. Grandjouan, 1971) ; Hé ! La France, ton français fout le camp (J. Thévenot, 1976) ; Quand le français perd son latin (J. Le Cornec, 1981) ; Les avatars du français (Tanguy Kenech’du, 1984) ; A. Chervel (1984). 2. Contre « les horreurs méthodologiques »(Collectif des parents pour Sauver l’école : www.sauv- net.fr ) des nouveaux programmes, se lance un groupe aguerri d’enseignants-instituteurs et auteurs. Ils vont à contre-courant et remarquent dans leurs écrits les dangers de la réforme 2002 réclamant un retour aux méthodes traditionnelles d’enseignement du français. Marc le Bris, Et vos enfants ne sauront plus lire.. ni compter, Ed.Stock,2004 ; Fanny Capel, Qui a eu cette idée folle un jour de casser l’école ?, Ed.Ramsay, 2004 ; Isabelle Weis ; J.-P. Brighelli, La fabrique du crétin et A bonne école, 2006 ; Laurent Lafforgue. 3. On recommande le livre de G. Chapelle et D. Meuret, Améliorer l’école, PUF éditions, Paris, 2006. C’est un texte qui ne propose aucune solution miraculeuse pour l’école mais qui en analyse les difficultés et fait le point sur les solutions testées. 4. Marie Duru-Bellat,Cafépédagogique du 26.04.2006. Allant à contre-courant, la sociologue Marie Duru-Bellat a parlé dans son récent ouvrage, L’inflation scolaire, les désillusions de la méritocratie, Ed. du Seuil, 2006, d’ « inflation scolaire » mettant en cause l’acquisition de diplômes, d’après elle, peu qualifiés professionnellement et donc dévalorisés. 5. Dans un communiqué commun du 20 juin 2006, les principales fédérations de l’éducation appellent déjà à une mobilisation « d’ampleur », la première dès la rentrée 2006, contre « une politique à courte vue, rétrograde dans ses choix et dangereuses pour l’avenir ».
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