La question du politique dans la lutte des classes
À bien des égards, le XXIème siècle se présente comme le digne successeur des catastrophes du XXème. et l’on n'en finit plus d'égrainer les calamités, les sources d'effroi. À ce temps de tous les dangers correspond une désorganisation totale des structures sociales et mentales. Or il est étonnant de constater que face à cette faillite généralisée, nous continuons d'avoir recours aux schémas mentaux qui sont peut-être à la source du problème. Ainsi, les débats, qu'ils soient médiatiques ou militants, regorgent de références aux Lumières avec des mots tels que « politique », « utopie », « démocratie », « république », « humanisme », la liste pourrait encore être longue. Face au désastre, nous sommes comme prisonniers de catégories qui dirigent notre pensée, modelant nos actions dans le sens de la société totalitaire qui se met en place actuellement, divisant la population en une alternative droite/gauche qui n'est plus suffisamment riche pour rendre compte de l'actuelle configuration de la lutte des classes, comme le montre l'affaire Dieudonné. Par une démarche épistémologique compréhensive, ce texte va s'appliquer à déconstruire ces catégories de façon, je l'espère, radicale.
La tragicomédie que l'on a vu se dérouler pour l'interdiction du spectacle de l'humoriste Dieudonné M'bala M'bala, les discours produits autour du fameux geste de la quenelle et de ce que d'aucuns nomment la fachosphère révèlent de façon exacerbée le divorce entre les classes populaires et ce que l'on nomme, par abus de langage, « l'élite ». À première vue, nous ne pourrions que nous réjouir d'une telle situation qui menace l'ordre établi en mettant sous le feu des projecteurs la médiocrité des classes dominantes et leur soif de vivre en parasite sur le dos des peuples. Mais il est certain que le fait que cette prise de conscience collective se fasse par l'entremise de la dite « fachosphère » n'est pas en soi satisfaisant dans une perspective émancipatrice. Au risque de décevoir1, il ne s'agit pas ici de nier la lucidité d'un intellectuel tel qu'Alain Soral mais de s'inquiéter de ce que la réconciliation que cette extrême-droite là est en train de réaliser s'opère sur le mode d'une restauration de la nation dans laquelle les antagonismes artificiellement créés par le pouvoir central, tel celui de l'immigration (dont le seul but a été de faire baisser le coût du travail et d'amoindrir la capacité de résistance des forces sociales hostiles au capital en déplaçant des franges de peuples comme des pions de façon à détruire toute identité), ainsi que celui produit par le capitalisme entre capital et travail, seraient neutralisés dans un même mouvement. Nous ne pouvons que nous réjouir d'une réconciliation entre les peuples, et ici, rester coi devant le travail accompli par Alain Soral même s'il n'est, à mon avis, qu'un feu de paille qui ne lui survivra pas. Mais tenter de résoudre l'antagonisme capital/travail par la réconciliation ne lasse pas d'inquiéter tant cette démarche rappelle l'humeur völkisch des années 30 et s'apparente clairement à celle de la Troisième Voie, soubassement du fascisme et promesse d'un ordre nouveau dans lequel l'exploitation perdurerait mais au profit d'une minorité différente de l'élite actuelle.
L'engouement de la population pour les intellectuels d'extrême-droite est réel et il faut bien admettre qu'il n'y a rien de surprenant à cela au vu du vide intellectuel qui règne dans les sociétés modernes. Et l'on voit fleurir nombre de discours s'apitoyant sur ce satané peuple décidément si débile qu'il ne parvient pas à comprendre que l'ordre actuel vaut mieux que tout, à l'image d'un Frédéric Haziza qui explique que « il y a quelque chose de pourri dans la société française »2 et répétant à l'envi que ce peuple naïf, qu'il faut éduquer pour qu'il comprenne son bonheur, se fait manipuler par la dite fachosphère.
Mais qu'en est-il réellement ? Les noms d'oiseaux fusent de part et d'autre et chaque camp semble vouloir détruire l'autre. Qu'espèrent les gauchistes quand ils crient « pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos » (à l'image de journaux tels que CQFD, Article11, ou de sites internet tels Rébellyon, les Indymedia) ? Qu'espèrent les extrémistes de droite quand ils passent à tabac des gauchistes ; qu'espèrent les juifs quand ils fracassent un goy suspecté d'avoir fait une quenelle comme cela s'est vu récemment ? Dans tout les cas, l'individu châtié va-t-il revenir à la raison et adhérer aux thèses de ses bourreaux ? Éliminer le symptôme n'est pas soigner. Voit-on des tentatives de comprendre les peurs qui habitent ceux d'en face ? Essaie-t-on d'aborder avec bienveillance l'individu de l'autre camp ? De le considérer comme responsable ? Je ne vois aucune tentative dans ce sens actuellement excepté celle opérée par Alain Soral avec les musulmans mais qui s'apparente, selon moi, à un piège tendu à cette communauté en vue de son éventuelle instrumentalisation si la situation politique venait à vraiment dégénérer. Je ne vois que volonté de bastonner, d'éduquer, mais jamais de comprendre. C'est donc à cette tâche de compréhension que ce texte va s'atteler pour apporter un éclairage sur la posture des classes populaires qui sont, en quelque sorte, le nerf de la guerre sur ce champ de bataille d'où l'extrême-droite semble ressortir sans cesse renforcée.
Dans le schéma que dessine le champ politique actuel, la population n'a de choix qu'entre une gauche progressiste, c'est-à-dire dont le projet est de réformer l'humain, preuve s'il en est qu'elle n'a pas confiance en lui puisqu'il faut le modifier, et une droite conservatrice acquise à un capitalisme qui engendre une sorte de mouvement perpétuel des structures de la société, la déstabilisant au final autant que le projet de gauche. Dans les deux cas, le progrès est glorifié mais sous des approches différentes. Or, c'est certainement là qu'il faut chercher la cause de la crainte indicible qui habite l'individu moderne. Crainte qui n'est pas sans rappeler celle du fauve mis en cage qui tourne sans cesse, en vain, constatant son impuissance face aux fers qui l'enserrent. C'est un effroi de cette nature qui déchire les frontières qui segmentaient jusqu'à il y a peu les opinions politiques, provoquant ainsi une confusion qui est certainement une des causes de la radicalisation des positions que l'on observe de part et d'autre de l'échiquier politique. Radicalisation de la bête qui a peur des fers, qui devient folle à l'idée qu'il semble ne pas y avoir de solution et mordra quiconque s'approchera même si la mort doit s'ensuivre.
Comment expliquer ce décalage entre certaines strates de la population acquises au progrès, riscophiles, mobiles et celles, populaires, décrites par la propagande officielle comme craintives et repliées sur elles-mêmes ? Comment expliquer ce basculement des classes populaires vers l'extrême-droite ? La validité des limites idéologiques qui structuraient le champ politique ne semblent plus correspondre à la réalité sociale. La situation devient si confuse qu'on en vient à se questionner sur la validité des dénominations issues du champ politique. Qui est extrémiste ? Qui est fasciste ? Qu'est-ce qu'être fasciste ? Un électeur PS, UMP ou centriste n'est-il pas un extrémiste de par son aveuglement aux conséquences si graves, etc. ? Quelle est la validité et la légitimité du champ politique tel qu'il est actuellement structuré et d'où vient cette architecture3 ? Est-il possible de questionner ce champ et même plus, d'interroger la base de l'évidence, c'est-à-dire le politique ? Si ce dernier est une catégorie – et il l'est – alors comment s'est-il installé dans la société ? Qu'a-t-il remplacé ? Avec quelles conséquences ?
L'hypothèse ici défendue est que le paysage politique est dessiné par la configuration actuelle de la lutte des classes – je vais tenter d'expliquer cela – et que les crispations qui se font jour de part et d’autre sont la conséquence d’une peur liée à cet antagonisme, certes, mais sont peut-être liées aussi à un élément plus profond qui a trait à la Modernité et au rapport social qu’elle a instauré. Il importe donc de se situer dans l’espace des classes sociales, espace qui, malgré toutes les tentatives idéologiques de le dissimuler, continue d’exister. Si l’on oublie la réalité – la lutte des classes en l’occurrence – pour faire vivre l'espace décisionnel de la société qu’est le champ politique, alors n’est-il pas dans l’ordre des choses que celui-ci perde sa substance ? Le champ politique peut se déliter, les institutions perdre leur stabilité, le fait est que la lutte des classes demeure. Elle subsiste car elle représente la façon dont chaque groupe d’individus possédant le même habitus se comporte dans la société, face au processus d’embourgeoisement des populations.
Mais alors qu’est-ce que l’embourgeoisement ? Il s’agit du processus par lequel les classes dominées tentent de s’adapter économiquement et culturellement aux réquisits du mode de production de la société capitaliste. Il est amnésie du fait qu’il est adoption par les dominés du regard bourgeois sur le monde, celui-là même qui permet de survivre dans les conditions économiques et culturelles de la société actuelle. Par conséquent, les luttes de classement se dessinent à l'aune du déracinement. La configuration de la lutte des classes indique la façon dont chaque classe intègre le déracinement, donc s'embourgeoise, pour se placer dans ces luttes de classement qui, à leur tour, le génèrent. Cet antagonisme trouve sa traduction sous la forme d'oppositions dont la plus explicite se joue peut-être entre petite-bourgeoisie et classes populaires et/ou rurales.
Si la lutte des classes est consubstantielle de l’embourgeoisement, que ce dernier est avant tout un phénomène d’amnésie, alors, il semble illusoire d’essayer d’aborder l’ensemble catastrophique qu’est la Modernité sans faire un détour par l'histoire des sociétés occidentales, histoire marquée par le développement d'un pouvoir centralisé, la constitution des nations et la fin des sociétés paysannes. En cela, je reprends la leçon d'Émile Durkheim quand il écrit que « la cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les fais sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle »4. On ne peut pas comprendre la Modernité sans aborder la question de la paysannerie, de sa défaite et du rapport social moderne qui s'est alors instauré. La situation antagonique des classes sociales dans la France contemporaine rejoue bien souvent ce conflit entre progrès et tradition, entre Modernité et monde vécu. C'est au regard du passé que nous pouvons juger notre présent en en identifiant l'épistémè.
Comprendre les implications de cette épistémè implique de s'attarder sur les catégories qui organisent notre pensée, sur la réification du réel qu'elles opèrent, ouvrant par là une multitude d'opportunités d'exploitation politique de la situation sociale par la bourgeoisie du fait que le rapport social qu'elles induisent coïncide avec l'expérience du monde des dominants. Le rapport social tel qu'il s'est fondé dans la Modernité – sur le cadavre des sociétés paysannes – adoube une phénoménologie qui s'avère être une violence pour les classes sociales dominées en ce qu'elle instaure un modèle d'individu clivé, distancié. Ce modèle et sa définition sont au centre des luttes de classement que je vais essayer de caractériser au travers des mouvements militants petits-bourgeois mais aussi au cœur de l’angoisse des strates sociales les moins à même de le définir.
Ce qui est ici en question, c'est bien la politisation de la vie dans et par la Modernité ainsi que l’avènement d’un monde nouveau, issu de la destruction de la paysannerie.
La défaite de la ruralité
La disparition de la paysannerie a conduit à l’élimination de pans gigantesques de savoirs et pratiques autonomes. Pour comprendre cette déroute, il faut prendre la mesure de l'onde de choc qu'a été, pour la société paysanne, l'obligation que le pouvoir central lui fait depuis un millénaire de s'insérer dans les réseaux monétaires développés par la bourgeoisie. C'est tout le système d'échange, et la cosmogonie dans laquelle il s'inscrivait, qui a été modifié et rendu inefficace pour se mettre au diapason de cet étalon. En conséquence de quoi, après des siècles d'endettement des communautés paysannes, de désorganisation de leurs pratiques, de violences physiques et symboliques, l'effondrement fut inéluctable, effondrement dont la marque la plus visible reste peut-être l'exode rural. Ce temps marque la fin de l’autonomie et le début de la prise en charge de l’humanité par le pouvoir central et ses institutions de contrôle (entreprise, école, armée, etc.) avec, pour conséquences concrètes, l’amenuisement de la vie collective, la déstabilisation des systèmes de valeurs traditionnels, le décalage entre les méthodes de travail et les nouvelles configurations du mode de production. Ces contradictions ont littéralement assaillies les terres rurales progressivement transformées en territoires, c'est-à-dire fonctionnalisées.
Avec l'exode rural, toute une population paysanne est partie se faire embaucher dans les villes, inscrivant ses enfants dans les structures d'éducation de masse que lui offrait la société bourgeoise, oubliant les savoirs et gestes autonomes au profit de connaissances et fonctionnements nécessités par le monde salarial, s'inscrivant progressivement dans les luttes de classement de la société bourgeoise. Cette population des villes a en quelque sorte grandie à l'écart de celle restée rurale, vivant une expérience embourgeoisée du monde. En cela, les populations urbanisées sont des populations « éclairées ». L'actuelle petite-bourgeoisie est issue de l'acculturation fondamentale qu'ont représenté les Lumières pour les paysans déracinés.
Pour concevoir le bouleversement entraîné par l'urbanisation des modes de vie et la fonctionnalisation des espaces, il faut essayer d'appréhender ce qu'a pu être l'introduction, par la Modernité, de cet autoritarisme qu'a décrit un auteur comme Philippe Ariès5. Il faut s'imaginer toute la vie sociale que les Lumières ont progressivement asséchées, ces rapports sociaux rapprochés, fréquents, tendres et violents, ces fêtes nombreuses, joyeuses et sales. Quel pouvait être le laisser-aller d'individus évoluant dans une sociabilité intense, sans police, sans surveillance extérieure, sans éducation de masse, sans institutions de gestion de masse ? Et l'on peine à entrevoir la vie et la mentalité de l'humain d'avant la Modernité. Les moments étaient davantage vécus dans l'immédiateté et peu soumis au calcul. Une psychologie en dent de scie d'après Norbert Elias6, où l'on aime aussitôt après avoir détesté, où l'on est violent après avoir été tendre, un peu à la façon des fous ou des enfants, bref des personnalités spontanées. Pouvons-nous imaginer ce qu'était le paysan pré-moderne ? Un sauvage en contact permanent, immédiat avec sa communauté et la nature, moins névrosé, muni d'une culture exclusivement orale, investi d'une mémoire qui n'est pas Histoire en ce qu'elle place les événements d'antan dans une cosmogonie c'est-à-dire un environnement plein dans lequel l'univers et la société s'entremêlent. Rien à voir avec l'environnement social que l'histoire écrite parvient à segmenter par le regard distancié du chercheur, le paysan est pré-historique. La mémoire n'est pas une discipline telle que l'est l'histoire, elle est une composante de l'individu. Elle ne nécessite pas la contrainte de la distanciation mais mobilise au contraire le souvenir et l'imaginaire. En ce sens, l'individu des temps passés évoluait dans une structure sociale profondément plus libre, une structure pré-historique.
Il faut maintenant faire la traditionnelle déclaration indiquant qu'il ne s'agit pas de magnifier les temps anciens. Mais bien souvent, nous les voyons et les jugeons en oubliant que nous sommes adaptés au monde dans lequel nous vivons, que quand notre regard jauge les malheurs d'antan, il fait fi de la perception que les humains d'alors pouvaient en avoir. Avant de juger, il est bien plus intéressant d'essayer de s'imprégner de ce que pouvait être la vie d'avant la Modernité – donc précédant l'installation d'un pouvoir coercitif centralisé – pour mieux comprendre ce qu'a pu être la désorganisation consécutive des pratiques autonomes paysannes.
La phénoménologie qui succède aux cosmogonies rurales
La pénétration du pouvoir central dans quasiment toutes les sphères de la vie a signifié une progression inédite de la coercition dans la société. Les communautés paysannes ont été progressivement dépossédées des lieux sur lesquelles elles vivaient. Physiquement violentées, elles ont dû se plier à une hiérarchie pyramidale éloignée, extérieure, et renoncer aux pratiques de prises de décision collectives qu'avait instauré le droit coutumier7. Les mots grecs que la classe des clercs et autres humanistes pédagogues ont installé dans la langue française ne rendent que très imparfaitement compte de la réalité d'alors. Que l'on évoque ces pratiques coutumières de prise de décision en termes politiques (en affirmant qu'elles sont « démocratiques » ou « aristocratiques », etc.) et on leur instille une idée de gestion qui leur était probablement étrangère. En effet, l'œil politique est la capacité d'extraire des faits sociaux de leur réalité, les transformant ainsi en objet en vue de les travailler comme une matière, avec des outils, des moyens, pour parvenir à une fin. L'épistémologie nous apprend que les grecs ont excellé dans l'art de constituer des catégories pour faire agir ce regard distancié. Le politique est le nom qu'ils lui ont donné quand il agit sur la société. Ceci explique le fantastique engouement des humanistes, clercs et autres philosophes des Lumières pour la pensée grecque : la création de catégories fonctionnant sur un mode distancié entérine l'expérience qu'une « élite » libérée du travail par l'exploitation et l'accumulation fait du monde.
La phénoménologie qui sous-tend le politique n'aborde l'expérience brute qu'à travers la médiation des catégories de fin et de moyen. Ce n'est donc plus la spontanéité qui constitue l'action mais la capacité de mobilisation des bonnes procédures qu'autorise le regard distancié. Ce sont ces catégories et cette phénoménologie que les humanistes ont redécouvert, nous menant aux Lumières et à leur promesse d’une émancipation par l'hétéronomie, une émancipation provoquée par des catégories conscientisées, pensées. En cela, les Lumières sont la base de ce qu'est l'embourgeoisement dans les sociétés occidentales modernes. Ce point est particulièrement important tant il met en évidence l'œuvre de réification engendrée par le développement d'un nouveau rapport social. Ainsi, l'humanisme est une aliénation car il tend à rendre étranger les humains à eux-mêmes : en abolissant l'immédiateté, il instaure la médiation et le calcul comme mode d'être au monde.
Alors, en pensant aux temps anciens, rappelons-nous que le français, qui est la langue des vainqueurs, est pétrie des notions qu'ils y ont introduites en cohérence avec leurs habitus et leurs intérêts. Nous avons vu que l'habitus de l'individu d'antan établissait un rapport immédiat au monde, peu apte à la mise à distance que nécessite le regard gestionnaire. Il est l'ancêtre de celui des classes populaires et rurales actuelles. La maladresse de ces dernières à manipuler les catégories de « l'élite », maladresse sanctionnée d'abord par l'école, n'est que la suite de l'incapacité des paysans à les assimiler. Quels étaient les mots des idiomes locaux pour le terme « politique » ? Comment nommait-on la prise de décision collective ? Autant de pratiques, de mots et d'imaginaires que les termes grecs importés par les clercs au profit de « l'élite » nous ont fait oublier. Quand l'autonomie n'a plus de mot, c'est son idée même qui disparaît. Cette colonisation de l'imaginaire est une des marques du déracinement dans la Modernité.
La petite-bourgeoisie et ses mouvements
Le pendant du rapport social instauré par la Modernité est un humain nouveau, qui, bien qu'encore soumis en partie aux réquisits de la nécessité et du travail, dispose d'une capacité supérieure de mise à distance de la réalité. Cette disjonction entre sa place dans le système productif et cet habitus distancié fonde le petit-bourgeois. Capable de produire ses propres discours, ses propres opinions, celui-ci se prend à rêver d'un monde fonctionnant de manière plus harmonieuse, géré selon ses préceptes. Mais s'il se verrait bien occuper le siège du prince-philosophe platonicien, sa place dans le système productif le condamne aux tâches intermédiaires.
Il est difficile de cerner précisément la petite-bourgeoisie dans l'espace social tant l'embourgeoisement concerne désormais aussi les classes populaires salariées comprises dans l'ensemble que l'on nomme la classe moyenne, c'est-à-dire une classe de masse contenant l'ensemble des salariés embourgeoisés (embourgeoisés, pas bourgeois). Embourgeoisement du prolétariat ou prolétarisation de la petite-bourgeoisie8 d’ailleurs, selon les points de vue sur ce qu’est la classe moyenne. Celle-ci, telle que nous la concevons aujourd’hui, est donc issue d’un travail de réaménagement taxinomique produit dès les années 30 pour contrer le prolétariat dans le rapport salarial en euphémisant des identités sociales « chargées » que sont le petit-bourgeois – qui devient un cadre, ingénieur et autre agent de maîtrise – ou encore le bourgeois qui, dans la littérature du syndicalisme d’ingénieur, obtient le statut « d’élite de la classe moyenne ». En ce sens, cette classe est le résultat d'un long travail d'ingénierie sociale inspiré de l'utopie fasciste c’est-à-dire, en suivant la leçon de Gilles Deleuze9, d’une société capitaliste où l'antagonisme capital/travail serait neutralisé mais dans laquelle l'angoisse de l'humain domestiqué par la Modernité ne serait que réprimée. L'acceptation généralisée de l'expression « classe moyenne » démontre la victoire de l'idéologie d'obédience fasciste dite de la Troisième Voie sur celle de la lutte des classes. Loin de moi bien sûr l'idée d'affirmer que les individus de la classe moyenne sont des fascistes mais bien plutôt que l’ensemble autour duquel on les a constitué est le produit d'un projet de société, d'une utopie, fasciste. L'idée est certes désagréable mais permet d'entrevoir que le mal est peut-être bien plus profond que nous ne le soupçonnons.
De ce point de vue, c’est tout le regard sur la société qui se modifie. Même les tentatives de retour à la terre d’aujourd’hui, avec les néo-ruraux, porte la marque de l’embourgeoisement. Cette population est globalement issue de la classe moyenne. Il ne s’agit pas de paysans en tant que tels. Issus de familles déracinées, les néo-ruraux ne sont pas dépositaires d'une mémoire collective mais d'un savoir hétéronome, urbanisé, scolaire, dénué de sens pratique, pour reprendre Bourdieu. Ils pensent par les catégories dominantes que sont le politique ou l'histoire, catégories qu'il est difficile de questionner tant elles font l'objet d'un consensus qui les naturalise quasiment. Mais il ne faut pas oublier l'épistémologie et la façon dont elles se sont constituées. Si nous suivons le raisonnement établi plus haut, il y a dans le développement de problématiques spécialisées telles l'écologie, le féminisme, l'antiracisme ou encore la non-violence qui affirment que tout est politique, le signe de l'embourgeoisement des populations, c'est-à-dire de la reprise par les dominés de la capacité de mise à distance de la réalité. En effet, ces nouvelles problématiques, qui tendent à devenir des idéologies, sont porteuses d'utopies et prétendent parvenir à des formes sociales idéales avec des hommes réformés pour les féministes, des consommateurs éduqués ou des citoyens responsables pour les écologistes, la non-violence prônant, elle, l'éradication d'une caractéristique humaine : la violence. Le militantisme petit-bourgeois est humaniste dans le sens où il prône une certaine conception de l'humain dont il exige la réforme, donc l'artificialisation. Dans l'humanisme, l'humain doit correspondre à une idée. On pense la société idéale en fonction de formes isolées par ailleurs, on essaye d'en dégager des principes qui permettront d'accéder à une vie meilleure.
Dans le cas du militantisme petit-bourgeois, ces formes sont en général issues de préjugés de classe, à l'image du féminisme qui va penser la forme de la société idéale en fonction de son idée de la femme émancipée. À partir de formes observées, il va déduire les principes organisationnels qui vont gérer la masse humaine. La séparation pensée/action est ici consommée. Le militantisme petit-bourgeois est platonicien. Il croit en l'utopie, c'est-à-dire en une forme de société qui apporterait des solutions à des problèmes. Le politique, en tant que catégorie de gestion de masse, est le moyen d'introduire ces formes dans la société. C'est pourquoi les féministes collaborent avec le pouvoir central pour imposer l'égalité homme-femme, de même que les écologistes pour la gestion de ce que l'on nomme maintenant « l'environnement ». Cette cosmogonie fonctionnaliste prétend dire qui, dans la tragédie de la vie, a tort ou raison.
Nous sommes ici en plein dans la phénoménologie dominante que je décrivais plus haut, en plein platonicisme. Ainsi, ces mouvements petit-bourgeois portent la marque d'une société nouvelle qui n'est peut-être pas celle à laquelle ils aspirent. Il ne s'agit pas de juger de leurs utopies ni des causes qu'ils prétendent défendre, mais bien plutôt du fait qu'ils portent des utopies et de se demander si cela est une posture émancipatrice.
La domination éthique petite-bourgeoise et la violence du politique
Les déclinaisons militantes et professionnelles de ces mouvements sont innombrables et sont autant de possibilités pour la petite-bourgeoisie d'acquérir des salaires et/ou une position éthique dominante sur les classes populaires. Que ce soit par des activités de conseils, de cabinets d'études, de formations, de coaching, etc., les revendications des mouvements écologistes ou féministes entrent en cohérence avec la posture petite-bourgeoise de domination éthique des classes populaires ou rurales. Elles sont des éléments de désorganisation de ces classes. L'exemple de la violence physique est particulièrement parlant tant ces mouvements l'ont discréditée, mettant à mal la conception populaire de ce qu'est l'humain. Une expression telle que le « virilisme » vise précisément l'homme populaire, dont le corps et la force sont à la fois le gagne-pain mais aussi l'ultime défense contre les attaques politiques ou économiques10. En d'autres termes, ce militantisme est en lui-même une violence de classes infligée aux habitus populaires et ruraux.
Cependant, si la petite-bourgeoisie a adopté le regard des dominants, sa position sociale reste la même : celle de dominés. La focalisation du militantisme petits-bourgeois sur des problématiques sociétales est une reconnaissance implicite de son impuissance politique. Il faut relever la modification radicale que représente l'émergence de revendications politiques touchant au mode de vie au détriment de la lutte des classes qui, elle, ne traite pas des individus mais de la répartition des richesses et du pouvoir. Or, pour la bourgeoisie, la refonte du mode de production n'est pas négociable, à l'inverse de la réforme des modes de vie. La forme du militantisme petit-bourgeois entérine ce blocage bourgeois. Ce décalage entre ce à quoi elle aspire et la réalité de sa position sociale explique la rancœur petite-bourgeoise vis-à-vis de la société telle qu'elle va. Sa supériorité éthique sur les classes populaires la pousse à se considérer comme la garante de l'ordre bourgeois qu'elle voit dégénérer sous ses yeux : appels aux valeurs républicaines, à la rénovation du parlementarisme (« reconstruire la gauche ») ou encore création d'un homme nouveau embourgeoisé (les appels féministes pour que les hommes se déconstruisent mais aussi à la déconstruction de tout les genres ; les associations écologistes faisant, elles, de l'éducation à l'environnement, etc.), sauvegarde de l'État dans sa configuration issue du compromis fordiste (sauvegarde des services publics), etc. Ces tentatives d'émancipation font systématiquement appel à l'entité hétéronome qu'est l'État, confirmant ainsi Jacques Ellul quand il affirmait dès 1945 qu’Hitler avait gagné la guerre. Elles confirment également Marx, point par point, quand il affirme :
« Ce qui en fait des représentants du petit-bourgeois [les représentants démocrates], c’est qu’intellectuellement ils ne dépassent pas les limites que celui-ci ne franchit pas dans sa vie, si bien qu’ils sont contraints théoriquement aux mêmes tâches et solutions auxquelles le petit-bourgeois est contraint pratiquement par l’intérêt matériel et la situation sociale. »11
De même, l'Encyclopédie des Nuisances écrivait :
« Cette subjectivité à laquelle il s'identifie ne lui appartient pas, mais à l'organisation sociale qui l'a équipée et produite ainsi : c'est la raison pourquoi il lui est difficile de concevoir une existence dépourvue des marchandises, des contraintes et des opinions qui ont formé sa vie consciente et en font le contenu. Une réflexion critique individuelle aussi bien qu'un mouvement social d'opposition rencontrent vite cette limite. Vouloir la dépasser c'est déjà sortir de l'enceinte de ce monde administré, c'est s'avancer dehors où il n'y a plus rien pour nous guider, ni garantie d'aucune sorte, où chacun doit assumer en personne les conséquences de cette insoumission. » 12
Aux moyens traditionnels de la lutte ouvrière (la grève ou la manifestation) que la petite-bourgeoisie n’envisage qu’en dernier recours sont préférées les stratégies symboliques de l’information, de la sensibilisation, de l’éducation, signifiant par là qu’elle est une classe éclairée pouvant se placer en position d’émetteur de valeurs et savoirs. Cette place auto-attribuée de pédagogue permet d’établir un rapport de domination morale qui trouve sa source au plus profond de l’intérêt de classe petit-bourgeois dans le sens où la conscientisation est le moyen le plus cohérent avec son habitus pour réformer la société sans en toucher les fondements. Il est particulièrement intéressant de revisiter des discours de classe tels que le féminisme, la non-violence ou encore l'écologie avec l’équipement théorique bourdieusien. La violence de classe contenue dans les actions de conscientisation vise en premier lieu les classes les moins embourgeoisées, soupçonnées de faire le jeu de la réaction de par leur incapacité à s'emparer de thèmes politiques. C'est le discours typiquement petit-bourgeois sur celui-qui-va-pêcher-au-lieu-d'aller-voter. Ce que ce positionnement méprise, c'est la difficulté de mise à distance de la réalité qui caractérise l'habitus des classes populaires. Celui qui va pêcher un jour de vote ne se dit pas qu'il ne va pas voter parce que les politiques menées sont les mêmes quel que soit le résultat des élections. Il ne voit tout simplement pas l'intérêt de se déplacer et fait quelque chose de plus utile. Il ne met pas en mot le problème en termes politiques car cette démarche nécessiterait une compétence de mise à distance du réel à laquelle son habitus ne le prédispose pas, il agit en fonction de ses intérêts/désintérêts. C'est cette absence de mise en mot que ne pardonne pas la petite-bourgeoisie en prétendant que tout est politique. Le modèle de l'individu politique représente un humain disposant d'une capacité suffisante de mise à distance du monde, en capacité de l'observer autant que de s'observer lui-même. Un individu en capacité de se contrôler pour parvenir à ses fins. Nous savons depuis Bourdieu que ces compétences apparaissent prioritairement dans les groupes sociaux dégagés des urgences de la nécessité. Par conséquent, le politique n'est pas adapté aux classes populaires : il ne leur laisse d'autre choix que la représentation. Et les féministes ou les écologistes de politiser le privée, donc de l'exposer à l'analyse et à la gestion de masse... Les classes populaires ressentent parfaitement cette violence de la posture petite-bourgeoise et lui assènent en retour au mieux une indifférence tintée de mépris, au pire de la haine. Cette situation est une aubaine pour la bourgeoisie.
De la mythologie à l'utopie ou la question du totalitarisme
L'approche dont les classes populaires sont dépositaires est toute différente et fait penser à la mentalité des temps anciens. En favorisant une approche par le relationnel (immédiateté) et non par le politique (médiation), les classes populaires désavouent les théories humanistes en acquiesçant à l'idée que la réalité tient une part irrémédiable d'indicible, part qu'il convient d'estimer par les sensations et non par la raison. En cela, elles réactualisent l'approche mythologique qui, à l'inverse de l'approche utopique, n'apporte pas de solution au monde mais ne fait qu'en ressortir l'aspect dialectique entre le bien et le mal. L'approche mythologique renonce à dire le monde pour le solutionner mais en exhibe les contradictions en une sorte de terreau pour la pensée et l'action. Il semble en effet que les âmes anciennes en appelaient à l'ordre métaphorique pour évoquer ces oppositions de façon à en autoriser l'intégration sous forme de cosmogonie13. L'approche mythologique n'apporte pas de solution globale aux malheurs du monde, et ce à l'inverse du rêve humaniste qu'est l'utopie, mais elle le viabilise en restituant le sens de ses oppositions dans un ordre verbal qui les rend compatibles. L'utopie, en tant que démarche idéaliste, tend à rendre le monde cohérent. L'approche mythologique, elle, ne nie pas les oppositions mondaines mais n'en dit que la dialectique. Par ce détour épistémologique, nous obtenons une définition totalitarisme qui est une mise en cohérence intégrale des signes que renvoient les phénomènes. Par là transparaissent ses liens avec l'idéalisme. L'utopie, en ce qu'elle est un projet, instille cette phénoménologie dans la société. Platon, le premier utopiste pourtant, affirmait que la pensée naît à l'endroit où un objet renvoie un signe et son contraire14. Par conséquent, la république, en tant qu'utopie, tend à annuler la pensée.
Par la philosophie, le logicisme a éteint la pensée mythologique de par sa prétention à dire tout d'un phénomène, donc à le réfléchir avant d'agir dessus. Quoi de plus normal de nos jours que d'agir et/ou parler après avoir pensé ? Et pourtant, cela n'allait pas de soi dans les temps « spontanés ». L'esprit moderne peine à entrevoir les conséquences majeures des conditions d'être au monde des temps anciens dans lesquels la parole et l'action, se valaient et précédaient la pensée. Hannah Arendt écrivait :
« En un sens très différent de l'acceptation moderne, ces paroles [celles d'Achille, faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles] ne tiraient point leur grandeur de celle des pensées qu'elles exprimaient ; au contraire, comme l'indiquent les derniers vers d'Antigone, c'est peut-être la capacité de répondre par de « grands mots » (megaloi logoi) aux coups funestes qui un jour, dans la vieillesse, inspirera des pensées. La pensée venait après la parole, mais l'on considérait le langage et l'action comme des choses égales et simultanées, de même rang et de même nature [...] »15
Ainsi, l'approche mythologique correspond aux possibilités d'être au monde dans les temps d'avant la Modernité et, puisqu'elle n'apporte pas de solutions aux malheurs du monde, autorise la liberté d'être, la spontanéité. À l'inverse, la pensée du logos, du fait qu'elle est recherche de solutions, prétend pouvoir accéder à la vérité de la réalité. Par conséquent, la posture de mise à distance du réel, issue de l'expérience que les classes supérieures font du monde du fait de leur libération du travail par l'accumulation, apparaît comme l'unique moyen d'accéder à la réalité du monde. L'aliénation consécutive à la mise à distance et à la réflexion en termes de fin et de moyen est donc présentée comme une émancipation.
La catégorie politique dans la lutte des classes
Comment cette phénoménologie s'inscrit-elle dans le rapport social ? En pénétrant la prise de décision collective par l'intermédiaire du politique. Ce que nous nommons le politique n'est en réalité qu'une des configurations d'une catégorie supérieure, qui reste à nommer, qui concerne la prise de décision collective. Les apports de l'anthropologie sont trop importants pour oublier que les modes de prises de décision collective ont été, à travers l'histoire, d'une incroyable diversité. Le politique n'est que l'expression du rapport social bourgeois dans cette méta-catégorie, une configuration parmi d'autres. Dans la société bourgeoise, conformément à la tradition grecque, le politique est une abstraction qui autorise l'identification de problèmes et la mobilisation de moyens en vue de l'action. Ce point entérine une phénoménologie particulière qui justifie la domination telle qu'elle est instaurée dans le rapport social : « La distance entre le sujet et l’objet, qui conditionne l’abstraction, se fonde sur la distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l’intermédiaire du dominé »16. Nous touchons ici à l'essence de la domination moderne.
Les conclusions que nous pouvons tirer d'une telle analyse ne sont pas neuves, loin de là, mais elles ont peut-être été oubliées ou lues trop vite... Platon écrivait :
« Et, tandis que, en vérité, l’art d’entretenir son troupeau d’animaux bipèdes est appelé par nous "tyrannique" quand il recourt à la contrainte, nous l’appelons d’autre part "politique", quand, usant de bon vouloir, il en appelle au bon vouloir du troupeau ; ne nous faut-il pas alors, en l’homme qui, cette fois, possède la seconde forme de cet art, la seconde méthode d’entretien, montrer la réalité vraie du Roi et du Politique ? »17
La gouvernance, en tant que méthode de management politique n'a donc rien inventé. Platon est clair puisqu'il affirme plus loin que les différents régimes politiques ne sont que des imitations du seul qui vaille : le gouvernement d'un seul homme rompu à l'art politique, le prince-philosophe.
« [...] il ne sera jamais possible à une masse d'hommes, quels qu'ils fussent d'ailleurs, d'administrer selon la raison une Cité, une fois acquise par eux la sorte de connaissance qu'il y faut, mais que c'est au contraire dans quelque chose de restreint et de peu nombreux, bien plus, l'unité même, qu'il faut chercher le régime politique dont il s'agit : l'unique, celui auquel appartient la rectitude ; tandis que les autres doivent en être tenus pour des contrefaçons et, ainsi qu'il a été dit un petit peu auparavant, les unes en s'attachant à en imiter les plus beaux traits, les autres, des traits dont la beauté est moindre. »18
Platon a peut-être bien ici raison : si le politique est l'art de gérer le troupeau humain, la démocratie n'est qu'un aggiornamento destiné à empêcher ce que le politique est sensé générer du fait du rapport social qu'il sous-tend : le gouvernement d'une élite19. L'usage courant du terme démocratie montre que nous nous payons de mots, agrémentant ce régime de belles idées, imaginant ce qu'il pourrait être concrètement, sans nous rendre compte qu'en réalité les dés sont pipés. La démocratie est un leurre en ce qu’elle reste concentration de pouvoir et réification du réel, en ce qu'elle est contenue dans un cadre politique. La cosmogonie qui la dirige n'aboutit qu’à une phénoménologie fonctionnaliste, à l’inverse des cosmogonies des temps mythologiques. En dehors de la tradition gréco-latine, nous n'avons plus de mots pour nommer les autres modes de prise de décisions inventés au cours de l'histoire. Cette perte de mémoire est une catastrophe dont il sera difficile de se relever.
La traduction concrète de cette épistémè se donne bien sûr à voir en toute limpidité dans le champ politique. Ainsi, la prise de décision ne peut désormais que passer par la médiation d'un système politique bureaucratique. Le personnel politique qui anime ce champ manipule des objets politiques tels que les populations, les communautés, les catégories socioprofessionnelles, les classes sociales, etc., avec une vaste gamme d'outils politiques comprenant le chômage, la précarité, la police, la justice, l'éducation, etc. D'un point de vue politique, l'opposition des habitus dans le rapport social est le fruit d'une conjonction particulière de ces objets, donnant naissance à des problèmes identifiables sur lesquels va pouvoir s'appliquer un travail politique. Ici s'ouvre une vaste gamme de possibilités d'exploitation qui permet à la classe dominante de maintenir le statu quo. L'art politique consiste ici à transformer peurs et frustrations en objets politiques.
Un politicien se doit d'être en capacité d'ajuster un discours à la capacité de mise à distance du public constituant la niche du marché qu'il vise. Ainsi, avec les classes rurales et populaires, il est peu rémunérateur politiquement de parler de politique. Il convient plutôt de jouer sur l'immédiateté de la relation humaine, « être proche d'eux ». Feu Georges Frêche, politicien fameux de la région Languedoc-Roussillon, avait présenté le problème à sa façon :
« Les cons sont majoritaires, et moi j’ai toujours été élu par une majorité de cons et ça continue parce que je sais comment les "engraner", "j’engrane" les cons avec ma bonne tête, je raconte des histoires de cul, etc… ça un succès de fou, ça a un succès fou. Ils disent, "merde, il est marrant, c’est un intellectuel mais il est comme nous", quand les gens disent "il est comme nous", c’est gagné, ils votent pour vous. Parce que les gens, ils votent pour ceux qui sont comme eux, donc il faut essayer d’être comme eux »20.
Le politicien visant les classes peu embourgeoisées (les « cons » de Georges Frêche) doit montrer sa compétence à représenter politiquement c'est-à-dire à abstraire la condition des représentés tout en prouvant qu'il est proche d'eux (donc qu'il a intimement compris leur condition) en ne parlant pas en termes politiques. La jauge qu'utilise les classes populaires en politique ne tient en effet pas au programme mais à la conviction que tel homme politique a compris, ou pas, leur condition. Leurs habitus les prédisposant peu à la mise à distance que requiert le politique, ces classes se fient davantage au ressenti, au relationnel. Les classes populaires et rurales n'attendent pas ou plus de solutions politiques, c'est-à-dire globales.
Cette posture populaire, plus honnête car plus immédiate, pourrait être un frein à la gestion de masse que sous-tend tout projet politique. Mais le personnel politique contourne cette tendance par la démagogie. Celle-ci est un gage pour les classes rurales et populaires que ce n'est pas un programme politique global qui va les gérer mais des « mesurettes ». La démagogie est bien sûr un mensonge car les hommes politiques appliquent tous un programme politique – le même – quand ils arrivent au pouvoir. Mais les revendications catégorielles, le clientélisme, sont la façon des classes populaires de se prémunir contre des programmes politiques qui, par définition, leur échappent. L'écoute que ces classes accordent à la démagogie est un atavisme hérité du paysan qui va voir le seigneur pour lui faire comprendre sa situation et quémander ; elle est le signe de leur peur du politique, c'est-à-dire de la gestion de masse qui, dans le cadre politique, ne peut que leur échapper puisqu'elle se fait contre elles. Ces classes étant les principales victimes des politiques menées depuis les révolutions bourgeoises, on ne peut pas dire que le choix de la démagogie soit forcément issu d'un mauvais calcul. On objectera que la démagogie est une tromperie mais le fait est que ses avatars, au nombre desquels se compte le clientélisme, permettent à certains individus de s'en tirer à moins mauvais compte. Croire en la démagogie est ce qu'il reste aux classes populaires en situation de débandade. C'est cela qu'il faut comprendre au lieu de les penser comme un magma d'individus doucement débiles qu'il convient d'éduquer.
L’Erreur de l’Occident
L'approche compréhensive qui nous a guidé tout au long de ces développements opère une sorte de retournement qui me semble salutaire. Tout d'abord, elle montre la vacuité de la posture qui prétend devoir éduquer les classes les plus faibles socialement. L'histoire nous montre que si ces populations se dirigent vers ce que l'on nomme l'extrême-droite et autres démagogues, c'est pour des raisons qui ne tiennent pas à un supposé manque de connaissances mais à une tentative de se protéger des effets du politique. On ne peut pas en dire autant des apprentis pédagogues de la petite-bourgeoisie qui, eux, pêchent effectivement par manque de culture, manque dû au fait qu'ils ont en quelque sorte trop bien appris leurs leçons, acquiesçant à la mythologie républicaine. Donc, l'alternative entre la gauche, même extrême, et la droite, même extrême, est une foutaise, je l'ai dit en introduction. C'est une foutaise car des deux cotés, on adhère au logos, c'est-à-dire à une forme de pensée issue des classes supérieures qui est une colonisation de l'imaginaire par l'idée de système. À partir de là, quelle misère que de voir ceux que le schéma politique actuel nomme des extrémistes, qui sont les seuls à avoir un peu de lucidité dans le totalitarisme contemporain, s'insulter ou se battre dans la rue, lors de manifestations, refusant de se parler alors qu'en réalité, que l'on regarde du coté des anarchistes, qui se veulent être, la plupart du temps, des pédagogues ou de l'extrême-droite, du Front National à l'association Égalité et Réconciliation d'Alain Soral, on constate un même accord sur le logos, c'est-à-dire sur l'avènement d'un humain nouveau n'expérimentant le monde que par des médiations. Se battant pour une même société au projet malheureusement totalitaire et d'ailleurs identique à celle que l'ordre actuel met en place mais sur une configuration différente, les protagonistes de ce faux combat s'épuisent à vouloir détruire l'autre, prolongeant de fait l'actuel statu-quo.
Cet état des lieux doit nous alerter à plusieurs niveaux. Tout d'abord, en permettant d'élaborer une définition précise du totalitarisme et de sa déclinaison capitaliste, le fascisme, il nous permet d'entrevoir que c'est peut-être toute la pensée occidentale qui tend vers la société totale. Vraiment, pour le lecteur autodidacte, ingénu, ignorant des exégèses classiques, se pencher sur des Platon et autres Aristote constitue une vraie surprise tant les liens avec le totalitarisme semblent évidents. D'autres auteurs ont eu cette intuition à l'image de Pierre Clastres qui décrivait « l'ivresse de la pensée [des indiens Guarani], un approfondissement toujours plus tendu de la réflexion sur le malheur de la condition humaine. »21 Réflexion identifiant la recherche idéaliste, la recherche de l'Un, à la racine du mal. Ce faisant, la philosophie amérindienne sape les fondements de l'idéalisme qui caractérise la pensée occidentale depuis Héraclite au profit d'une acceptation du multiple. La lecture politique de ce constat métaphysique s'apparente à une critique radicale de tout pouvoir coercitif et, selon Clastres, de l'État. Et si ce point précis constituait l'Erreur de l'Occident ? Erreur qui mène l'humanité vers l'anomie, vers le gouffre, vers l’absorption totale du sujet par l'objet, vers le totalitarisme. Comment ne pas penser à la perspective catastrophique d'un film, pourtant issu de l'industrie culturelle, tel que Matrix qui décrit une prise en charge intégrale de la vie par la machine ?
Ne retrouve-t-on pas cette crainte sourde du contrôle total à droite comme à gauche ? Et l’expression de cette peur ne passe-t-elle pas maintenant par une volonté, de part et d’autre, de destruction de ceux d'en face, tout désignés qu'ils sont par l'échiquier politique ? Quand la phénoménologie d'une époque fait de l'hétéronomie la base du rapport social, comme nous l'avons vu, ne devient-on pas étranger à son prochain comme à son propre monde ? L'agressivité, la volonté de destruction totale des opposants (comme on l'a vu avec l'affolement préfabriqué qui a remplacé toute réflexion lors de la triste affaire du meurtre de Clément Méric, en 2013), la volonté que l’on retrouve à gauche comme à droite de ne pas parler avec l'autre camp, alors caractérisé de façon pathologique, ne correspond-elle pas à un comportement barbare ? Ne considérons-nous pas alors les individus d'en face comme des bêtes qui ne peuvent pas être instituées dans la société humaine ? L'épistémè occidentale qui nous régit actuellement prétend tout dire d'une situation. Par là, elle représente une disjonction majeure dans la conception de ce qu'est être un humain. L'application des catégories de fin et de moyen à toutes les sphères de la vie, c'est-à-dire le recours systématique au logos pour dire le monde, sape le fondement de tout système de Référence basé sur la métaphore. C'est bien ce que nous pouvons comprendre de la position de Lévi-Strauss sur la pensée sauvage et c'est également la thèse défendu par Pierre Legendre : dans la tradition, le montage de l'interdit par l'ordre métaphorique désamorce les fantasmes humains en dessaisissant les sujets de leurs pulsions antisociales22. Le passage de l'ordre du symbolique à celui de la réalité, qu'entérine le logos, fait passer l'interdit de l'ordre du rêve à celui de réalité concrète. Ainsi, le fantasme de destruction totale de l'Autre devient susceptible d'appartenir au réel. N’est-ce pas ce que Sade avait compris des temps nouveaux qui s’amorçaient à son époque ? Voilà l'illimité, le gouffre de l'indifférencié, vers lequel nous dirige le logos. C'est bien en ces termes que je désire poser la question de l'Un qu'instaure l'épistémè occidentale. La situation est, me semble-t-il, suffisamment dégradée pour poser la question du politique de façon aussi radicale : rien de ce qui a rendu Auschwitz possible n'a été éradiqué, bien au contraire. Le « plus jamais ça » des commémorations ridicules qui pullulent actuellement sonne malheureusement comme la promesse d'un retour prochain.
Christophe Hamelin
1Au risque de décevoir car dans le délire de ceux qui se réclament d'une certaine extrême-gauche et qui accusent de fascisme tout ceux qui acceptent de discuter avec Alain Soral ou même de discuter ses idées, il faut toujours dire du mal de ce monsieur, ne jamais reconnaître sa sagacité sur certains sujets. Ces errements sont gravissimes et ne font que renforcer sa popularité car la population n'est pas stupide et voit bien que ses constats sont lucides sur de nombreux points. Des lecteurs d'extrême-gauche, des libertaires, etc., ont stoppé la lecture de cet article à la première page pour cette raison, me classant d'extrême-droite (donc de fasciste j'imagine). On en est là... Pour finir de me faire des amis, j'espère montrer dans ce texte que, des deux cotés, on se bat malheureusement pour la même société.
2Frédéric HAZIZA, Vol au-dessus d'un nid de fachos, éditions Fayard, 2014, p.20,
3Il est à noter que Jean-Claude Michéa apporte un éclairage intéressant sur cette question avec une généalogie de la gauche qui rend compréhensible le fait qu'un parti comme le Parti Socialiste soit dans les mains de bourgeois tels que Laurent Fabius ou l'ex-présidentiable Dominique Strauss-Kahn et n'ai absolument rien à voir avec les classes populaires. Cf. Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche, Paris, éditions Flammarion, 2013, 132p.
4Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presse Universitaire de France, 1937, p.109.
5Philippe Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, éditions du Seuil, 1973, 316p.
6Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, 342p.
7Sur cette question absolument passionnante, cf. Alexis De Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, Paris, Flammarion, 1988, 411p.
8Cf. par exemple G. Politzer, La composition sociale de la population en France, Les cahiers du bolchévisme, juillet 1936, n°12-13, cité in Luc Boltanski, Taxinomies sociales et luttes de classes, Actes de la recherche en sciences sociales, Année 1979, Volume 29, Numéro 1, p.79.
9Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 125.
10Sur cette question de la stigmatisation de la violence physique par la petite-bourgeoisie, cf. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979, p.447.
11 Karl Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Éditions Gallimard, 2002, p. 215.
12Encyclopédie Des Nuisances, Remarques sur la paralysie de décembre 1995, Paris, éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 25.
13Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, Paris, Presse Universitaire de France, 1962, p. 132.
14Platon, La république, VII, 523c.
15Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, pp. 62-63.
16Theodor W. Adorno – Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, Tell, 1974, p. 31.
17PLATON, Le politique, 276e.
18Ibidem, 297c.
19Cf. Pierre Lévêque, Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l'athénien, Paris, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, Vol. 65, 1965, 163p. La version des faits de Vidal-Naquet et Lévêque corrobore mon propos dans le sens où ils montrent que l’œuvre démocratique de Clisthène tient beaucoup à des rivalités de pouvoir entre familles aristocratiques. Là encore, nous sommes bien loin de l'image d'Épinal classique sur la démocratie, le plus beau des régimes politiques.
20Cours de droit de Georges Frêche en 2008 disponible à l’écoute sur https://www.youtube.com/watch?v=t55CC7U82nc. Page consultée le 17/09/2013.
21Pierre Clastres, La société contre l'État, Paris, Les éditions de Minuit, 1974, p.184.
22Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie – leçons VIII, Fayard, 1989, 187 p.
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