Que nous apprend l’affaire du Rainbow Warrior ?
A quelques mois des présidentielles de 2007, on ne sait pas encore si les enregistrements vidéo du procès des auteurs de l’attentat de 1985 contre le bateau de Greenpeace deviendront définitivement accessibles au public. Mais, quelle que soit l’issue du litige, des affaires comme celles du Rainbow Warrior ou des retombées de Tchernobyl et bien d’autres, mettent clairement en évidence que des réflexions essentielles restent à mener. Malheureusement, les discours des candidats les plus médiatisés paraissent très superficiels par rapport à la profondeur des problèmes qui se sont creusés dans la société française. Surtout en ce qui concerne la situation sans défense dans laquelle se trouve le citoyen « de base » devant les pouvoirs institutionnels ou de facto.
Le webzine néozélandais Stuff, de même que Tahiti Presse ou encore Monsters and Critics News ou Radio New Zealand, ont répandu la nouvelle. Le jeudi 10 août, la Cour d’Appel néozélandaise a ordonné provisoirement, à titre conservatoire, la suspension de toute diffusion de l’enregistrement vidéo du procès des faux "époux Turenge" Alain Mafart et Dominique Prieur qui avait eu lieu en 1985 dans le cadre de l’affaire du Rainbow Warrior. Le lundi 7 août, la même Cour avait rejeté une action en justice des deux français, mais un nouveau recours de leurs avocats a abouti à cette dernière décision qui vise en particulier les extraits où les deux agents plaident coupables. Des aveux en échange desquels le procureur avait renoncé à plaider la préméditation dans l’homicide dont ils étaient accusés. Pendant deux semaines, Television New Zealand (TVNZ) se voit interdire l’exploitation de ce matériel dans l’attente d’un nouveau jugement.
C’est vrai qu’on peut être choqué par un tel usage de l’enregistrement d’un procès. D’après Tahiti Presse, les avocats des militaires français plaident que [leurs] "clients n’ont jamais, lors du procès de juillet 1985, approuvé le fait que les images résultant de la mise en place d’un circuit fermé de télévision (à la fois pour des raisons de sécurité et afin de permettre aux plus de 150 journalistes venus couvrir l’événement d’assister au procès dans une salle attenante à la salle d’audience) soient par la suite conservées de façon permanente". Un argument qui paraît solide, même si la véritable question serait de savoir si la majorité des citoyens a eu accès à des informations suffisantes lui permettant de connaître "ce qui s’est dit" au cours du procès.
En même temps, la situation qui s’est produite témoigne sans doute d’une profonde indignation des institutions et de l’opinion publique de la Nouvelle-Zélande devant le comportement des autorités françaises tout au long de l’affaire du Rainbow Warrior depuis 1985. Un fonctionnement qui, si on va au fond des choses, n’a fait que suivre une certaine logique. Mais cette fois-ci, il y avait en face un Etat souverain avec des moyens pour riposter et l’ONU pour arbitrer. Nous devrions à mon sens en profiter pour nous interroger sur ce qui nécessite un changement dans le tissu institutionnel français. D’autant plus qu’à l’incident du Rainbow Warrior sont venues s’ajouter l’affaire des retombées des essais nucléaires et du manque d’information dont semblent avoir été victimes civiles et militaires, ainsi que celle des conséquences de l’accident nucléaire de Tchernobyl.
En juillet 1985, l’organisation Greenpeace préparait un rassemblement maritime pour protester contre les essais nucléaires français à Mururoa. A cette fin, le Rainbow Warrior mouillait à Auckland en Nouvelle-Zélande. François Mitterrand était président de la République, Laurent Fabius premier ministre et Charles Hernu ministre de la défense, lorsque le chef des services secrets, l’amiral Pierre Lacoste, a lancé l’opération Satanic. A l’époque, Georgina Dufoix était porte-parole du gouvernement et Roland Dumas, ministre des relations extérieures. Jack Lang "n’était que" ministre de la culture. François Hollande était "seulement" devenu depuis 1980 un conseiller écouté de François Mitterrand et par la suite un collaborateur habituel des gouvernements.
Chargés de saborder l’empêcheur de tourner en rond "satanique" par des explosifs placés sous la coque, deux agents de la DGSE, les faux "époux Turenge", furent envoyés d’urgence avec trois nageurs de combat dont Gérard Royal, frère de Ségolène Royal. L’opération fut menée à terme le 10 juillet 1985. A minuit moins dix, la bateau était coulé par les charges explosives faisant un mort : le photographe Fernando Pereira.
D’après l’Express du 16 mars 2006, Ségolène Royal, "ignorant, semble-t-il, l’activité de son frère, avait projeté de rallier l’atoll de Mururoa, en compagnie de militants d’associations antinucléaires". Mais sa biographie spécifie qu’elle était de 1982 à 1988 "chargée de mission au secrétariat général de la Présidence de la République pour les questions de santé, d’environnement et de jeunesse". La version des faits que répercute L’Express peut donc, à force de vouloir bétonner, susciter quelques interrogations. Comment une chargée de mission de la présidence de la République, liée à ce titre par une très forte obligation de réserve, pouvait-elle envisager de participer publiquement à une manifestation contre la politique nucléaire française ? D’autant plus que Ségolène Royal avait choisi, à la sortie de l’ENA, une affectation de juge administrative. Ou c’est l’éternel décalage entre les paroles et les faits ?
Les "époux Turenge", en réalité les agents de la DGSE Alain Mafart et Dominique Prieur, ont été arrêtés dès le 12 juillet 1985 par la police néo-zélandaise, déclenchant ainsi un scandale international. Le 6 août, François Mitterrand a chargé le conseiller d’Etat Bernard Tricot d’élaborer un rapport sur l’affaire. Le 26 août, le rapporteur mettait hors de cause le gouvernement et la DGSE. Mais, très rapidement, le quotidien Le Monde a divulgué des éléments nouveaux. Ces révélations ont conduit à la démission de Charles Hernu et au remplacement de l’amiral Lacoste. Le 22 septembre, Laurent Fabius a publiquement admis que les services secrets français avaient étaient les auteurs du sabotage. Le 22 novembre, la justice néo-zélandaise a condamné les agents Alain Mafart et Dominique Prieur à 10 ans de prison pour "homicide involontaire".
Le Gouvernement Français a alors obtenu, dans le cadre d’un arbitrage du Secrétaire Général de l’ONU de juillet 1986 et moyennant le versement d’une indemnisation à l’État néo-zélandais, le transfert des deux agents sur l’atoll d’Hao (base militaire française en Polynésie), où ils devaient rester trois ans. Mais, dès décembre 1987 pour le commandant Mafart et mai 1988 pour le capitaine Prieur, les intéressés ont rejoint la France métropolitaine. Jacques Chirac était alors premier ministre. Vu les conditions dans lesquelles ils avaient été accueillis à Hao d’après Tahiti Pacifique, on peut se demander dans quelle mesure les "époux Turenge" ont vraiment purgé une sanction après juillet 1986. Un arbitrage international d’avril 1990 a condamné ce comportement de l’Etat français estimant que "la République française s’est rendue coupable d’une violation substantielle de ses obligations". Les deux arbitrages de l’ONU, de même que le fiasco du rapport Tricot, semblent appeller pour le moins quelques réflexions.
Tout d’abord, quelle est l’efficacité réelle du Conseil d’Etat en tant qu’instance chargée de contrôler le fonctionnement d’institutions et administrations ? Le Monde a pu apporter, dès septembre 1985, des éléments d’information essentiels que Bernard Tricot n’avait pas découverts en août lorsqu’il était chargé d’un rapport officiel. Il s’agissait pourtant d’un conseiller d’Etat très expérimenté qui d’après Who’s Who in France avait été, par exemple, conseiller technique au secrétariat général de la présidence de la République en 1959-62, délégué du haut-commissaire de la république en Algérie en 1962, secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées en 1962-67, secrétaire général de la présidence de la République en 1967-69... Après son rapport d’août 1985, Bernard Tricot deviendra notamment membre du conseil d’administration de la Compagnie financière de Suez en 1988-93 et président du Comité des prix de revient des fabrications d’armement au ministère de la Défense en 1993-98. Mais la première question à creuser serait sans doute celle des moyens d’instruction, d’enquête, d’investigation... dont dispose (ou que se donne) dans la pratique le Conseil d’Etat auprès des administrations et des autorités diverses.
Ensuite, quelles responsabilités peut-on invoquer en cas de dysfonctionnement grave de l’Etat français, et comment faire pour avoir une chance d’aboutir ? S’il est à présent connu dans le monde entier que dès 1986 un rapport de l’amiral Lacoste rappelait le soutien de François Mitterrand à l’attaque contre le bateau de Greenpeace, Jacques Chirac, premier ministre en 1986-88 et déjà au moment de la catastrophe de Tchernobyl, est tout sauf un inconnu dans l’affaire. C’est lui qui a "appliqué" l’arbitrage de l’ONU de juillet 1986 sans présenter d’excuses à Greenpeace ni à la famille de Fernando Pereira et préparant très rapidement le retour en métropole des "époux Turenge" contrairement aux dispositions de l’arbitrage. Son ministre de la défense était André Giraud, personnalité emblématique du lobby nucléaire. A cette époque, Dominique de Villepin exerçait d’importantes responsabilités à l’Ambassade de France aux Etats-Unis et Nicolas Sarkozy devenait en 1987, soit peu après l’accident de Tchernobyl, chargé de mission pour la lutte contre les risques chimiques et radiologiques au sein du ministère de l’Intérieur.
Une simple question vient à l’esprit : y a-t-il jamais eu une "opposition" dans l’avion ? En réalité, les composantes les plus influentes du spectre politique français se sont trouvées ensemble impliquées dans un certain nombre d’affaires gênantes, et les uns ont couvert les autres. Au sommet, une présidence de la République bénéficiant légalement d’une immunité presque totale qui lui permet dans la pratique de "couvrir" quasiment qui elle veut et ce qu’elle veut. Un système dont, malheureusement, on voit trop souvent émerger une bien médiocre logique : 1. on agit dans l’opacité, voire même dans l’ombre ; 2. ensuite, on nie les faits ou l’existence des problèmes ; 3. si on ne peut plus nier, on minimise et on réclame des "preuves irréfutables" dont on est le seul détenteur ; 4. si on a vraiment des comptes à rendre, on nie l’existence ou le "caractère certain" du préjudice causé ; 5. si malgré tout on est désavoué, on fait tout pour ne pas tirer les conséquences du désaveu ; etc...
De quoi dresser, globalement, un véritable faisceau d’indices concordants de ce que devrait être une réforme en profondeur des institutions. Des instances détentrices du pouvoir public, mais aussi de celles censées les surveiller, les contrôler, les censurer...
Enfin, il reste l’éternelle "question mineure" qui pour la grande majorité constitue la principale : comment le "citoyen lambda" peut-il se défendre contre les abus de pouvoir et les arbitraires ? Comment avoir un quelconque droit réel si on n’est ni puissant, ni riche, ni influent ? Si, même pour un Etat étranger prospère comme la Nouvelle Zélande, il a été si ardu d’obtenir un début de réparation... C’est là, de toute évidence, que réside le problème le plus difficile.
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