Vers une refondation de la gauche ?
A propos du célèbre stratège Phocion, Plutarque cite cette anecdote : "Une autre fois, il lui advint de dire une opinion devant l’assemblée du peuple, laquelle fut universellement approuvée et reçue de tout le monde, et voyant que toute l’assistance se trouvait ainsi toute de son avis, il retourna devers ses amis, en leur demandant : « Hélas ! mes amis, ne m’est-il point échappé de dire quelque mauvaise chose en n’y pensant pas ? » (Vie de Phocion, chap. XII) L’enthousiasme suspect qui a saisi les médias à la nouvelle de l’investiture de Mme Royal aurait suscité chez tous les socialistes qui se croient encore socialistes une semblable interrogation.
Ce n’est malheureusement pas le cas. Les ralliements plus ou moins ostentatoires se sont multipliés, à la notable exception du sénateur Mélenchon. Les sondages sont une drogue dure qui atteint les aptitudes au raisonnement de ceux qui sont en leur dépendance. Les socialistes ont voté pour Mme Royal parce qu’ils ont cru qu’elle seule pouvait gagner. Les très nombreuses expériences depuis un quart de siècle ne suffisent pas. En fin 1980, Giscard devait écraser Mitterrand. Balladur devait l’emporter haut la main en 1995 et le TCE six mois avant le scrutin était crédité de 65 à 70% des suffrages... Il y a fort à parier que la faveur sondagière désertera bientôt Mme Royal comme elle semble abandonner ces jours-ci le ministre de l’intérieur. En vérité, les socialistes ne pensent plus comme des militants politiques mais comme des vendeurs de lessive fort heureux d’avoir trouvé un sympathique produit d’appel.
La politique cependant va se rappeler à leurs bons souvenirs. Les dernières élections hollandaises ont montré que le non au TCE était une donnée durable. En votant pour les partis "extrêmes", au détriment des "raisonnables" centre-gauche et centre-droit, ils ont manifesté une nouvelle fois leur refus de la politique du laisser-faire et leur attachement à la souveraineté nationale, et ceci alors même que le gouvernement démocrate-chrétien sortant pouvait se targuer de bons résultats économiques - bien meilleurs en tout cas que ceux du gouvernement français tant en matière de croissance, d’emploi que de recul de la pauvreté.
Les mêmes données fondamentales structurent la vie politique française. Contre l’immense majorité des médias, contre l’immense majorité des élus de tous bords, les partisans du non l’ont emporté largement, laissant de profondes fractures dans tous les partis "de gouvernement", et principalement dans le Parti socialiste, dont les électeurs populaires se sont massivement prononcés contre le TCE, d’autant que le PS s’est ainsi durablement opposé à ses alliés potentiels, suscitant des rancunes et des méfiances que des accords d’avant deuxième tour auront du mal à dissiper. Les dirigeants socialistes en sont sûrement conscients. Il y a quelques années, Dominique Strauss-Kahn avait émis l’idée que l’électorat populaire allait structurellement délaisser la vie politique, et qu’il fallait se concentrer sur les classes moyennes. Il éventait ainsi le secret des transformations internes au PS : ce parti devait cesser de se réclamer même formellement de la tradition socialiste, c’est-à-dire d’une politique orientée vers la transformations de la société capitaliste en un autre type de société, pour devenir un parti de gestion de l’organisation sociale existante, c’est-à-dire un parti dont la seule fonction est de rendre le capitalisme un peu plus "sexy" et de ménager les intérêts de la classe moyenne supérieure dans le grand chambardement en cours. Le vote massif en faveur de Mme Royal consacre cette transformation, dans des proportions que M. Strauss-Kahn n’avait certainement pas souhaitées. La doctrine Royal reprend des éléments de la doctrine sociale de l’Eglise catholique, de thèmes récurrents du libéralisme économique (le contrat contre la loi) mâtiné d’un peu de corporatisme (le syndicalisme à cotisation obligatoire) et d’un goût prononcé pour les obsessions sécuritaires à la mode. Mais dans tout cela, il ne reste pas pierre sur pierre de ce qu’était le socialisme réformisme à l’ancienne.
Il est possible que l’opération Royal fonctionne. Les classes dirigeantes et les faiseurs d’opinion sont moins enthousiastes qu’ils ne l’étaient hier pour M. Sarkozy. Le traitement de choc ("la rupture") qu’il promet pourrait entraîner une crise sociale aux conséquences imprévisibles. Mme Royal pourrait donc bénéficier de soutiens inattendus - inattendus pour ceux qui pensent qu’elle est encore une candidate de gauche. Elle pourrait, mutatis mutandis, se trouver dans la situation de M. Blair, longtemps soutenu par la City et la presse du groupe néoconservateur de M. Ruppert Murdoch.
Nous devons donc nous attendre à une profonde restructuration de la vie politique française. L’espace laissé à gauche par la droitisation accélérée du PS et le déclin irrémédiable du PCF a, pour l’instant, été occupé par une galaxie de groupes et de comités tout aussi divisés entre eux qu’ils se disent tous farouchement "antilibéraux". Une partie de l’électorat populaire et protestataire de la gauche s’est également réfugiée dans l’abstention et parfois même dans le vote Front national. Nul doute que ces phénomènes vont s’amplifier dans les mois qui viennent, en raison de la méfiance toute particulière que Mme Royal suscite chez les militants, syndicaux ou politiques, issus de la tradition socialiste ou communiste.
Le condominium UMP/PS peut toutefois compter sur l’incapacité des diverses fractions de la "gauche de gauche" à s’entendre sur une stratégie et un candidat en vue des prochaines élections. Les collectifs "antilibéraux" issus de la bataille du référendum de 2005 ont mis au point un programme à la fois très long et très incomplet, proposant des solutions technocratiques en diable où l’on retrouve bien la patte de la Fondation Copernic, un programme souvent peu différent des propositions des divers courants de la gauche du PS, et parfois bien confus quand il s’agit des questions qui fâchent : la laïcité et l’école divisent incontestablement les militants qui viennent de la gauche traditionnelle et ceux qui font les yeux doux à toutes les formes de communautarisme. A cela s’ajoutent les ambitions et rivalités des petits appareils qui veulent préserver leur identité, leurs journaux et leurs locaux et craignent plus que tout l’émergence d’un mouvement qui les emporterait.
Cependant les lignes pourraient se déplacer au cours des semaines à venir. Après le coup de massue pris sur la tête, les responsables des divers groupes de la gauche socialiste sont face à un dilemme : soit ils se rallient et se mettent en campagne aux côtés de Mme Royal sous le mot d’ordre "tout faire pour battre la droite" et ils signent ainsi leur défaite politique définitive, suivant les traces déjà empruntées par Julien Dray ou Arnaud Montebourg. Soit ils refusent de se renier, de soutenir aujourd’hui ce qu’ils n’hésitaient pas à fustiger hier comme une politique de droite, voire néo-corporatiste, et alors il leur faut mener une bataille politique indépendante de la direction du PS. Si un candidat issu du PS prenait la tête de la lutte pour contester le leadership du PS royaliste à gauche, il pourrait entraîner un véritable mouvement de masse, comme pour le 29 mai. Si les "antilibéraux" ont l’intelligence de la situation, ils verront que le soutien à un candidat indiscutablement laïque et républicain, indiscutablement héritier de la tradition populaire et militante du socialisme, capable de parler à tous les citoyens, et pas seulement dans les blogs des "happy few", pourrait vraiment faire "turbuler le système", ainsi qu’en avait rêvé Jean-Pierre Chevènement en 2002, Chevènement qui échoua faute d’une stratégie claire et en raison de sa propension toute particulière à brouiller les cartes.
La voie pour une refondation de la gauche serait ouverte et pèserait lourd sur les prochaines échéances électorales. On se retrouverait avec une situation que connaissent déjà de nombreux pays, et pas seulement en Amérique latine, un PS social-démocrate au centre droit ou franchement à droite (comme au Brésil, au Vénézuela et dans plusieurs pays d’Europe centrale) opposé à une nouvelle force de gauche appuyée sur les classes populaires et les exclus des ripailles de la mondialisation.
On pourrait faire remarquer que la gauche radicale française a toujours eu pour tradition de cultiver l’impuissance, que l’attrait des feux de la rampe et la tentation de faire un petit numéro de "candidat de témoignage" seront plus forts que la volonté de bousculer sérieusement un système politique complètement bloqué où les citoyens doivent choisir, pour les choses sérieuses, entre le pareil et le même. C’est possible, mais pas absolument certain.
Denis Collin
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NOTE : Je mets entre guillemets le terme "antilibéraux". Cette terminologie me semble en effet très révélatrice des confusions terribles qui règnent même dans les meilleurs esprits. D’abord parce qu’il est très mauvais de définir un nouveau mouvement par un terme purement réactif : les "anti" sont dépendants de ce qu’ils combattent ! Ensuite, parce que personne ne donne un sens précis au terme libéralisme, dont il y a plusieurs usages honorables. Et enfin parce qu’à quelque sens que ce soit, il est bien difficile de caractériser MM. Bush, Blair, Chirac ou Barroso de "libéraux". Mais ceci est une autre discussion.
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