Durant ces vacances j’ai passé une petite semaine dans le sud Finistère où j’ai eu la surprise de faire connaissance avec les merveilleux panneaux routiers bilingues "français breton", en italique et même taille de caractère, ce qui entraine, au moindre carrefour, la présence d’une véritable forêt de pancartes. Cette surcharge visuelle, déjà pénible, se double de détails étonnants lorsque le village de Plomeur se traduit Ploeur à l’entrée sud et Plover à la sortie est de l’agglomération.
À noter aussi l’omniprésence du drapeau breton décalqué du drapeau des USA et autres symboles et accessoires qui, m’a-t-il semblé, sont essentiellement destinés à être vendus aux touristes. L’ensemble m’est apparu aussi lourd et indigeste que les andouilles de Guéméné et autres pâtisseries dégoulinantes de beurre salé qui doivent être aussi authentiquement bretonnes que mes faux ongles.
Légèrement saoulé par cette ostentation, je me suis plongé illico dans un bouquin dont j’avais auparavant entendu parler, Le Monde comme si. Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne, de Françoise Morvan (1ère édition 2002, réédition format poche en 2005). Vous allez me dire que je suis déjà convaincu de ce que je vais y trouver. Ce n’est pas faux mais je me permets d’en faire un petit résumé.
C’est un essai largement autobiographique, dont le style, assez alerte pour un sujet aride, est fait d’ellipses, de retours en arrières, de digressions et d’anecdotes effleurées en début de livre ou de chapitre qui laissent le lecteur sur sa faim, puis sont développées en fil rouge par la suite. L’influence du cinéma ? Ou peut-être de la pédagogie "en spirale", puisque l’auteur, qui est née dans le centre Finistère puis a grandi entre la région parisienne et la Bretagne familiale, est agrégée de lettres et enseigna le français.
Animée, comme de nombreux autres militants ou passionnés, par la volonté de "sauver une langue en train de mourir", elle s’est engagée dans des travaux universitaires sur un érudit du XIXe siècle qui, en partie sur commande du Ministère de l’instruction publique, a collecté des traditions orales de Basse Bretagne.
L’auteur entre en conflit avec son directeur de thèse qui souhaite que les carnets de collecte soient publiés en breton unifié, alors qu’elle voudrait respecter l’orthographe de l’époque, bâtie à partir des dialectes bretons de ses sources.
En effet, le breton, langue celtique parlée sous forme de patois locaux, diffère d’un "pays" à l’autre. Plusieurs orthographes normalisées ont été mis au point depuis le XIXe siècle. À cela s’ajoute le fait que toute la moitié est de la Bretagne n’a jamais parlé de langue d’origine celte, mais des patois d’origine latine, comme dans le reste du bassin parisien : c’est la Bretagne gallo. À l’époque, les différents idiomes bretons étaient laissés aux gens du peuple, les classes supérieures s’exprimant en français.
Accusations, procès l’auteur fait alors connaissance avec le côté obscur de la mouvance militante et se lance dans l’étude de ses origines.
D’après elle, le père fondateur de la nation bretonne moderne est un certain Théodor Hersart de la Villemarqué (1815-1895) aristocrate très conservateur qui a composé un recueil de chants populaires à l’authenticité contestée, intitulé Barzaz Breiz, néologisme bretonnant qu’on pourrait traduire par "Bardit de Bretagne".
Dans la veine romantique, cet ouvrage se conçoit comme une épopée édifiante et pathétique de la nation Bretagne, avec ses héros (le roi Nominoë, etc...), et ses anti-héros (Du Gesclin "le traître", etc...), comme à cette époque les manuels d’Ernest Lavisse éduquaient les écoliers avec les figures de Jeanne d’Arc, Saint-Louis, Henri IV…
Il en ressort que la Bretagne est l’éternelle victime d’une France dont la perfidie culmine avec le mariage d’Anne de Bretagne et Charles VIII en 1532 et la suppression des privilèges de la province lors de la nuit du 4 août 1789. Tout naturellement pour l’époque, la Bretagne se trouve définie par son peuplement de "race" celte et sa culture celtique, menacées dans leur pureté par une France envahissante et mal déterminée.
C’est dans les années 1920 à 1940 que se situe le grand moment identitaire breton, qui va donner toute sa puissance pendant l’Occupation.
En 1918, de jeunes hommes fraîchement sortis du lycées ou sous les drapeaux fondent le Groupe régionaliste breton et la revue Breiz Atao qu’on pourrait traduire par "Bretagne toujours" (au sens de "encore et encore").
Ce parti développe les mêmes thèmes que le Barzaz Breiz et affiche sa proximité avec le nationalisme maurassien : défense d’une culture menacée par le modernisme abstrait (provinces contre départements, tradition contre démocratie et rationalisme), défense d’une pureté originelle menacée de dilution.
Le parallèle avec le nationalisme "à l’allemande" : "Kultur" (race, langue, traditions) authentique qui s’impose aux individus contre "Civilisazion" abstraite (égalité, démocratie,…) est évident. Il est non moins évident, d’après l’auteur, que l’Allemagne a soutenu ces groupuscules.
Des connections se créent avec les autres mouvements autonomistes (flamands, corses, alsaciens…) et "la référence à l’Irlande, qui a su conquérir son indépendance est constante, implicite ou non" (page 215). L’enjeu est alors de reconquérir une place perdue dans le concert des nations celtes (Irlande, Écosse, Pays de Galles).
Le groupe culturel Seiz Breur ("les sept frères") est fondé en 1923 afin de créer un art national. C’est l’origine de toute la panoplie identitaire vendue actuellement aux touristes (drapeau, triskel, glaives…), qui a pour but de "re-bretonniser" toute la vie quotidienne (vaisselle, meubles…) et renouer avec la celtitude enfouie.
Des attentats ont lieu dans les années 30 (1932 : la sculpture du XIXe commémorant le mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne, située devant la mairie de Rennes, dite " monument de la honte" est détruite à l’explosif...), commis par un groupuscule nommé Gwenn ha Du (autrement dit "le blanc et le noir", comme le drapeau), qui s’inspire de la lutte irlandaise pour le Home Rule.
Les autonomistes officiels se divisent entre groupuscules de gauche, de droite et d’extrême droite, mais professent une rhétorique parfaitement semblable. Ils condamnent ces actions, pour mieux les soutenir en sous-main et diffuser les revendications par le biais de Breiz Atao. Quoi de plus normal d’ailleurs pour des nationalistes que de mettre au premier plan l’émancipation bretonne, quels que soient les moyens pour y parvenir ou la forme qu’elle prendra ?
À la veille de la guerre, l’apprentissage limité du breton dans l’enseignement primaire est près d’être accordé sur la demande des militants qui lancent des pétitions. Cependant, la collusion manifeste entre l’occupant allemand et les nationalistes bretons déconsidère ces derniers et jette le discrédit sur l’enseignement du breton, qui cesse d’être transmis dans les familles à partir des années 50.
Sortis par la porte, les nationalistes reviennent par la fenêtre. Les anciennes revendications ethno-raciales sont habillées au goût du jour : régionalisation, Europe, anticolonialisme, défense d’un patrimoine culturel. La complainte victimaire se fonde par exemple sur le rattachement administratif de la Loire-Atlantique à la région pays de la Loire ("l’amputation"), comme un écho aux luttes romantiques et maurassiennes contre la modernité abstraite qui gomme les frontières naturelles.
Le tout se marie fort bien avec les intérêts libéraux des grands capitaines d’industrie : le kit identitaire breton des Seiz Breur, les fest noz et autres festivals celtiques alimentent l’industrie touristique. En 2000, Patrick Le Lay, militant méconnu de la cause, lance la première télévision identitaire, TV Breizh (qui a depuis supprimé l’essentiel de ses programmes en breton)…
Le célèbre CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons), cité dans tous les manuels de géographie comme un exemple en matière d’aménagement du territoire, présidé par Joseph Martray, autre grande personnalité autonomiste, lance, dans les années 50, la région dans l’élevage intensif du porc, le tourisme de masse et l’industrie agro-alimentaire. Personne n’a jamais fait remarquer que cette dérive productiviste, avec toutes les conséquences qu’elle implique (pollution des eaux, prolétarisation des agriculteurs, mal-être paysan…) était directement liée à l’action de cette mouvance autonomiste. Il est vrai que la question identitaire éclipse facilement les questions sociales.
Comme tétanisés par cette auto-victimisation -et par les vagues d’attentats qui réapparaissent régulièrement- les pouvoirs publics Etat, région, départements, font pleuvoir aides et subventions sur une multitude d’Instituts, de Comités…chargés de promouvoir une langue "sur le point de disparaître". À force de barbouillage la signalétique bilingue s’impose aux DDE, y compris dans la Bretagne gallo qui n’a jamais parlé breton.
"Le mode comme si" trouve là une de ses nombreuses illustrations : la défense d’une langue purifiée censée régénérer une Nation laminée, crée par des militants dans la première moitié du XXe siècle en opposition aux dialectes locaux réservés à la plèbe. Une langue qu’il faut sauver, mais que personne ne parle et, finalement, n’a jamais parlé sous cette forme.
N’est-ce pas finalement ce qui est le plus désolant : voir des institutions, mettre en oeuvre, on l’imagine, autant de temps, d’énergie et d’argent pour implanter des panneaux de signalisation bilingues, quand tant d’autres tâches sont bien plus prioritaires que cela ?
Sans doute ces revendications paraissent tellement dérisoires alors, pourquoi ne pas les satisfaire ? Et puis si c’est pour défendre "la tradition"…
Comme le souligne la géopolitique, il est toutefois rarement anodin de rebaptiser les noms de lieux : volonté de marquer un territoire, de revenir, dans une perspective réactionnaire, dans un état antérieur (avant la France, avant la Révolution, etc…), de proclamer implicitement qu’il y a un vrai et un faux nom (même si le "vrai" est, en l’occurrence, un "faux vrai", encore le monde comme si), les implications sont nombreuses.
Inutile de dire que, s’il s’agit de faire comprendre "aux autres" qu’ils ne sont pas vraiment "chez eux" dans ces contrées, de mon point de vue, cet objectif a été parfaitement rempli.