L’hypothèse du libre arbitre (2/3)
Cet article est la deuxième partie d’un texte sur le libre arbitre en science qui en compte trois. Il s’agit de la partie la plus technique de ce texte. Nous sommes arrivé à la conclusion dans la première partie que le libre arbitre est tout a fait envisageable dans un cadre naturaliste, en l’identifiant à l’indéterminisme quantique. Cependant plusieurs aspects semblent faire obstacle à cette vision, en particulier le fait que l’indéterminisme a priori uniformément réparti sur la matière et semble disparaître à grande échelle, à l’inverse du libre arbitre, et que par ailleurs cette vision ne rend pas compte de notre sensation d’identité. Nous nous apprêtons à prendre en compte divers aspects théoriques de la physique de l’infiniment petit afin de lever ces obstacles.

Deuxième partie - une hypothèse scientifique
7. L’intrication
Parlons d’abord de la corrélation, ou intrication. En physique quantique, toutes les particules sont décrites comme des ondes. Ces ondes représentent de manière unique l’indétermination des particules relativement à différentes grandeurs mesurables.
On observe la propriété d’intrication quand deux particules interagissent : les deux particules sont corrélées après l’interaction, si bien que les états indéterminés de l’une et de l’autre, bien qu’indéterminés, sont interdépendants. Par exemple : on ne sait pas si deux particules sont rouges ou noires, mais on sait que si l’une est rouge, l’autre est noire. Cette indétermination a une réalité puisque les deux états possibles (rouge ou noir), sous leur forme ondulatoire, sont susceptibles de produire des interférences observables entre eux. Ils existent donc tous les deux. On dit que l’état de la particule est une superposition de ces deux états.
Au moment où l’indétermination est levée après une mesure de cet état, quand la superposition disparaît pour la caractéristique mesurée, quelle que soit la distance entre les deux particules et quelle que soit la durée écoulée, si l’une est rouge l’autre sera noire. Tout se passe comme si les particules « partageaient le même hasard » de manière instantanée. Ce phénomène non local est vérifié par des expériences scientifiques de manière très précise. Si le hasard est interprété en libre arbitre, ceci pourrait s’interpréter de la manière suivante : le même esprit (le même exercice du libre arbitre) est présent dans les deux particules à la fois de manière non locale et non temporelle, comme si en interagissant, les deux particules avaient créé un esprit commun par diffusion du libre arbitre.
Notons que la corrélation entre les états de particules n’est en générale pas parfaite. Elle peut être plus ou moins forte : on parle alors d’état mixte. En pratique le niveau d’intrication dépendra du type d’interaction qui a eu lieu entre les particules et des interactions suivantes avec l’environnement.
Par ailleurs ce que l’on observe pour deux particules est vrai pour trois, quatre ou plus. On pourrait même supposer qu’après un temps donné l’ensemble des particules de l’univers sont dans des états superposés corrélés les uns aux autres. Or ce n’est pas ce qu’on observe. Pour rendre compte de la réalité à grande échelle, il nous faut introduire la notion de mesure, c’est-à-dire justement le moment ou s’exercerait le libre arbitre.
8. Le problème de la mesure
Notre seconde considération concerne donc la mesure. Au moment final de l’observation du résultat d’une expérience un seul état est observé pour la caractéristique mesurée et non pas une superposition. Il se produit donc apparemment une action irréversible, non locale et indéterminée qui réduit l’état du système mesuré à un seul de ses états possible, suivant une loi statistique fonction de son état d’origine. Effectuer une mesure modifie réellement l’état de ce que l’on observe, et ne pas effectuer de mesure change le résultat de l’expérience. Ainsi après une mesure les corrélations ont disparu, chaque particule reprenant une évolution indépendante. L’entropie augmente. Une valeur déterminée est donnée pour la caractéristique mesurée là où elle était indéterminée (superposée). L’indéterminisme fondamental est toujours présent mais il l’est maintenant pour d’autres caractéristiques dont la mesure est incompatible (l’état effectivement mesuré est une superposition d’états pour ces mesures).
Dans notre interprétation, le processus se produisant lors de la mesure constitue l’usage du libre arbitre en tant que tel. C’est le moment où s’effectue un choix. On peut même y voir la combinaison d’une perception et d’une action sur l’objet mesuré, c’est à dire par extrapolation un acte de conscience élémentaire.
Mais la mesure pose un problème d’interprétation central, à ce jour non résolu, qu’on peut poser en ces termes : puisque l’appareil de mesure lui aussi est un système quantique, à quel moment l’indéterminisme est-il levé ? Est-ce lors de l’interaction ? Est-ce dans l’appareil de mesure ? Est-ce au moment de la prise de conscience de l’observateur, ce qui veut dire que le monde est indéterminé tant qu’aucun être conscient n’est là pour l’observer ? Ou bien jamais, car dans des univers parallèles, les scénarios alternatifs se produisent et d’autres nous l’observent, mais nous l’ignorons (c’est l’hypothèse des multi-mondes) ? Nous savons seulement qu’au moment final où on observe le résultat, la mesure a ou semble avoir eu lieu.
Dans notre hypothèse naturaliste, il est exclu de faire intervenir la conscience humaine comme quelque chose qui serait en dehors du monde matériel à l’origine de la mesure. Par ailleurs le monde matériel mesuré semble a priori indépendant de notre conscience et exister en lui même. Si l’on décide de rejeter également l’hypothèse multi-monde, incompatible avec le libre arbitre, et qui ne fait que déplacer le problème (quand les mondes se « séparent »-ils pour notre conscience ?), nous devons envisager qu’un processus physique particulier provoque la mesure.
9. La décohérence
Une piste intéressante pour la résolution du problème de la mesure est la théorie de la décohérence.
Ce qu’on appelle la décohérence, c’est le fait qu’au fur et à mesure des interactions, donc au contact du reste de l’univers, les interférences entre les différents états possibles ont de grandes chances de disparaître. Autrement dit les états ne semblent plus superposés. Ceci nécessite d’adopter une vision probabiliste du système qui n’est plus une vision complète de son état mais une approximation. Alors plusieurs « scénarios probables » cohérents mais indépendants se dégagent. Ce fait est à la fois prédit par la théorie quantique et a été observé expérimentalement : on a pu mesurer une diminution rapide des interférences entre états superposés au cours du temps. La décohérence est un phénomène extrêmement rapide et inobservable à notre échelle.
Avec la théorie de la décohérence, on peut supposer que l’ensemble des particules de l’univers sont dans des états superposés corrélées les unes aux autres. Elles le sont seulement plus ou moins, le plus souvent infiniment peu, et cette corrélation diminue en pratique rapidement avec le temps au contact du reste de l’univers. Dans notre interprétation, nous dirions que l’esprit (l’exercice du libre arbitre) se dilue rapidement au contact du reste de l’univers. C’est la raison pour laquelle à notre échelle les corrélations semblent ne pas exister. On remarque que le contact avec le reste de l’univers est également une condition de l’interprétation du hasard en libre arbitre que nous avions mise en évidence.
Cependant la théorie de la décohérence n’explique pas que lors d’une mesure, seul l’un de ces scénarios est observé. Elle ne décrit pas le processus qui sélectionne l’un des scénarios. Serait-ce que le moment de la mesure est lui même indéterminé, suivant les probabilités décrites justement par la théorie de la décohérence ? La diminution des interférences et des corrélations serait non pas quantitative mais statistique. Mais suivant quel processus ? Pour aller plus loin dans ce problème, on pourra s’intéresser aux travaux d’Ilya Prigogine, qui semble montrer que des processus non linéaires des systèmes chaotiques hors de l’équilibre thermodynamique, c’est à dire non isolés, sont à l’origine de l’irréversibilité de la mesure. Les instruments de mesure utilisés par les physiciens, entre autre, constitueraient généralement de tels systèmes.
10. Les systèmes chaotiques
Ceci nous amène à notre troisième considération qui concerne justement les systèmes chaotiques. Un système chaotique possède une caractéristique principale qui est la sensibilité aux conditions initiales : une modification aussi petite soit elle de l’état présent sera amplifiée jusqu’à modifier complètement l’état du système à plus ou moins long terme. Cette caractéristique est provoquée par une forte rétroaction qui amplifie les variations infiniment petites tout en ramenant l’état global dans un domaine de valeur fini. Certaines bifurcations font que deux états infiniment proches peuvent aboutir à deux évolutions totalement différentes du système. Il en résulte un système qui apparemment se comporte aléatoirement, bien qu’il soit en théorie déterministe, et dont l’état peut prendre un ensemble de valeurs fixes (l’attracteur) qu’il est parfois possible de déterminer. Les systèmes chaotiques ont la particularité de faire émerger une organisation du hasard. Nous trouvons des systèmes chaotiques partout dans la nature, au niveau du climat terrestre, des courants, des écosystèmes, des être vivants et de leurs populations.
Dans la réalité, les conditions initiales d’un tel système dépendent d’indéterminisme aux niveaux des particules composant le système. Autrement dit une indétermination quantique à l’échelle des particules peut influer sur l’état macroscopique du système. Nous évoquions précédemment le fait que les variations individuelles des particules s’annulent entre elles pour dégager « en moyenne » un déterminisme à grande échelle. Un système chaotique est précisément un système dans lequel ces variations ne s’annulent pas, mais au contraire s’ajoutent les unes aux autres, ce qui a pour effet de rendre le comportement à grande échelle totalement imprévisible et soumis aux aléas microscopiques. Nous pouvons affirmer selon notre interprétation que dans un système chaotique, le libre arbitre est capable de s’exercer à grande échelle. Maintenant imaginons que, du fait d’interactions permanentes entre les particules suivant une structure particulière, l’ensemble des indéterminations contrôlant l’état du système soient intriquées et que cette intrication soit maintenue au cours du temps en dépit de la décohérence grâce à la rétroaction propre au système. Alors on pourrait affirmer qu’un esprit unique contrôle l’état de ce système à grande échelle.
11. La levée des obstacles
Toutes ces considérations et ces spéculations interprétatives ne prouvent rien de plus, mais elles vont nous permettre de lever les obstacles qui s’opposaient à l’identification du libre arbitre et de l’indétermination quantique. Ce faisant nous serons amené à poser de manière plus subtile notre hypothèse, offrant au final une certaine analogie avec la conscience tel que nous la vivons.
D’abord, le problème de la matière inerte est résolu par la décohérence rapide. Ce problème est d’ailleurs indépendant du libre arbitre. Il a trait à l’indéterminisme, et au fait que nous ne l’observions pas à grande échelle. La décohérence permet de le résoudre. Avec l’hypothèse du libre arbitre, la matière qui nous en semble dénuée serait en fait habitée d’esprits « évanescents », infiniment petits et courts dans le temps, s’évanouissant aussi vite qu’ils ont existé, puisque la décohérence a lieu beaucoup trop rapidement pour être perçue. Ces esprits disparaissent par l’exercice même de leur libre arbitre et n’aurait aucun impact sur la réalité à grande échelle.
Ensuite l’exercice du libre arbitre à notre échelle serait envisageable si l’on prend en compte le phénomène de l’intrication quantique et la notion de système chaotique. L’hypothèse consistant à assimiler le libre arbitre vécu par l’homme à l’indétermination quantique est équivalente in fine à supposer qu’il existe chez l’homme un « esprit contrôlant le corps humain », et donc un ensemble de particules intriquées dont la mesure par contact avec le monde extérieur (ici le corps humain, voire le système nerveux uniquement) correspondrait à la prise de décisions conscientes. Étant donné la continuité temporelle de notre état de conscience, il faut également supposer que l’intrication de ces particules persiste bien que le système soit mesuré. Cependant dans la réalité, une corrélation parfaite ne peut pas exister très longtemps. De manière générale, les états de corrélations sont mixtes, ce qui rend difficile une description en termes d’ « esprit ». Autrement dit les limites de l’esprit seraient floues. Cependant on pourrait supposer qu’une corrélation suffisante pourrait faire émerger la sensation d’identité telle que nous la vivons, à travers l’unicité et la continuité de l’exercice du libre arbitre sur un système à grande échelle. Intéressons-nous à un système qui remplirait ces caractéristiques.
12. L’identification à l’esprit humain
Il est reconnu que le système nerveux est le siège de la conscience. Par ailleurs nous savons également que par un jeu d’interactions chimiques et électriques complexes, les neurones agissent de manière à inhiber ou laisser passer des signaux électriques. Ceci se fait principalement au niveau des synapses, et ce sont au final les signaux résultants qui constituent nos actes. Il en découle que les synapses seraient le principal lieu de la mesure qui permet à notre conscience d’exercer le libre arbitre. Nous simplifions ici délibérément le fonctionnement du cerveau dans un but d’illustration.
Ainsi, en posant le libre arbitre, nous sommes amenés à envisager que le système nerveux, et en particulier son champ électrique, constitue un système chaotique tel que les particules le constituant restent intriquées de manière permanente au cours du temps, afin de rendre compte de la persistance temporelle de la conscience, et ce jusqu’à la mort, avec des interruptions ou de diminutions éventuelles lors des pertes de connaissance ou du sommeil. Autrement dit, bien que l’état global du système (l’état de chaque synapse) soit dans un état déterminé, il existerait une indétermination persistante globale unique du champ électrique qui déterminerait son évolution à moyen terme. Cette hypothèse serait susceptible d’être vérifiée par l’expérience en étudiant les intrications quantiques au sein du cerveau.
Nous pouvons maintenant revenir au troisième de nos obstacles, l’aspect perceptif et auto-perceptif de la conscience. Dans le cas du champ électrique, le « contact avec le reste de l’univers » qui provoque la décohérence est un contact avec le réseau neuronal. De manière intuitive, en supposant que ce réseau est lui-même d’une certaine manière une image du monde, il est possible de faire le lien entre ce contact, cette « mesure », et la caractéristique de « perception du monde » de la conscience. De manière plus abstraite, il est également possible de faire le lien entre la rétroaction, caractéristique des systèmes chaotiques et nécessaire pour maintenir l’intrication supposée de l’esprit humain, et la dernière caractéristique de l’esprit qui est la conscience de soi. Autrement dit nous avons levé tous les obstacles.
Nous entrerons dans la troisième partie dans des domaines plus spéculatifs en essayant d’identifier ce modèle à la façon dont nous percevons intérieurement notre conscience et notre psychisme, et en évaluant l’impact de cette conception sur le reste de l’univers.
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