On peut d’ailleurs se demander, en passant, comment l’agriculture a réussi à « augmenter la population » si elle n’a servi qu’à nourrir les gouvernants... Aldous Huxley, le petit-fils de Thomas et un excellent ami de Russell et Wells, est celui qui a popularisé avec le plus de succès cette vision pessimiste de la société scientifique industrielle dans son best-seller planétaire Le meilleur des mondes (1932). Il y décrit un monde futur vivant sous une nouvelle ère : celle de Henry Ford. Dans cette société scientifico-industrielle, tout est organisé dans les moindres détails pour assurer le bonheur et le confort de la population. Cela fonctionne parfaitement bien mais au détriment des libertés individuelles : comme Russell, Huxley affirme qu’une société reposant sur la science uniformisera la pensée et le comportement car la science est la réduction de la multiplicité à l’unité. [4] Huxley écrit dans Retour au meilleur des mondes (un essai écrit en 1958) : « En politique, l’équivalent d’une théorie scientifique ou d’un système philosophique parfaitement achevé, c’est une dictature totalitaire. »
Dans l’utopie dépeinte par Huxley, l’eugénisme est utilisé pour produire, d’une part, l’élite appelée les Alphas plus, Alphas et Bêtas (dégénérée comme les Eloïs de Wells) et, d’autre part, les ouvriers appelés les Gammas, Deltas et Epsilons (abrutis comme les Morlocks). Tout le monde est conditionné psychologiquement pour effectuer sa tâche à laquelle il a été biologiquement déterminé et, en cas de crise d’angoisse, il y a toujours la possibilité de prendre une drogue – le soma – pour se calmer et retrouver la sérénité.
Huxley se demande dans Retour au meilleur des mondes pourquoi le cauchemar qu’il avait projeté a si vite avancé : « La réponse [...] doit commencer là où commence la vie de toute société, fut-elle la plus évoluée du monde – au niveau de la biologie. » Et d’ajouter : « Toutes les dictatures n’ont pas la même origine, bien des chemins mènent au Meilleur des Mondes, mais le plus direct et le plus large est peut-être celui que nous parcourons maintenant aujourd’hui, celui qui y conduit par la prolifération gigantesque et l’accroissement accéléré [de la population]. »
Réduire le nombre d’individus...
Aldous Huxley explique, dans Retour au meilleur des mondes, que la croissance démographique est attribuable en grande partie aux progrès de la science et que même si ceux-ci présentent certaines fins louables, les conséquences sont souvent désastreuses. Pour lui, la lutte contre les maladies constitue déjà un grave problème : « Exemple : nous débarquons dans une île tropicale ravagée par la malaria et avec l’aide du DDT nous sauvons des centaines de milliers de vies en deux ou trois ans. Mais ces centaines de milliers d’êtres ainsi sauvés et les millions d’autres qu’ils engendreront ne peuvent pas être convenablement bien habillés, logés, instruits, voire même nourris, avec les ressources de l’île. La mort rapide due à la malaria a été supprimée, mais une existence rendue misérable par la sous-alimentation et le surpeuplement est maintenant la règle et une mort lente, par inanition, guette un nombre de plus en plus grand d’habitants. »
L’alternative qu’il nous propose – mort rapide avec la malaria ou mort lente avec la famine – ne nous laisse pas beaucoup d’espoir. Toutefois, son extrême « charité » le pousse à préférer la malaria. Notons en passant que certaines autorités ont partagé cette « charité » et ont décidé d’interdire le DDT, ce qui fait que plusieurs millions d’hommes meurent chaque année, selon la préférence de Huxley, rapidement de malaria. Huxley apparaît ainsi soucieux du triste sort de ces populations nombreuses et Russell semble, lui aussi, compatir pour celles-ci dans Science, Puissance, Violence : « Il est trois moyens de stabiliser une communauté quant à sa population. Le premier est la limitation des naissances ; le second, l’infanticide ou les guerres véritablement meurtrières ; le troisième, la misère générale [...]. [...] De ces trois méthodes, seule la limitation des naissances ne recourt pas à une extrême cruauté et n’est pas cause de malheur pour la majorité des humains. » Et il affirme plus loin que si l’on n’applique pas la première méthode, on devra subir les deux suivantes.
Bref, si l’on veut éviter que les famines, les guerres et les épidémies réduisent le nombre de gens sur la planète, il faut absolument que l’on réduise le nombre de gens sur la planète... mais de façon « humaine », c’est-à-dire par le contrôle des naissances. Toutefois, certaines circonstances font que les autres méthodes sont, pour Russell, justifiées.
Dans Prospects of Industrial Civilization (Perspectives de la civilisation industrielle, 1923), il admet que « les races moins prolifiques devront se défendre contre les plus prolifiques par des méthodes qui sont répugnantes même si elles sont nécessaires ».
En fait, cette volonté de réduire la population afin d’alléger les souffrances humaines cache une autre préoccupation, bien plus sincère, comme Russell l’exprime dans son Icare : « D’ici peu, la population pourra véritablement diminuer. Cela se produit déjà dans les sections les plus intelligentes des nations les plus intelligentes ; [...]. D’ici peu, le contrôle des naissances pourra devenir presque universel parmi les races blanches ; cela ne détériorera pas leur qualité mais seulement leur nombre, au moment où les races non civilisées seront encore prolifiques et préservées d’un taux de mortalité élevé par la science blanche. »
Voilà ce qui leur fait peur : « Les races non civilisées prolifiques. » La croissance démographique n’est pas vue comme une source de souffrances pour les populations surpeuplées mais plutôt comme une menace pour « les races blanches ».
Extrait de : http://www.solidariteetprogres.org/article4372.html