On peut bien entendu se poser la question des limites de la liberté
d’expression, puisque toute liberté est difficilement concevable sans
quelque enceinte. À la liberté sans aucune entrave, dite « négative »,
le philosophe Isaiah Berlin opposait la liberté « positive », cantonnée
au domaine du possible et donc consciente de ses limites propres. La
liberté positive est pondérée et constructive, c’est à cette instance
qu’il faut rattacher la liberté d’expression s’exerçant dans une société
mature. Chaque sociétaire doit alors pratiquer l’autocensure, le tout
étant de savoir dans quelle mesure. Il lui faudra une certaine éthique
personnelle, reflet de ses responsabilités bien comprises, sans pour
autant sacrifier le droit de rendre public quelque chose dont il est
intimement convaincu, à tort ou à raison. Respect et sincérité doivent
ainsi cohabiter. Il faut ici mesurer à quel point une véritable société
libérale est appelée à faire confiance à chacun des individus qui la
composent, à faire le pari que chacun aura les moyens – culturels,
intellectuels, sensitifs, éthiques – d’élaborer sa pensée avant de
parler, de livrer en quelque sorte un produit fini à la critique de ses
congénères. C’est une propension tout à fait noble et louable que de
tabler sur une telle égalité de moyens, accordant à chaque voix, en plus
du droit à la parole, la même légitimité. Dans le cas contraire, en
effet, on discrimine et la modernité s’y refuse. Mais si tout n’est plus
qu’affaire de point de vue, la distinction entre le vrai et le faux
s’estompe quelque peu. Lui est en retour substituée une autre
distinction, morale cette fois, entre le bien et le mal, afin,
disons-le, de veiller à la cohésion de la masse sur le chemin du
progrès. Dorénavant, il faudra distinguer l’homme qui pense bien de
celui qui pense mal. Est-ce réellement conforme à une vocation libérale,
propre à tenir compte de tous les affects dans leur pluralité, quitte à
leur résister par l’usage de la raison ? Pas vraiment. Cela est
conforme à une vocation égalitaire, arrachée au prix de certaines
libertés, en tête desquelles la fameuse liberté d’expression.