J’ai vu cinq corridas ;
@alinea
A mon avis, si on veut se faire une idée assez juste de ce que peut être la corrida, ce n’est pas la peine d’en voir une seule. Le mieux est encore, si on est en province dans une vieille maison familiale, de faire un tour au grenier. On y trouvera probablement de ces épingles à chapeau qu’on utilisait encore entre les deux guerres. Elles mesurent en général près de vingt centimètres et comportent une espèce d’élargissement décoratif assez pesant à l’une des extrémités. A Paris, on trouve ça au marché aux puces et dans les brocantes.
Il importe de bien nettoyer la chose à l’alcool, de prévoir éventuellement un rappel de vaccination contre le tétanos. Vous vous placez alors à genoux sur une chaise basse. Un prie-Dieu ferait très bien l’affaire, de préférence « gothique », comme celui de madame Bovary, et vous demandez à un proche de vous en enfoncer deux, une de chaque côté, sur au moins deux centimètres, dans le gras de l’épaule ou entre la peau et l’os des omoplates. Les deux solutions sont possibles et indifférentes : c’est affaire de goût personnel.
Ensuite, on se lève et on fait plusieurs fois le tour de son appartement en gigotant autant qu’il est possible. Si ça saigne un peu, ce n’est pas bien grave. Si avec deux épingles à chapeau dans le lard on n’a pas encore bien compris, on en fait ajouter encore deux autres, and so on...
En général, après une demi-heure de cette petite expérimentation (mais pour les plus imaginatifs, une expérience de pensée suffit) on a parfaitement compris.
Il faut peut-être préciser qu’à l’époque de la médecine expérimentale de Claude Bernard, on n’hésitait pas à pratiquer la vivisection. Ca ne dérangeait pas trop le brave homme d’ouvrir le ventre d’un chien vivant pour voir l’intérieur : l’animal ne pense pas, ne souffre pas, se disait-il, et le cartésianisme avait mis à la mode la théorie de l’animal-machine. Quand on tire très violemment la queue d’un chien, il émet un son, exactement comme la cloche quand on tire sur la corde qui la met en branle. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. Il est même probablement plus facile à l’homme de résister à la douleur qu’à une pauvre bête qui ne comprend que fort confusément ce qui est en train de lui arriver.
Mon dentiste, qui est un excellent praticien, a quand même tendance à abuser de l’anesthésie et il y a recours même pour un simple plombage. Un jour, comme je m’en étonnais en protestant quelque peu, il m’avait expliqué qu’aujourd’hui les patients ne supportent plus la moindre sensation douloureuse. Mais c’est seulement pour eux-mêmes, apparemment.
Je recommande vivement la lecture de cet essai de François Jullien, spécialiste de la pensée chinoise : « Fonder la morale - Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières ». On trouve ça parmi d’autres textes dans le gros volume des éditions du Seuil, mais j’en ai possédé aussi une petite édition séparée que je ne retrouve pas. Le premier chapitre s’intitule : « face à l’insupportable » et traite précisément de la souffrance qu’on inflige aux animaux.