De la fiction démocratique
L’idée de démocratie apparaît contradictoire, ou en tout cas suppose réunies des conditions de possibilité irréalistes. En quoi ?
1) Le peuple est spontanément une multitude nécessairement désunie
et divisée en conflits de valeurs et d’intérêts incompatibles : les riches
contre les pauvres, les dominants contre les dominés clivés selon une hiérarchie
nécessaire à tout ordre social spontané, les croyants et les non-croyants, les
puissants et les faibles, etc.
2) Le peuple est formé dans sa majorité d’ignorants de la
chose publique et des exigences qu’elle implique, et ne peut, de ce fait, être
raisonnable, en cela que les opinions qui s’opposent entre elles, en son sein,
sont toujours particulières, et donc passionnelles, et aveugles à l’intérêt général
et au long terme, ou pire, se prétendent seules conformes à un intérêt général
contre les autres, rendant celui-ci introuvable.
3) Ce peuple, qui en tant que tel n’existe pas, ne peut se réunir
en un seul corps pacifique ou pacifié, et donc se mettre à exister, que sous la
contrainte d’un pouvoir unificateur, et il est contradictoire de faire que ce
pouvoir puisse exercer cette autorité unificatrice indispensable et, dans le même
temps, être soumis à la multiplicité changeante des opinions et à la
contestation permanente de cette autorité par des gens qui prétendent dénier
cette autorité en la contrôlant et en la soumettant à leurs revendications
contradictoires et fluctuantes. Sans transcendance d’un pouvoir autonome fort,
il ne peut exister de corps politique ordonné, et encore moins de souveraineté populaire.
Cette vision de la démocratie a donc conduit nombre de
philosophes à en contester l’idée même, en la présentant comme la forme la plus
extrême de la tyrannie (Platon), soit de tous contre tous (anarchie violente),
soit sous la forme du despotisme d’un chef suffisamment charismatique pour
diriger les dominés en leur faisant croire, par identification à sa personne,
qu’il est l’expression même des passions collectives religieuses, ou politiques
pseudo-spontanées qu’il suscite et exploite (ex : nationalisme exclusif et
exacerbé, ainsi que toutes les formes de ce que l’on appelle aujourd’hui le
populisme démagogique, ou de la flatterie politique). Rousseau lui-même ne disait-il
pas dans son Contrat social que la démocratie ne peut valoir que pour des dieux
parfaits et parfaitement unis car totalement raisonnables (sans passion), et
non pour des hommes ? De même Kant affirme-t-il que la démocratie tend à fusionner
les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ce qui est la marque du
despotisme liberticide. Sans vertu des citoyens, pas de démocratie possible, avait
déjà averti Montesquieu. Hegel rend responsable l’idée de démocratie directe
qui pose les droits subjectifs des citoyens (droits de l’homme et du citoyen) comme
fondement des droits objectifs (collectifs) de la terreur révolutionnaire. Donc,
la démocratie serait le pire des régimes possibles et, au pire, absence de tout
régime politique et de toute vie civique pacifiée, car cause originelle de désordres
et de violences généralisés et indifférenciés (état de nature comme état de
guerre).
2) Sauf à prendre ce principe pour une réalité, donc à transformer
cette fiction en illusion, un tel principe suppose que des spécialistes de la
chose publique élus par la majorité soient chargés de représenter les citoyens
afin de définir une ligne politique majoritaire cohérente, et de la faire
appliquer par d’autres spécialistes formés à interpréter la loi et à sanctionner
les citoyens qui la violeraient.
3) La démocratie réelle ne peut être qu’indirecte, et en cela
organiser, de quelque façon que ce soit, la délégation du pouvoir théorique des
citoyens en démocratie au profit d’une minorité de gouvernants ou de
responsables politiques qui décident à leur place, sous la réserve toutefois de
se faire éventuellement chasser du pouvoir aux élections suivantes, si la
majorité change et s’ils n’ont pas satisfait aux attentes, même confuses, de
leurs électeurs. Autant dire que la démocratie pure, qui serait considérée comme
réalisable, ne peut être qu’une illusion, et que, si on veut éviter qu’elle ne
le soit, il convient de la limiter à la démocratie dite indirecte, c’est-à-dire
au pouvoir autonome temporaire (mais pas indépendant) des responsables
majoritairement élus sur les citoyens.
Mais ce pouvoir démocratique indirect lui-même n’est légitime
que s’il prétend se fonder sur l’idée de souveraineté populaire, et si les représentants
gouvernants se disent au service de tous les citoyens-électeurs, non seulement
de ceux qui les ont élus mais aussi de ceux qui n’ont pas voté pour eux. Ainsi les
dirigeants démocratiques doivent nécessairement se soumettre au droit qu’ont
les citoyens de critiquer leur action, voire de résister pacifiquement et
publiquement à tel ou tel projet de loi qui serait jugé contestable par telle
ou telle fraction d’entre eux, majoritaire ou non. Les représentants élus
doivent donc à la fois diriger les citoyens, décider pour eux, et leur donner
le sentiment qu’ils sont dirigés par eux. La démocratie indirecte ne serait
donc une réalité (une non illusion) qu’au prix d’une contradiction latente,
alors que la pure démocratie, seule cohérente dans son concept, serait une pure
illusion, si on voulait l’appliquer réellement. Comment sortir de ce paradoxe,
tout en préservant l’idée démocratique comme principe politique régulateur, dès
lors que tout autre est dépourvu de légitimité, dans un cadre laïque qui sépare
la politique du religieux et les dirigeants de tout pouvoir divin transcendant (extérieur
et supérieur) ?
Une seule réponse est possible : il faut améliorer le
fonctionnement de la démocratie indirecte, en faisant participer les citoyens au
débat politique raisonné, sachant que les choix à faire sont toujours des paris
incertains sur l’avenir, et qu’ils peuvent échouer, non seulement par la faute
des dirigeants, ce qui serait un problème relativement facile à traiter, mais
par la résistance du réel et des rapports de forces sociales qui n’ont pas été suffisamment
pris en compte dans la définition des objectifs et des programmes.
Un choix politique est toujours celui d’un moindre mal, et la
définition de celui-ci peut évoluer. Une majorité peut en remplacer une autre,
et les gouvernants le savent : l’arbitraire de leur pouvoir est limité, et non
pas supprimé par le pouvoir de voter des citoyens.
Il n’ y a pas de vérité en politique, seulement des essais,
erreurs et correctifs alternant, plus ou moins risqués et avantageux pour
le plus grand nombre. Comme le savait déjà Aristote, une démocratie indirecte
se gouverne toujours plus ou moins au centre, pour convenir au plus grand nombre ;
encore faut-il qu’il y ait très peu de pauvres et de très riches, et qu’une
mobilité sociale effective puisse donner à tous l’espoir et le désir de
progresser.
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