Cher Paul Villach
L’affaire DSK illustre bien la différence qu’il y a entre la justice et le droit.
La justice est un concept métaphysique, une sorte d’idéal qui ferait que tous les méfaits soient connus et jugés avec précision, qu’aucun innocent ne se retrouve en prison ni sanctionné financièrement, qu’aucun coupable n’échappe à la sanction, et que ces sanctions soient rigoureusement proportionnelle à la gravité des torts causés aux victimes et à la société.
Il est évident que ce concept est une vue de l’esprit :
- d’une part la plupart des méfaits resteront ignorés,
- d’autre part, à méfait égal, les conséquences du méfait peuvent être gravement différentes en fonction de la victime : par exemple , si un prof de maths victime d’une rixe se retrouve avec l’auriculaire gauche cassé, cela n’aura pas de conséquence sérieuse sur sa vie future. Si la victime est un violoniste concertiste, c’est peut être sa carrière qui est finie ! De même qu’un vol de mille euros, catastrophique pour un chômeur en fin de droits, n’aura aucune conséquence pour un PDG du CAC 40 ! Or, l’intention délictuelle de l’auteur des faits est la même d’un cas à l’autre. Il y a donc un conflit entre la morale de l’intention et la morale du résultat.
- Par ailleurs, quels que soient les progrès des techniques de police scientifique, les malfaiteurs pourront contrer ces progrès ( on voit maintenant des auteurs de crimes déposer sur les lieux de leurs actions des mégots ramassés au hasard dans la rue, afin de semer le trouble dans les analyses ADN ! )
- enfin, certaines personnes peuvent se conduire comme des salauds pendant toute leur vie et ne violer aucune loi ...
En réponse à l’inexistence et l’impossibilité de la justice dans le monde réel, il n’est pas étonnant que l’un des principaux attraits des religions soit la croyance en des jugements divins post-mortem, ce qui console plus ou moins les victimes de préjudice ( ou leur famille ) dans ce bas-monde, lorsque l’auteur du préjudice n’a pas eu les sanctions qui s’imposaient à leurs yeux.
Donc, étant donné que la justice est un concept métaphysique, et que l’existence d’une justice divine post-mortem est une hypothèse qui, pour l’instant, n’a pas reçu l’ombre d’une vérification objective, il existe pour les victimes un substitut à la justice qui s’appelle le droit.
Sur quoi repose le droit ?
Tout d’abord sur un certain nombre de principes fondateurs spécifiques à chaque nation :
- pour certaines d’entre elles, il s’agira de principes issus de conceptions religieuses ( par exemple la chariah, qui sert partiellement ou totalement de base à la législation dans la plupart des pays dont l’islam est la religion d’état )
- pour d’autres , il s’agit d’une déclaration des droits de l’homme ( celle de 1789 pour la France, celle de 1948 pour d’autres pays, la constitution pour les USA )
- pour certains il s’agit de droits coutumiers
- et enfin hélas, il s’agit, dans une bonne partie des nations, du « droit » du plus fort !
En fonction de ces principes fondateurs (lorsqu’il y en a ), et en fonction des histoires, traditions et croyances propres de chaque civilisation, chaque « état de droit » ( ce qui exclut les états ou règne « le droit du plus fort » ) élabore un code législatif plus ou moins précis, répertoriant les délits et les peines, qui peuvent être très différents d’une nation à l’autre ( vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ). Pour un crime comme le viol, dont était accusé DSK, la sanction de 70 ans de prison qui était encourue paraît normale aux yeux d’un américain, incroyablement sévère aux yeux d’un français , et incompréhensible pour un saoudien ou un iranien , puisque dans ces pays Nafissatou Diallo, si elle avait eu l’idée imprudente de porter plainte pour viol, aurait été poursuivie pour adultère et probablement exécutée dans d’atroces souffrances .
Par ailleurs, d’un pays à l’autre, l’équilibre législatif entre la morale de l’intention et la morale du résultat ne sera pas du tout le même.
Le droit prévoit également un code de procédure pour établir la façon légitime d’obtenir la vérité sur les faits, ( en principe, la torture n’est pas une façon légitime d’obtenir la vérité ) et pour modéliser le déroulement du procès, et enfin le droit détermine le niveau de preuve qui est exigé dans tel ou tel domaine : en effet, il ne suffit pas d’accuser le garagiste d’avoir mal réparé sa voiture, encore faut-il prouver par des factures et une expertise que cette réparation a bien été faite par ce garagiste et pas par un autre, et qu’elle n’a pas été faite correctement. Faute de preuves, le garagiste n’est pas condamné, même s’il a fait n’importe quoi dans la réalité ( la où la justice immanente, si elle existait, condamnerait le garagiste, le droit ne peut qu’innocenter, faute de preuves ).
Pour ce qui est du niveau de preuve requis, si les USA, en droit pénal, demandent des preuves de culpabilité « au delà du doute raisonnable » , la France , dont le système de sanctions est moins lourd, demande simplement « l’intime conviction » des jurés .
Donc, en résumé, le droit n’est ni universel, ni « juste », ni infaillible, ni complet ( il y a les « vides juridiques » ) et doit se baser sur des preuves matérielles les moins réfutables possible et sur une procédure codifiée.
Dans les affaires de viol, en dehors des cas dans lesquels il y a des témoins directs, ou bien dans lesquels il y a des traces irréfutables de violence, c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre.
En effet, il existe en théorie deux sortes de rapports sexuels : ceux qui sont consentis et ceux qui ne le sont pas. Si , dans l’affaire DSK, l’existence d’une activité sexuelle ne fait pas de doute ( trace de sperme ), l’absence de consentement n’a pas pu être prouvée « au delà du doute raisonnable » car l’accusatrice a accumulé les mensonges dans ses déclarations, or , sa parole, si elle avait été fiable, aurait été la seule preuve de non consentement dans le dossier.
Qui vole un oeuf vole un boeuf, dit-on. Donc , qui ment un peut peut fort bien avoir beaucoup menti, et même tout inventé.
DSK n’a rien dit ( aux USA l’accusé a le droit constitutionnel de garder le silence ), et par conséquent la balance « parole de l’un contre parole de l’autre » a penché en faveur de DSK selon le droit américain. En effet, existaient des thèses alternatives tout aussi plausibles que le viol dans l’affaire Diallo vs DSK :
- un rapport consenti suivi d’une tentative de chantage, ( Certains s’opposent à l’idée d’un rapport consenti, sous prétexte que le « temps nécessaire pour la séduction » nécessiterait plus que quelques minutes ; et pourtant, la plupart des hommes ont eu une ou plusieurs fois dans leur vie des rapports consentis avec des femmes qu’ils ne connaissaient pas ou quasiment pas cinq minutes auparavant , donc cet argument ne tient pas ).
- une activité occasionnelle de prostitution suivie d’un litige tarifaire ayant tourné au pugilat,
- une machination politique ou autre comme vous le soulignez.
Dans ces trois hypothèses, l’on serait, non pas en présence d’un viol, mais d’une dénonciation calomnieuse.
Donc , dans l’affaire DSK, aussi peu satisfaisant que cela puisse être pour nombre de commentateurs, le droit a été respecté au bout du compte. Quant à la « justice » ( au sens métaphysique du terme ) , deux opinions s’affrontent : l’une selon laquelle il existe un dieu omniscient qui est au courant du déroulement précis des fait, et , en conséquence, punira post mortem, soit DSK pour viol, soit Nafissatou Diallo pour dénonciation calomnieuse, l’autre selon laquelle ce dieu est une invention humaine consolatrice, et qu’un concept imaginaire n’a jamais puni qui que ce soit de quoi que ce soit.
Comme nous sommes dans un monde réel, donc un monde de droit et non pas un monde de justice, il y a eu un non-lieu .En effet il importe que les règles du droit (présomption d’innocence , preuves irréfutables etc ... ) soient correctement respectés par la justice, et par les médias.
La grande difficulté pour le pouvoir judiciaire est de rendre un jugement qui soit le meilleur compromis entre la réalité souvent inconnaissable ou imparfaitement connaissable des faits et le principe « mieux vaut cent coupables en liberté qu’un seul innocent en prison » .
La grande difficulté pour les médias est l’exercice d’équilibriste qui consiste à respecter la présomption d’innocence , mais aussi le droit du public d’être informé sur les déboires judiciaires des hommes publics.
Pour ce qui est de la sanction de facto dont est victime DSK ( perte de son poste au FMI et perte de la possibilité d’être élu ) , on peut dire que c’est la lourde sanction de son imprudence ( avoir, alors qu’on est un homme public, des rapports mal réfléchis avec une inconnue dans un pays étranger dont les lois diffèrent notablement des nôtres n’est pas spécialement prudent ! ). Car quand bien même toute l’affaire serait une machination , il n’en reste pas moins que s’il avait eu le bon sens de ne pas avoir ce rapport, il ne serait pas tombé dans le panneau et n’aurait donc pas eu d’ennuis judiciaires ...
Il y a fort à parier que, même si la présentation médiatique et judiciaire de ce litige avait été irréprochable, la sanction de facto dont il a écopé aurait été la même ( au moins en ce qui concerne l’élection présidentielle ) .
Pour conclure , bien que loin de moi l’idée de me prendre pour un dieu omniscient, j’aurais tendance à appliquer le principe de précaution et à conseiller à ma fille , en vertu de ce principe, d’éviter de se retrouver seule dans une pièce avec DSK si par hasard l’occasion se présentait ! On ne peut malheureusement pas éviter d’être soi-même un peu injuste, ou en « zone de non-droit » ... et de ne pas conclure formellement, dans l’état actuel des connaissances, à l’innocence équivalente de DSK et de Dreyfus !
Reste à savoir en fin de compte ce que va dire DSK, en espérant que son discours, s’il a bien lieu, ne soit pas évasif ...