La torture est-elle un mal nécessaire ?
De récents sondages montrent que les peuples des nations occidentales sont tentés, poussés par des préoccupations sécuritaires, d’accepter le recours à la torture « dans certains cas ». Que pouvons-nous en penser ?
Nos sociétés occidentales sont agitées par un débat qui s’amplifie chaque jour. La question posée par l’actualité, sous l’impulsion de soupçons pesant sur certains pays, ainsi que par les récents débats au Sénat américain, est la suivante :
La nécessité de sauver des innocents justifie-t-elle le recours à la torture ?
Lorsqu’on interroge par sondage les peuples des nations « civilisées », le résultat est sensiblement partout le même : seulement le tiers des personnes interrogées sont contre la torture dans tous les cas ! Cette faible opposition interpelle vivement et montre que les peuples ne sont pas réellement informés ni conscients des enjeux.
Quelle est la représentation qui est proposée par les tenants du « tout-permis » ? Il y a, d’un côté, un coupable. Coupable d’un crime toujours abominable : le terrorisme (ou autre). De l’autre, des victimes innocentes, mais aussi de futures victimes. Ces dernières ne seront sauvées que si l’on torture le coupable pour lui soutirer les informations dont on a besoin.
Entre les protagonistes de cette scène, le cœur de monsieur tout-le-monde ne balance pas : « Oui, la société a le droit de se défendre et de faire souffrir un monstre pour obtenir des résultats, et au diable cette morale castratrice qui nous gêne dans l’action. »
Or, monsieur tout-le-monde se trompe et, sans s’en douter, car il pense qu’il n’est pas un monstre, il se met lui-même en danger.
Tout d’abord, le recours à la torture est-il moral ?
Le problème, c’est que le débat est le plus souvent réduit à cet unique aspect. Or, la morale moderne est empreinte de relativisme, et pour beaucoup, l’aspect immoral de la torture se discute. L’argument est le suivant : il est éminemment moral de sauver des innocents quand la contrepartie est de faire souffrir des monstres. Qui doit-on privilégier ? Les dirigeants de certains pays, s’engouffrant dans la brèche, et avec l’aide de théologiens et de moralistes de circonstance, n’hésitent pas à faire pencher, la main sur le cœur, la balance du côté des innocents, bien sûr.
Mais la possibilité du recours à la torture n’est pas seulement une question morale : l’acceptation, plus ou moins tacite, de ce genre de pratique met en péril l’essence même de l’État de droit, et sur ce fait, tout le monde pourra tomber d’accord.
Analysons le présupposé qui emporte l’adhésion de 2/3 des sondés. Ce présupposé est : la personne que l’on se propose de torturer est coupable. Mais quelle garantie en avons-nous ? Avons-nous des preuves ? La personne a-t-elle été reconnue coupable au terme d’une procédure contradictoire, ce qui pourrait justifier le fait qu’on la maltraite, même si c’est moralement discutable ? Non ! L’État l’a simplement arrêtée et la prétend coupable : l’énormité des crimes dont elle est accusée tient lieu de jugement. Paradoxalement, l’opinion publique accorde beaucoup plus d’importance aux faits reprochés qu’à leur réalité.
Maintenant intervient l’extrême perversité du système : peu importe que la personne soit coupable ou non, car elle le devient forcément : en effet, une personne torturée avoue. Elle avoue tout et n’importe quoi. Elle avoue ce qui arrange ses tortionnaires. Pis encore : l’horreur que lui inspire la possibilité d’être torturée de nouveau la fait persévérer dans ses aveux. Ainsi, l’État se trouve justifié dans ses pratiques. Par les aveux du prétendu criminel, il justifie l’efficacité de sa pratique. Depuis la chasse aux sorcières, jusqu’aux procès de putschistes des défuntes républiques de l’Est, en passant par les dictatures d’Amérique latine , les exemples avérés de ces cruautés, parfaitement injustes, sont innombrables !
Même si on laisse de côté la question morale au premier degré, il est donc évident que la pratique de la torture bafoue la présomption d’innocence, pilier de nos États de droit. Et, en effet, on a toujours constaté que les États pratiquant la torture, torturent le plus souvent des innocents. Sur ce registre, un autre effet pervers est de donner au peuple l’illusion de l’efficacité : chaque coupable qui passe aux aveux, grâce à d’énergiques méthodes, est un danger en moins pour la société. « Dormez-en paix : l’État veille. » Ainsi, la torture, plus ou moins clandestine, devient toujours un redoutable instrument de propagande. Certaines mauvaises langues, parmi lesquelles la Commission des droits de l’homme de l’ONU, Amnesty International et j’en passe, prétendent qu’en Irak, par exemple, les nouvelles autorités arrêtent des hommes et des femmes presque au hasard, les font avouer grâce aux méthodes qu’on connaît, et présentent les « criminels » ainsi fabriqués aux informations télévisées, prouvant l’efficacité de l’État.
Autre exemple : l’affaire des prisons secrètes américaines en Europe. Quelles garanties a-t-on que leurs prisonniers sont des « terroristes extrêmement dangereux », comme le prétendent les Américains ? Aucune : des adjectifs et des adverbes ronflants doivent nous tenir lieu de garantie. A cette limite précise, on sort, sans aucune excuse, de l’État de droit. On est attristé de la complaisance qu’on rencontre souvent de la part de certains médias occidentaux, et on aimerait entendre plus souvent l’adjectif « présumé » à propos de ces bêtes fauves que nos alliés transportent et « interrogent » dans leurs centres secrets. Que disent ces voyagistes particuliers, lorsqu’on les met sur le grill : que nous devons leur faire confiance, parce qu’ils sont nos alliés et protègent le monde civilisé, et aussi parce qu’ils sont moraux par nature, du fait de leurs croyances religieuses. Certes, le christianisme est infiniment respectable, mais la tartufferie existe. Revenons à un minimum de rigueur intellectuelle : on ne peut se contenter de tels arguments en remplacement du droit. Qui peut affirmer, preuves à l’appui, que ces traitements spéciaux ne concernent que des coupables avérés : peut-être trouve-t-on avantageux de ratisser largement ? Pourquoi se priver, puisque le contrôle est impossible ! On peut aussi imaginer d’autres motivations peu avouables, mais classiques, par exemple se débarrasser d’opposants politiques... Le doute subsiste. La question morale que nous avions mise à la porte s’invite donc par la fenêtre : il ne s’agit donc pas seulement de débattre pour savoir si on a le droit de faire souffrir des monstres pour garantir la sécurité des citoyens, il s’agit de constater que cette pratique s’applique, le plus souvent, à d’authentiques innocents privés de tous leurs droits, soumis à des traitements cruels et dégradants, torturés par simple précaution, ou bien pour servir à la propagande de l’État. Et eux, personne ne les sauvera !
Dans le désastre moral de l’éthique internationale, qu’il me soit maintenant permis de tendre un miroir à notre République, miroir qui ne lui dira pas qu’elle est la plus belle.
En effet, il faut avoir la lucidité et le courage de constater que nous sommes concernés : cinquante-neuf condamnations de la France en 2004 pour atteinte aux droits de l’homme par la Cour européenne de Strasbourg. Ceci nous place au 3e rang des pays les plus condamnés d’Europe ! Il faut avoir la lucidité et le courage de constater que notre culture pénale de l’aveu encourage des pratiques détestables dans certains de nos commissariats. Certes, la torture est un bien grand mot, diront certains... Peut-être. Mais si on examine les grandes erreurs judiciaires récentes en matière criminelle, on est frappé d’y trouver une constante : l’aveu. L’aveu détaillé, l’aveu donnant satisfaction et bonne conscience, l’aveu qui laissera toujours planer un doute et protégera enquêteurs et magistrats d’une quelconque recherche en responsabilité : « Il n’avait qu’à pas avouer, que diable ! » De Richard Roman, à Patrick Dills, en passant par le malheureux SDF (dont j’ai oublié le nom, qu’il m’en excuse) accusé à tort du meurtre de la petite Caroline Dickinson, et, pour finir, les acquittés d’Outreau, toujours l’aveu ! Mais que diable pousse ces pauvres bougres à s’accuser à tort de crimes abominables qu’ils n’ont pas commis ? La réponse est malheureusement claire : des méthodes, s’apparentant à de la torture, le plus souvent psychologique, mais parfois physique, sont la source de la plupart de ces aveux. J’ai eu la malchance (ou la chance) de vivre une de ces situations, en étant dénoncé calomnieusement à la police dans une affaire d’infraction au droit du travail. Comment appeler la pratique qui consiste à priver de nourriture, d’eau et de sommeil pendant plus de 24 heures, ainsi que l’enfermement dans un local infect, non chauffé, de quelques mètres carrés, avec comme unique condition, pour améliorer votre situation, la reconnaissance d’un délit qui, dans mon cas comme dans bien d’autres, fut reconnu imaginaire ? Et ceci est une broutille, un traitement ordinaire, comparé à d’autres cas... Certes, je ne prétends pas faire une démonstration par cette petite expérience personnelle, mais elle me renforce dans ma conviction que ces dérives sont banales, banalisées, et qu’elles nous concernent tous. Nos gouvernants successifs affichent, parfois, la volonté d’en venir à bout. Pourquoi ces dérives sont-elles si difficiles à éradiquer ? Tout simplement parce qu’elles présentent beaucoup d’avantages : elles donnent satisfaction à tout le monde, car elles présentent l’apparence de l’efficacité, et surtout elles sont peu coûteuses : pourquoi développer une police scientifique, et rechercher des preuves matérielles, quand il est si facile d’avoir des aveux ? La torture, ou toute méthode apparentée, ne fonctionne certainement pas pour trouver des coupables ou améliorer la sécurité, mais elle est remarquablement efficace pour obtenir des aveux
Pour revenir à la généralité du problème, je conclurai par un appel :
À ceux qui, au nom de l’efficacité, sont complaisants envers la torture, qu’ils se souviennent que l’État de droit est une protection essentielle du citoyen, avec laquelle on ne doit pas badiner, et que toute complaisance avec ces pratiques, illégales par essence, finira par les menacer réellement et personnellement ! Qu’ils dénoncent donc ces pratiques, au moins dans leur propre intérêt, si ce n’est au nom de la morale !
En espérant avoir convaincu les « complaisants » par des arguments rationnels, qu’il me soit permis, pour finir, de donner mes réponses à un de ces sondages dont il a ,été question plus haut : Oui, je trouve ces pratiques infectes en toute circonstance. Non, elles ne sont justifiées par rien. Oui, elles déshonorent les pays qui les utilisent, comme les citoyens qui les acceptent.
Puissent ces réponses devenir bientôt majoritaires.
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