Cet article est le quatrième d’une série (1, 2, 3) visant à présenter une approche synthétique de la psychologie dans la perspective d’éclairer la question de l’autisme. Le concept central de cette approche est l’habitude, considérée comme « l’argile dont nous sommes faits », c’est-à-dire, le modèle à partir duquel toute la psychologie peut être pensée, y compris dans ses aspects les plus énigmatiques, comme l’autisme. L’habitude, nous la connaissons bien, dans ses effets, par sa force aussi dont nous avons tous fait l’épreuve. Cependant, pour en apprécier pleinement la portée, il est nécessaire de comprendre qu’elle a deux visages. Le premier sert seulement à désigner ce que chacun peut (mais généralement évite de) constater au quotidien de l’obstinée ressemblance de ses minutes, de ses heures et de ses journées les unes avec les autres du fait de l’incessante répétition du cycle de ses activités elles-mêmes cycliques, c’est-à-dire, essentiellement répétitives. Sans en avoir conscience, nous sommes partie prenante d’une dynamique absolument universelle : celledes processus cycliques que l’on peut repérer dans la plupart des phénomènes étudiés par les sciences de la nature (physique, chimie, biologie, etc.) mais aussi par les sciences sociales, économiques, informatiques, etc. Les cycles y sont omniprésents, d’une parfaite et totale ubiquité. L’éternel retour n’est pas un mythe, il est la norme. Le second visage de l'habitude permet d’expliquer ce qui vient d’être observé. Elle est alors considérée comme un mécanisme en cela, précisément, qu’elle constituerait LA cause de l’infinie série des répétitions / reproductions qui forment la trame de nos vies. L’objectif de cet article est de tenter de contribuer à la compréhension de ce mécanisme en s’appuyant sur sa forme la plus abstraite qui, d’une simplicité biblique, correspond grosso modo à la notion scientifique de « cycle perception-action ».
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Tout est cycle dans la nature : les formes, les mouvements, les battements, les rythmes qui se (re)produisent et, par conséquent, persistent ou se répandent à l’infini. Cela s’observe à toutes les échelles, dans tous les domaines.
Des orbites des planètes à celles des électrons, des ondes sonores lumineuses, électromagnétiques ou quantiques aux grands cycles écologiques, des ouragans et autres tornades aux tourbillons dans la baignoire ou sur le bord des cours d’eau, de la croissance des cristaux aux vagues qui viennent continuellement s’échouer sur le rivage, il n’y a que cela dans l’inanimé : de la reproduction et donc des cycles, où que nous portions le regard.
Idem pour le vivant : de la réplication des virus à la reproduction des baleines bleues, en passant par toutes les autres grandes fonctions vitales (respiration, alimentation, excrétion, déplacements, etc.), il n’est rien qui ne s’accomplisse sans répétition de formes, de mouvements, de battements ou de rythmes. Tout n’est qu’ondulations, circulations, vibrations, palpitations, spasmes, saccades, péristaltisme, etc.
Il semble donc que, de l’inanimé à l’animé, rien n’échappe à cette loi du cycle : tout n’est que reproduction, répétition ou réplication.
Probablement peut-on y voir l’explication du fait que la psychologie, comme les autres sciences humaines, ait principalement étudié des phénomènes qui, aussi divers et variés qu’ils nous apparaissent, sont tous de l’ordre de la reproduction comme par exemple :
a) les re-présentations (nos copies individuelles et sociales du « réel »),
b) la communication (où le récepteur reproduit le message de l’émetteur),
c) l’influence sociale qui, par suggestion, contagion, imitation, etc., suscite une reproduction mentale et/ou comportementale.
Le contraire eût été suprenant étant donné que les domaines d’étude de la psychologie, le mental et le comportemental, sont, au moins pour le règne animal, de simples manifestations de l’activité du vivant. S’il est des raisons de penser que ce dernier est entièrement architecturé sur des cycles, on voit mal comment la psychologie échapperait à cette dynamique.
Ce qui reste par contre une énigme, c’est le fait que cette omniprésence de la reproduction n’ait jamais été clairement reconnue. Tout se passant un peu comme s’il s’était agi de (se) convaincre que cette constante dynamique de reproduction est sans grande signification pour l’humain qui, incarnant l’être libre par excellence, se détacherait radicalement de ce fonds empreint de mécanicité animale et inconsciente dont il est pourtant issu.
Le fait est qu’il n’y a quasiment aucune réflexion à ce sujet, même parmi les chercheurs qui — à l’instar du grand psychologue suisse
Jean Piaget ou du neurobiologiste chilien
Francisco Varela — ont eu la bonne idée de tenir l’action et la perception unies au sein d’une organisation cyclique. La plupart se sont tenus à distance de cet aspect tellement contraire aux perspectives individualistes et/ou autonomistes qu’ils défendaient.
On peut ainsi constater, sans surprise, que les courants actuels les plus représentatifs de cette approche holistique — dont la
cognition située, la
cognition incarnée (
embodied cognition), les approches (en systèmes)
dynamiques mais aussi la
robotique autonome — sont encore désespérément aveugles au caractère complètement identique de l’
organisation (à laquelle ils s’intéressent)et de la
reproduction (dont ils se contrefichent
a priori).
Cela, alors même que l’idée d’une complète superposition de l’une et de l’autre est déjà ancienne puisqu’un de ses principaux défenseur, le psychologue et biologiste étasunien
James Mark Baldwin (1861-1934) l’a clairement exposée à la fin du XIXe siècle au travers de la notion de « réaction circulaire », modèle abstrait de l’habitude que nous présentons ci-dessous.
Baldwin définissait la réaction circulaire comme une « réaction qui tend à maintenir, répéter, reproduire sa propre stimulation » (Baldwin, 1906/1895, p. 333). Ce phénomène, Baldwin l’avait observé sur les bébés qui ont, initialement, une activité complètement désordonnée qu’ils tendent à organiser en répétant ou reproduisant les stimulations « intéressantes » découvertes par hasard.
Par exemple, nous avons tous vu de ces bébés qui frappent avec énergie tel ou tel objet sur une table ou sur le sol afin de produire un grand bruit qui les enchante. Les gazouillis et le babil sont aussi des activités qui visent la reproduction de sons intéressants que bébé va répéter inlassablement. Idem pour l’activité de succion que bébé manifestera à tout propos dans son activité d’exploration du monde.
Ces activités répétitives par nature sont autant de « réactions circulaires » qui manifestent, chacune dans un contexte particulier, un même processus de construction de compétences (un « savoir » percuter, vocaliser, sucer, etc.) en tout point identique à ce que nous savons de la formation d’une habitude, quelle qu’elle soit.
En effet, un apprentissage n’est terminé, une compétence n’est acquise qu’à la condition d’être suffisamment automatisée, c’est-à-dire, lorsque son exécution ne nécessite plus d’être réalisée en pleine conscience. Nous savons tous très bien qu’un tel résultat ne s’obtient que par un entraînement réalisé sous la forme d’une répétition soutenue. C’est très exactement ce que fait bébé pour les compétences qui le concerne, c’est-à-dire, celles qui sont à sa portée. Cet apprentissage par la répétition ad libitum, bébé le réalise avec passion, de tout son être, « corps et âme » !
Fervent darwinien, Baldwin avait reconnu dans cette incessante reproduction une mise en application du principe darwinien de
reproduction différentielle que le darwinien Richard Dawkins appelle, non sans raison, la « loi du stable ». Ce principe a, en effet, pour lui une nécessité logique dont l’habitude pourrait bénéficier et qui s’exprime par une tautologie que le « cybernéticien » Gregory Bateson a génialement formulée. Celui-ci disait, en substance : «
ce qui dure plus longtemps dure plus longtemps que ce qui dure moins longtemps »
[1]. Comme nous pouvons aisément le constater, cette proposition est vraie, trivialement vraie sans doute, mais absolument vraie. En la circonstance, c’est un sacré avantage. Sa force logique aide à comprendre que dans une soupe primitive de réactions physico-chimiques s’enchaînant les unes avec les autres, les enchaînements qui bouclent sur eux-mêmes ont plus de chance de durer car... ils se reproduisent.
Etendue à la limite, cette perspective nous amène à considérer que si, comme l’affirmait Spinoza, « toute chose tend à persévérer dans son être », c’est parce que toute chose est une organisation qui tend à se reproduire, à défaut de quoi elle cesserait très vite d’exister.
La notion baldwinienne de « réaction circulaire », bien qu’initialement descriptive, nous fournit donc un mécanisme à partir nous pourrons tenter de comprendre non seulement l’habitude, mais toute organisation de quelque nature qu’elle soit, étant entendu qu’elle ne saurait être autre que cyclique.
Pour illustrer la puissance de cet outil conceptuel, prenons un comportement qui, pour banal qu’il soit, se révèlera d’une grande portée : je veux parler de l’activité de cri chez le bébé. Comme l’a montré un certain Simney en 1971, cette activité a une structure en réaction circulaire car, le cri produit par le bébé est justement le stimulus le plus efficace pour l’amener à crier davantage et donc, à « maintenir, répéter, reproduire sa propre stimulation » (cf. figure 1).
Ce schéma ne fait qu’inscrire la perception et l’action dans une causalité circulaire, il est donc d’une extrême simplicité. Mais ce serait une erreur que d’y voir le signe d’une quelconque pauvreté. Tout l’effort du projet de la psychologie synthétique consistera, en effet, à démontrer que les notions les plus essentielles de la psychologie se trouvent ici d’ores et déjà présentes, comme incarnées, d’une manière qui n’a rien de mystérieux et que nous allons découvrir progressivement.
Avant d’y venir, observons déjà que l’accomplissement de ce cycle perception-action est divisé en deux temps fondamentaux :
1) une phase de perception ou de reconnaissance du stimulus (le cri) en tant que semblable à celui produit « habituellement ». On peut, pour cette raison, l’appeler la phase d’assimilation.
2) une phase d’action consistant à (re)produire le stimulus en question.
L’enchaînement de l’assimilation à l’action est complètement mécanique et/ou automatique car il s’appuie sur ce que l’on appelle un
lien idéomoteur dont le principe remonte à la psychiatrie du XIXe et à ses travaux sur l’hypnose. Celle-ci a pu fait apparaître que l’image mentale créée chez le sujet par la suggestion suscite immédiatement, mécaniquement les actions qui lui correspondent.
Il est aisé pour tout un chacun d’en faire l’expérience : tout comme vous pouvez avoir un air de musique qui vous trotte dans la tête sans que votre volonté y puisse quoi que ce soit, essayez de vous représenter mentalement (dans votre esprit et donc silencieusement) le son de la lettre « L » avec le plus de précision possible. Allez-y, faites-le maintenant : pensez « L » !
Si vous avez joué le jeu, vous aurez constaté qu’en cherchant à évoquer mentalement le son de la lettre « L », votre langue a bougé — sa pointe est venue toucher le palais —, elle s’est mise « à l’insu de votre plein gré » en position de produire le son « L » car il y a en vous l’habitude d’associer la « représentation mentale » du son de « L » avec la production du son en question. Vous avez là un minuscule exemple de l’idéomotricité et du pouvoir moteur des représentations.
Généralisons : lorsqu’elle activée, sauf cas d’inhibition volontaire, l’image mentale inhérente à une activité donnée produit l’activité en question. L’image, la représentation tend donc à se réaliser, elle « crée » en somme la réalité qui lui correspond.
Pour l’instant, retenons simplement que ce qui caractérise le modèle en réaction circulaire et lui donne toute sa puissance explicative, c’est le fait que la (ré)action (re)produit ce qu’elle va (re)connaître comme son propre stimulus. Ainsi, c’est l’as-similation qui boucle la boucle et engendre la structure cyclique, donc la répétition. Comme il y a là quelque chose de complètement logique, de complètement mécanique, il n’est nul besoin d’invoquer une intention ou une volonté pour engendrer l’activité. Celle-ci apparaît ici aussi « mécanique » que le vivant lui-même.
Bien entendu, cela questionne directement la vision de l’homme comme être doué de libre-arbitre, il est ainsi aisé de comprendre que nos systèmes de pensée actuels, issus du XXe siècle et donc passablement individualistes, y soient restés étrangers, même lorsqu’ils s’intéressent aux causalités circulaires.
Quoi qu’il en soit, si nous l’acceptons, le postulat de l’organisation comme cycle en continuel « effort » de reproduction permet de comprendre ce fait tellement étrange qui veut que nos habitudes, tout comme les cris des bébés, puissent se maintenir si longtemps sans raison apparente et parfois jusqu’à épuisement. Une fois admis que nos habitudes engendrent elles-mêmes leur propre stimulation, il n’y a plus rien de mystérieux à ce qu’elles soient tout naturellement portées à se reproduire indéfiniment. De sorte que plus nous pratiquons une activité plus nous sommes portés à la pratiquer.
Selon que la pratique est bonne ou mauvaise, on parlera de cercle vertueux ou vicieux mais, dans tous les cas, il s’agira bien de cercles, c’est-à-dire, de cycles fonctionnels que nous parcourons indéfiniment.
Dans le cadre d’une réflexion sur l’autisme, une telle dynamique fait immédiatement penser aux phénomènes de persévération où la personne répète à l’envi une activité dont rien ne semble pouvoir la faire sortir. Qu’il s’agisse d’un trivial balancement, d’un cri continu, d’un grattage compulsif parfois jusqu’au sang, ou tout simplement de se frapper la tête contre les murs, on retrouve régulièrement chez les personnes autistes ce type d’activités compulsives et répétitives.
Ce rapprochement est éclairant car le dénominateur commun de toutes ces activités répétitives, c’est qu’elles correspondent à un besoin d’apaisement, un besoin de sécurité. En quoi la mise en activité d’une réaction circulaire quelle qu’elle soit pourrait-elle être satisfaisante sous ce rapport ?
Une explication simplissime peut être avancée ici : nous savons tous que l’attente fondamentale des autistes est la stabilité du monde environnant, le fait d’avoir des objets toujours exactement à la même place, c’est-à-dire, des situations toujours reproduites à l’identique. Or, c’est précisément cela qu’engendre le fonctionnement des réactions circulaires : le maintien ou le retour du même, donc la stabilité !
Il apparaît ainsi que... :
1) le mécanisme de réaction circulaire peut expliquer un des comportements caractéristiques de l’autisme,
2) la stabilité produite par les comportements en réaction circulaire est rassurante,
3) les comportements répétitifs, en réaction circulaire, ont une motivation intrinsèque. Ils n’ont pas besoin d’une récompense qui leur serait extérieure car la simple répétition du même est en soi une satisfaction. Ils sont à eux-mêmes leurs propre but et leur propre satisfaction.
Là où, toujours sous le rapport de l’autisme, l’hypothèse d’une organisation psychologique basée sur les réactions circulaires devient particulièrement excitante, c’est par rapport à la dimension sociale dont on sait que, de manière très caractéristique, elle est peu ou pas investie par les personnes autistes.
Il y a là une piste très prometteuse car, nous le verrons, les réactions circulaires, les habitudes qui composent nos écosystèmes psychologiques nous disposent à être de véritables machines à imiter. On ne saurait donc faire plus grand constrate avec le tableau autistique.
Nous avons donc ici une belle opportunité de mieux comprendre le fonctionnement des personnes autistes en recherchant ce qui, dans le mécanisme de réaction circulaire peut dysfonctionner et donc expliquer le
déficit mimétique qui est tellement caracéristique de l’autisme [2]. Ce sera l’objet du prochain article dans lequel sera formulée l’hypothèse explicative de l’autisme selon la psychologie synthétique.
[1] Sa formule exacte est la suivante : "what Darwin called 'Natural Selection' is the surfacing of the tautology or presupposition that what stays true longer does indeed stay true longer than what stays true not so long” (Mind & Nature, 1979:206 (220 in the 1980 Fontana edition)