Notes laïques sur la « laïcité antilaïque »
Les lignes qui suivent ont été inspirées par un passage du fort recommandable billet de Bernard Girard : Ecole : « 100 mots pour se comprendre », le nouveau bréviaire pour la laïcité (Rue 89). Voir lien en bas de page.
Parmi les remarques pertinentes de ce billet, attardons-nous brièvement sur celle-ci : Antoine Sfeir écrit dans ces "100 mots..." que « la laïcité garantit l’égalité entre les citoyens quelles que soient leur origine, leur “ race ” (sic) ou la couleur de peau » avec cette notable réserve qu'elle exigerait de « laisser la foi de chacun dans l’espace privé." Le billettiste observe narquois qu'il y a ici "un curieux rajout qui ne manquera pas de surprendre les législateurs de 1905 ou encore Jules Ferry qui ne comprendront décidément jamais rien à la morale laïque d’Antoine Sfeir…"
Il nous semble qu'il faudrait tout de même en dire plus : cette idée que "la foi", la religion, doivent être reléguées dans "l'espace privé" est un des lieux communs les plus partagés, en particulier dans une certaine gauche qui paradoxalement se revendique de la laïcité. Le paradoxe tient à ce que, comme le suggère ironiquement Bernard Girard, ladite idée contredit en fait sans nulle équivoque possible la loi fondatrice de la laïcité, la loi de 1905 ! Celle-ci énonce en effet en quelques courtes lignes (c'est dire si elle voulait que la chose soit claire dans l'esprit de tous !) ceci que l'on pouvait croire suffisamment connu et même médité :
1/ « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». On pourrait d'emblée, au vu de cet article 1 de la loi, demander à Antoine Sfeir et à ceux qui partagent sa conception de la laïcité, comment la garantie d'un libre exercice des cultes est compatible avec "un exercice" de la foi dans le seul "espace privé" ! Mais, afin qu'ils affinent leur argumentaire, on pourrait tout de même leur rappeler ce qui suit.
2/ En son article 25 la loi énonce que "Les réunions pour la célébration d'un culte tenues dans les locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition sont publiques."Question subsidiaire : comment une réunion cultuelle reconnue comme publique pourrait-elle respecter l'idée sfeirienne selon laquelle le foi, que l'on suppose au fondement de ladite réunion cultuelle, devrait rester confinée dans le privé...
Trêve de persiflage : l'opinion exprimée dans le "bréviaire" soi-disant (au sens exact de "se disant") laïque est une absurdité logique, mais surtout une aberration politique, si tant est que la laïcité invoquée soit celle de 1905. Car le problème est bien là : voilà un concept clé de la République, ayant reçu en 1905 l'assentiment du mouvement ouvrier, qui se trouve insidieusement (insistons sur cette idée : il est de bon ton d'avancer masqué sur ce sujet) dénaturé pour être mis au service de la théorie des néoconservateurs les plus intégristes, celle du "choc des civilisations". Rien d'étonnant que, dans ce qui peut être qualifié de coup d'Etat "laïque-antilaïque", le FN ou l'UMP puissent se revendiquer de la laïcité et la construire sur des bases d'exclusion et de discrimination, essentiellement islamophobes !
Plus désolant est qu'une partie de la gauche ait sombré corps et bien en se plaçant sur ce terrain miné de la reconfiguration de droite et d'extrême droite de la laïcité. La première, depuis le rapport Baroin de 2003, a décidé qu'il était possible et souhaitable de déposséder la gauche d'une de ses valeurs emblématiques en la déplaçant du terrain des droits de l'homme, chers à cette gauche, à "la sphère culturelle et identitaire". Dans ce déplacement idéologique (que Baroin supposait permettre de vaincre le FN !) le rapport énonce clairement que la cible n'est évidemment plus le catholicisme mais "l'islam, qui est aujourd'hui au centre des préoccupations".
Par là a été lancée la mécanique infernale de laquelle a surgi "une nouvelle laïcité" que d'aucuns, laissant habilement dans l'ombre ce rapport fondateur de la révision de l'esprit de 1905 au profit de la droite, cherchent à accréditer comme "la" laïcité de tout un chacun dans l'évidence la plus évidente, c'est-à-dire hors de toute réflexion digne de ce nom. Il est navrant qu'à gauche, y compris chez nombre de (mauvais) lecteurs des auteurs marxistes, les plus sincères (étant entendu que des Hollande ou Valls assument qu'ils sont passés "de l'autre côté") se laissent piéger par ce tour de passe-passe lourd de conséquences en termes de divisions des plus exploités et des plus opprimés. Ce dont profite la droite dans toutes ses variantes : celle de gauche, celle ...de droite et son extrême. Ce dont tire pleinement bénéfice au bout du compte le libéralisme capitaliste qui a pu ainsi se construire l'ennemi "nouveau" nécessaire à ses croisades, l'islam, en substitution du défunt "communisme" ! Concluons sur cette phrase parmi les plus significatives de cette "nouvelle laïcité" de combat et d'exclusion, tirée du même rapport Baroin : "à un certain point, la laïcité et les droits de l'homme sont incompatibles" ! Jamais mieux dit, n'est-ce pas Monsieur Antoine Sfeir, en votre défense implicite d'un de ces droits, celui d'expression, ... dans le cercle de "l'espace privé", que l'on sait si propice à son exercice ?
En ces dramatiques temps "Charlie", il est urgent de se ressaisir et de refuser, sous couvert de cette unité nationale mêlant les social-killer et leurs victimes sous l'égide des premiers, que la laïcité nouvelle accentue son oeuvre de discrimination et de répression : qui envoie des enfants d'école, accompagnés de leurs parents sommés de s'expliquer (de se justifier), devant un commissaire pour n'avoir pas crié, le doigt sur la couture et à l'unisson, "Je suis Charlie", voire (et alors ?), "je suis contre Charlie", voire (bis) "pire" (et alors ? Bis) ! Il devient urgent de combattre l'autre idée reçue selon laquelle ce serait "faire le jeu" des religions que de rappeler leur droit à s'exprimer. Il y a urgence donc enfin à rappeler que la laïcité, celle de 1905, est la seule qui, en affirmant ce droit des religions (de toutes !), c'est-à-dire en premier lieu des "croyants", fonde la possibilité de les critiquer : l'égalité en droit de tous autorise le droit de critique de tous !
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On se reportera avec profit aux pages que Jean Baubérot consacre dans son livre décisif, La laïcité falsifiée (ed. La Découverte), à la "nouvelle laïcité" : pages 40 à 43.
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