« Remettre les Français au travail » : paresse de l’esprit, ivresse de la matraque (1/2)
Rappelons d’abord une évidence : critique du travail n’est pas éloge de la paresse. Le questionnement du travail n’implique pas forcément la revendication d’une société de loisirs... Tout comme pour le « marché », on peut s’interroger sur la nature du travail et sa place dans nos sociétés, sans pour autant le diaboliser ou prôner son éradication.
Déjà, il ne faudrait pas confondre travail (au sens d’une activité rémunérée) et effort. S’il semble qu’il y ait une contestation croissante du travail, c’est en effet moins une contestation des efforts qu’il requiert que des conditions de son exercice, ces dernières se dégradant pour nombre de salariés, qu’ils soient employés, ouvriers, professions intermédiaires ou même cadres.
Qu’importe ! À notre belle époque de chômage de masse, travailler est devenu une sorte de faveur que le Dieu Marché, dans sa grande mansuétude, daigne nous accorder... Avoir un job est à présent un honneur dont il faut se montrer digne en avalant toutes les couleuvres possibles et imaginables : contrats précaires et statut « kleenex », salaires minables et horaires à rallonge, jobs stressants et abrutissants... Et avec le sourire, s’il vous plaît !
La règle du jeu devient en substance : « Si t’es pas content, tu prends la porte ! Y’a des centaines de milliers de Français qui sont prêts à prendre ta place... Si eux aussi se plaignent, et ben, on prendra des immigrés. Et si eux aussi font la fine bouche, on prendra des sans-papiers au black ! »
Dès lors, il ne faut pas s’étonner que certains (notamment des jeunes) se désinvestissent, au moins affectivement, du travail. Notons cependant que s’ils se désinvestissent du travail, c’est souvent... pour mieux s’investir ailleurs !
Au Japon par exemple, le gouvernement s’inquiète de l’essor des « freeters » (contraction de l’anglais « free » : libre et de l’allemand « arbeiter » : travail), ces millions de jeunes japonais (20 % des 15-34 ans) qui sortent de l’université et enchaînent les petits boulots à temps partiel, crise économique oblige, mais aussi par rejet du modèle traditionnel de l’entreprise japonaise et de son « salaryman » dédiant sa vie à son employeur. Volontairement ou non, les freeters cherchent à inventer un mode de vie alternatif laissant plus de place à leurs passions, à leur vie personnelle et à leur liberté ; le travail sous sa forme classique n’est plus perçu que comme un mal nécessaire pour se procurer des revenus.
D’autres poussent même plus loin la subversion. Pour eux, le travail d’aujourd’hui a perdu tout son sens : il n’est ni une fin, ni même un moyen mais juste... une possibilité. En Allemagne par exemple, se développe le mouvement informel au nom évocateur de « chômeurs heureux » dont l’apparition a suscité de nombreux débats. En France, le films de la bande à Pierre Carles Attention Danger Travail (2003) qui pose aussi la question du chômage sous un angle positif, a tutoyé les 100 000 entrées au cinéma, avec en plus très peu de moyens de promotion (le second volet, Volem Rien Foutre El Païs (2007), vient de sortir et s’intéresse à comment les déserteurs du monde du travail essaient de construire des vies alternatives).
Autre approche mais au fond même combat : plutôt que de fuir un travail qui a perdu sa substance, essayer coûte que coûte d’y remettre du sens. On voit par exemple se multiplier des créateurs d’entreprise d’un nouveau genre, les « entrepreneurs sociaux », hommes et femmes qui veulent entreprendre autrement, en mettant la puissance économique au service du bien-être de l’homme et de son environnement... plutôt que l’inverse, comme c’est (trop) la règle aujourd’hui. Fait significatif, l’Essec, grande école de management devant l’Éternel, a créé en 2002 une chaire dédiée à l’entrepreneuriat social.
S’épanouir et se réaliser pleinement et durablement dans son travail semble être un privilège réservé à des métiers « de vocation » comme artisan, chercheur, avocat, médecin, artiste ou encore enseignant. Ce n’est sans doute pas un hasard si le métier d’enseignant attire de plus en plus de salariés du privé (dont certains disposent pourtant d’une situation professionnelle confortable) comme en témoignent le succès de la formation spécifique mise en place par l’IUFM de Lyon ou le pourcentage (15 % !) des anciens salariés du privé dans les lauréats du concours de professeur des écoles.
Ainsi, ce n’est pas l’effort qui est fui, c’est l’aliénation. Ce n’est pas l’oisiveté qui est recherchée, c’est le sens. Et ce sens peut être trouvé dans le travail, mais aussi dans les autres temps de la vie : familial, social, sportif, politique, culturel, artistique, spirituel...
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Néanmoins, il ne s’agit pas d’être pour ou contre le travail - postures aussi polémiques que stériles - mais plutôt de savoir quelle doit être sa place et comment il doit s’articuler avec ces autres temps de l’existence. Pour paraphraser Pascal (parlant de la raison), deux excès : exclure le travail, n’admettre que le travail.
Paradoxalement, on a beau travailler beaucoup moins longtemps et beaucoup plus efficacement qu’avant (entre 1830 et 2000, la durée du travail a été divisée par 2 et sa productivité multipliée par 281), nos vies continuent à s’organiser autour du boulot.
Ce dernier occupe toujours une place symbolique prépondérante dans la définition de notre identité : « Qu’est-ce tu fais dans la vie ? » n’est-elle pas souvent une des premières questions posées à l’occasion de nouvelles rencontres ?
Cette domination du travail s’exerce au détriment des autres temps de l’existence. À une époque où ce qui n’a pas de valeur marchande tend à ne pas avoir de valeur tout court, ces autres temps de la vie sont négligés ou dépréciés alors qu’ils sont tout aussi importants que le temps du travail pour notre équilibre, notre bien-être et ceux de la société.
Enfonçons une porte ouverte : contrairement aux autres facteurs de production (capital, matières premières, machines,...), les êtres humains n’aspirent pas qu’à travailler ! Pourtant, à entendre la doxa dominante, cela n’a pas l’air d’aller de soi, notamment pour ceux qui aiment à répéter qu’« un travail, quel qu’il soit, vaut mieux que ne rien faire ».
Justement, le problème ne se pose pas comme ça, il faudrait plutôt en inverser les termes : mieux vaut se former, rechercher un travail qui corresponde à ses compétences ou qui va les développer, avoir du temps pour sa famille, pour « la Cité » ou pour soi, mieux vaut ça qu’être contraint de prendre un job précaire, mal payé, éloigné ou pour lequel on est surqualifié...
Parvenir à développer et à valoriser les autres moments de l’existence en rééquilibrant la place et le rôle du travail, voilà qui serait un réel progrès de civilisation (notamment pour les femmes qui dans leur grande majorité travaillent mais doivent aussi continuer à s’occuper de 80 % des tâches domestiques et de deux tiers des tâches familiales...).
Arriver à assurer à tous un travail « décent » (au sens de l’OIT2) tout en permettant à chacun d’avoir du temps pour les autres activités de la vie, voilà qui serait un projet politique vraiment moderne.
Laissons le mot de la fin (provisoire) à la sociologue Dominique Méda : « La véritable opposition n’est pas entre travail et loisirs, effort et paresse, elle est tout simplement entre travail et famille (dans son sens large), deux sources d’identité qu’il nous faut parvenir à concilier si nous voulons à la fois que le maximum de personnes accèdent au travail, que les hommes et les femmes continuent d’avoir des enfants et que notre société s’enrichisse et se développe aussi d’une autre manière que celle qui consiste à mettre toujours plus de biens et de services sur le marché3 ».
Amazir Zali
1 : En 1832 un salarié travaillait 3041 h. par an. En 2000, il travaille deux fois moins (1441 h.). Source : O. Marchand, C. Thélot, Le travail en France (1800-2000), Nathan, Essais et Recherches, 1997. En 1800, le travail représentait près de 50 % de la vie éveillée et le temps libre 10 %. En 1996, le travail ne représente plus que 10 à 12 % du temps éveillé tandis que la proportion du temps libre est montée à 30 %. Source : rapport du CES (Conseil économique et social) La place du travail (juillet 2003).
2 : Le « travail décent » tel que défini par l’OIT (Organisation Internationale du Travail) présente les caractéristiques suivantes : possibilité d’exercer un travail productif et convenablement rémunéré ; sécurité au travail et protection sociale pour les familles ; amélioration des perspectives de développement personnel et d’intégration sociale ; liberté pour les êtres humains d’exprimer leurs préoccupations, de s’organiser et de participer à la prise des décisions qui influent sur leur vie ; égalité de chances et de traitement pour l’ensemble des femmes et des hommes. Plus d’infos sur http://www.ilo.org/public/french/decent.htm. Ainsi, ce n’est pas le travail qu’il faudrait « réhabiliter » mais plutôt le travail décent, au sens de l’OIT, qui est lui en perte de vitesse...
Créée en 1919 par le Traité de Versailles, l’OIT (177 États Membres) est devenue en 1946 la première institution spécialisée du système des Nations Unies. De par sa structure tripartite, elle est la seule organisation mondiale dont la politique et les programmes sont arrêtés par les représentants des employeurs et des travailleurs sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements.
3 : Dominique Méda, Le travail, Que Sais-je ? / PUF, 2004.
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