Saddam, les sunnites et les chiites
La scène, nous dit une chronique soufie, a eu lieu à Bagdad au neuvième siècle. Junaïd, un maître de la tariqâ dont le nom soufique était « le prince du groupe » et que ses disciples - ceux de l’école junaidiste - appelaient « Paon des savants », s’est incliné un jour en place publique devant un gibet où pendait la dépouille d’un criminel. Ses élèves en furent étonnés et l’un d’eux osa lui demander les raisons d’un hommage aussi surprenant que choquant. « Je m’incline pour sa détermination, répondit le maître. Pour son but, cet homme a donné sa vie. »
N’allez pas croire que cette chronique soit un hommage dédié à Saddam Hussein. Cet homme a fait le malheur de son peuple et de son pays. Ce fut un dictateur impitoyable qui n’a toléré aucune contestation (ne parlons même pas de démocratie) et qui a - de manière encore plus sanglante que ses pairs, roitelets et présidents à vie - participé à la tragique régression arabe du vingtième siècle. Je n’associerai donc pas ma voix à celles - et elles sont nombreuses - qui en font un héros, un Saladin des temps modernes, puni parce qu’il aurait voulu le bonheur et la liberté pour l’Irak.
J’ai néanmoins repensé aux propos de Junaïd en lisant les comptes rendus détaillés de la mort de l’ex-raïs et en visionnant quelques images - pas toutes - de son exécution. Ce qui était le plus frappant, ce fut, bien sûr, son calme face à l’agitation grossière de ses bourreaux. Marcher ainsi à la rencontre de son Créateur, sans peur visible, sans craindre la valetaille qui éructait autour de lui, tout cela a de quoi impressionner. Finalement, Saddam est allé jusqu’au bout de son rôle sur cette Terre. Il n’a exprimé aucun regret pour ses actes et on ne saura pas ce qui les a réellement motivés si ce n’est la certitude qu’il était déterminé à ne jamais rompre. L’homme a peut-être même cru jusqu’au dernier moment que son destin n’était pas de finir au bout d’une corde dans une cave sordide.
Mais pourquoi Saddam a-t-il été exécuté de cette manière aussi expéditive qu’obscène ? Vendredi 29 décembre, lorsque les premières informations annonçant l’imminence de sa pendaison ont commencé à être diffusées par les agences, je n’y ai absolument pas cru. « Ils ne peuvent pas faire ça aussi vite et surtout pas le jour de l’Aïd. Ça ne peut qu’aggraver la situation », ai-je dit à une consoeur qui m’interrogeait à ce sujet. Finalement « ils » l’ont fait et se sont arrangés pour que le monde entier puisse voir le spectacle du supplice.
Pourquoi ? « Propagande américaine », disent ceux qui affirment - avec raison - que c’est l’Amérique de Bush qui a fait exécuter Saddam et non pas cette parodie de justice irakienne que de nombreuses organisations internationales ont dénoncée. Bush n’ayant aucune bonne nouvelle à claironner à propos de la situation irakienne et Ben Laden courant toujours (plus personne ne parle du mollah Omar), l’exécution de Saddam Hussein aurait comblé un vide qui désespérait les communicants de la Maison Blanche.
Cette explication est tentante mais insuffisante, car la pendaison de l’ancien président irakien a comporté une mise en scène confessionnelle qui n’était pas destinée à l’opinion publique américaine. En effet, parmi les personnes présentes, certaines ont scandé le nom de Moqtada Sadr, le chef de l’Armée du Mahdi et religieux chiite que l’hebdomadaire Newsweek a désigné, il n’y a pas si longtemps, comme l’homme le plus dangereux d’Irak, tant sa milice est impliquée dans les massacres interreligieux.
Le message est évident : ceux qui ont tué Saddam sont des chiites, ils sont les nouveaux maîtres de l’Irak et cette mise à mort est un signal à tous les sunnites qui seraient tentés de contester ce nouvel ordre des choses. Mais au vu des réactions mitigées dans le monde, on peut se demander pourquoi les Américains ont fait une telle erreur d’appréciation. Saddam est désormais un martyr pour la grande majorité des Arabes et, surtout, cette pendaison va aggraver la lutte fratricide entre sunnites et chiites irakiens (il n’y a guère plus que Bush et Yasmina Khadra pour nous affirmer que ce qui se passe en Irak n’est pas une guerre civile...).
Par ignorance ou suffisance, les Américains ont commis un nombre incalculable de bêtises depuis leur intervention en Irak (il y en a une dont on parle peu et qui est la libéralisation totale de l’économie locale). Mais cette fois-ci, le geste me paraît délibéré et mûri. Je ne pense pas que les Etats-Unis cherchent vraiment à stopper la guerre civile irakienne. S’ils le voulaient, ils auraient depuis longtemps investi le quartier de Sadr City à Bagdad, qui est le repaire des escadrons de la mort chiites. Ils auraient arrêté Moqtada Sadr et, surtout, ils n’auraient pas donné leur feu vert à cette lamentable et morbide mascarade dont l’effet est d’attiser le ressentiment du monde sunnite à l’encontre des chiites.
« Mort à l’Amérique, mort à Israël », ont comme d’habitude hurlé les manifestants qui ont dénoncé la mort de Saddam. Mais la nouveauté, c’est que certains d’entre eux ont aussi crié « mort aux chiites » et parfois même « mort à l’Iran ». C’est vers cela que les vrais maîtres de l’Irak entraînent la « rue arabe ». Une nouvelle fitna, une grande discorde entre chiites et sunnites. Un affrontement qui pourrait déborder sur les pays voisins de l’Irak et propager le chaos à l’ensemble du Proche-Orient, avec ce que cela peut signifier d’épuration ethnique et religieuse.
Pourquoi les
Américains accepteraient-ils la guerre civile entre Irakiens après avoir "libéré" leur pays ? Pour se mettre à l’abri et compter les coups tout en
forçant les pays sunnites de la région à se colleter avec l’Iran (en somme, un
remake revisité de la guerre de 1980 ou du "double containment" des années
1990) ?
En tous les cas, il va falloir beaucoup de discernement et de sang-froid pour ne pas tomber dans le piège et exhorter sunnites et chiites irakiens à s’entendre. « La fitna sommeille dans chacun d’entre vous. Maudit soit celui qui la réveille », a dit notre Prophète.
Puisse cette phrase être méditée par tous, à commencer par les sunnites qui, sous toutes les latitudes, ne rêvent plus que de casser du chiite. Et qui éprouveront, sait-on jamais, une satisfaction revancharde bien stupide le jour où des bombes à fragmentation pleuvront fatalement sur l’Iran.
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