Le paradoxe des faucheurs volontaires

Avec l’avènement des biotechnologies, les fournisseurs de produits et services agricoles ont développé une politique de recherche et de commercialisation de semences qui seraient plus performantes, c’est-à-dire, notamment, plus productives et plus résistantes aux insecticides et aux herbicides.
Les plantes génétiquement modifiées (PGM) par les chercheurs des fournisseurs de produits et services agricoles sont dorénavant protégées par le droit du brevet, de longue date aux États-Unis, notamment depuis le Plant Variety Act de 1970, et en Europe, depuis une directive du 6 juillet 1998, transposée par une loi du 6 août 2004.
L’avantage de tels produits génétiquement modifiés pour les agriculteurs du monde entier et pour les consommateurs reste théorique.
Par contre :
- Le risque lié au développement des plants génétiquement modifiés existe. Leur innocuité directe ou indirecte - atteinte à l’environnement - sur l’être humain n’est pas certaine.
- Les produits de type PGM laissent à la charge des agriculteurs et/ou du consommateur :
- les royalties de l’agrochimiste au titre des brevets déposés pour les semences OGM
- le coût et les royalties de la ligne de produits accessoires (engrais, désherbant, insecticides...) qui sont nécessairement associés à une semence de type OGM
Dès la fin des années 1980, des courants syndicaux et écologistes ont reproché aux groupes agrochimiques :
- d’assujettir les agriculteurs en développant des semences exclusivement associées à des lignes de produits phytosanitaires (engrais, désherbants, insecticides...) soumis aux redevances de propriété intellectuelle de Monsanto
- d’infliger à la communauté mondiale le coût environnemental de ses recherches : en l’état des connaissances actuelles, l’innocuité des PGM pour l’homme n’est pas démontrée
- de porter atteinte à la « biodiversité », à l’intégrité des cultures traditionnelles ou biologiques, en tout cas de susciter un doute sérieux, qui tend à assimiler toute semence aux PGM : l’on ne démontre pas que les essais de culture PGM en plein champ ne se disséminent pas vers les autres cultures, de type traditionnelles ou biologiques. Au contraire, cette dissémination est probable. Ainsi, dès lors que des essais se déroulent en plein champ, le consommateur ne peut être assuré que le produit acheté est exempt d’OGM. Les labels « sans OGM » ou « Bio » perdent ainsi tout crédit pour un consommateur raisonnablement informé.
Le paradoxe des faucheurs volontaires
Des agriculteurs ont pris l’initiative de procéder au fauchage de champs de culture OGM. Le délit de destruction volontaire du bien d’autrui a alors été poursuivi par le ministère public sur la plainte de la société Monsanto.
Certaines juridictions ont condamné les faucheurs volontaires. D’autres ont relaxé les mêmes faucheurs sur le fondement d’un fait justificatif de l’infraction, l’état de nécessité prévu par l’article L.122-7 du Code pénal.
"N’est pas pénalement responsable la personne qui face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés ou la gravité de la menace."
Par un jugement du 9 décembre 2005 particulièrement motivé, le Tribunal correctionnel d’Orléans, statuant sur une plainte à l’initiative de la société Monsanto, a jugé :
"Les prévenus rapportent la preuve qu’à la date de la commission des différents faits, ils ont commis l’infraction de dégradation volontaire du bien d’autrui, en réunion, pour répondre à l’état de nécessité résultant du danger actuel de diffusion incontrôlée de gènes provenant des organismes génétiquement modifiés, dont la dissémination avait été autorisée, contrairement au droit constitutionnel à un environnement sain et alors même que le droit interne visé au soutien des autorisations accordées n’était conforme ni aux dispositions de la directive 90/220/CEE du Conseil du 23 avril 1990 ni de celles de la directive du 12 mars 2001".
Le tribunal correctionnel souligne :
« Que si le risque d’une transmission génétique directe au profit d’une plante apparentée ne peut être retenu pour le maïs, sans espèce sauvage parente en raison de sa provenance géographique, la preuve de la diffusion par pollinisation au préjudice de maïs non transgéniques ou par échange avec les bactéries ou champignons du sol est établie ; que spécialement, sur ce dernier point, à l’occasion de la table ronde contradictoire sur le thème « Les enjeux environnementaux des OGM » (Rapport Assemblée nationale n° 2254, tome 2, procès-verbal de la séance du 8 février 2005), Monsieur Pierre-Henri Gouyon, membre de la commission de biovigilance, directeur du laboratoire UPS-CNRS d’écologie et professeur à l’Université de Paris-Sud, a rappelé que la preuve d’un transfert horizontal, c’est-à-dire de la récupération d’un transgène présent dans une plante par une bactérie du sol, à partir d’une expérimentation en plein champ, avait été rapportée par le laboratoire de Lyon, il y a deux ans, et publiée [...]
Attendu qu’il importe de rappeler que la construction d’une variété transgénique est, pour partie, le fruit d’un événement aléatoire baptisé « événement » ; que les constructions artificielles génétiques sont, en effet, introduites dans les cellules de l’organisme à modifier grâce à différentes méthodes qui ont pour résultat de les insérer de façon aléatoire dans le génome de cet organisme receveur, ce qui peut entraîner des effets indéterminés et imprévus, pouvant aller jusqu’à des anormalités grossières chez les animaux ou les plantes, et, à un degré moindre, favoriser l’essor de toxines et d’allergènes dans les plantes destinées à l’alimentation ; que ce problème initial se double ensuite de la question de l’instabilité des lignées transgéniques au fil des générations, instabilité qui rend extrêmement difficile l’évaluation raisonnée des risques résultant de l’utilisation des semences transgéniques sur plusieurs générations (...) »
Le Tribunal correctionnel de Versailles, saisi pour des faits identiques, a statué dans le même sens. Les décisions correctionnelles ne sont pas définitives. Les cours d’appel admettront-elles qu’un péril imminent a été évité, qui ne pouvait l’être que par la voie de la destruction volontaire ? Les jugements correctionnels sont plutôt contestés par les commentateurs juridiques.
Toute l’originalité des audacieuses décisions correctionnelles réside dans le facteur politique, à l’origine de l’état de nécessité : le plaignant, victime de la dégradation volontaire, bénéficiait d’une autorisation administrative. C’est donc en vertu d’une décision administrative individuelle, elle-même conforme au règlement et à la loi en vigueur (mais pas à la directive), que la victime de l’infraction a créé l’état de nécessité et les circonstances de l’infraction dont elle a été victime.
Par réflexe, l’on est gêné d’admettre que l’exécution régulière d’une mesure administrative individuelle puisse créer un état de contrainte légitime parce qu’il faut alors admettre, si l’Etat participe à la contrainte justifiant l’infraction, que, s’il ne s’agit pas de résister à une certaine oppression, il faut à tout le moins compenser une rupture du principe d’égalité.
C’est bien ce que constate à juste titre le Tribunal correctionnel : il n’est pas normal que les agriculteurs subissent les cultures OGM dès lors qu’elles affectent leur propre production.
C’est même tellement anormal, que les agriculteurs peuvent commettre, sans engager leur responsabilité pénale, le délit de dégradation volontaire du bien d’autrui.
Abandonnons un instant, pour les agriculteurs et les consommateurs, la stratégie politique de l’état de nécessité, finalement assez proche de celle des martyrs terroristes. Et voyons avec un peu de perspective l’échange engagé par les faucheurs volontaires et solidaires.
Les faucheurs volontaires contestent leur responsabilité pénale : ils ont été contraints, face à un danger actuel ou imminent, de commettre l’infraction de dégradation volontaire, qui est néanmoins réalisée.
Or les faucheurs renoncent à faire valoir la faute des agrochimistes qu’ils stigmatisent. La faute de ceux-ci semble pouvoir être démontrée.
Quelle que soit la solution des procès au pénal, il apparaît que la société agrochimiste en cause, en procédant à des essais en plein champ, au risque de disséminer ses PGM, laisse à la charge de la collectivité des agriculteurs et des consommateurs l’indifférenciation des produits qui en résulte : quoi que l’on pense du bienfait ou du méfait des PGM, il est démontré que le consommateur de produit traditionnel ou de produits Bio ne peut plus être certain de la "pureté" du produit. Les filières traditionnelles et Bio sont donc dévaluées du simple fait des expériences en plein champ des agrochimistes. C’est donc la collectivité qui assume le coût (la dépréciation des filières Bio et traditionnelle) pour le bénéfice d’un seul.
La rupture du principe d’égalité, qui bénéficie à une personne privée, l’agrochimiste, semble caractériser, au plan civil "le fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage".
Les sociétés agrochimistes, en procédant à des essais en plein champ (dissémination volontaire à des fins de recherche et de développement) dans un contexte qui ne garantit pas strictement l’intégrité des cultures traditionnelles ou biologiques, laissent à la charge des agriculteurs et des consommateurs le coût, qu’elle n’assume pas, des mesures de confinement qui auraient été nécessaires pour isoler ses cultures expérimentales.
Les autorisations administratives individuelles conférées aux agrochimistes n’exonèrent en aucun cas ceux-ci de sa responsabilité.
D’abord sur le fondement constitutionnel de la séparation de l’autorité judiciaire du pouvoir exécutif, si le juge judiciaire est habituellement incompétent pour apprécier la légalité d’une mesure individuelle créatrice de droits, il retrouve sa compétence s’agissant d’actes administratifs portant gravement atteinte au droit de propriété ou à la liberté individuelle. (Tribunal des conflits - Barinstein - 30 octobre 1947 Rec 511 - Cas Civ. 15/01/73 Elido World Corporation)
Ensuite, parce que la société agrochimiste demeure en tout état de cause civilement responsable, sur le fondement des fautes commises à l’occasion des essais, fussent-ils valablement autorisés.
Cette économie des agrochimistes, au préjudice de la collectivité des agriculteurs et des consommateurs, s’analyse comme un parasitisme économique.
La négligence des agrochimistes est d’autant plus fautive que la directive 2001/18 du 12 mars 2001 préconise notamment :
- l’établissement de registres comprenant des informations sur la nature des essais comme des cultures d’OGM en plein champ et leur localisation, et la consultation des citoyens par les Etats membres (articles 9 et 24) ;
- la surveillance de l’évolution des risques sanitaires et environnementaux postérieurs à l’obtention de l’autorisation d’essai et la possibilité, sur ce fondement, de modifier, suspendre -ou y mettre fin- l’essai ou la culture d’OGM (articles 8 et 20) ;
- la consultation de comités scientifiques
Certes, les agrochimistes ne sont pas responsables du défaut de transposition de la directive n°2001/18 par le législateur français.
Au demeurant, la directive européenne est d’application directe en droit français. Les semenciers, qui connaissaient les dispositions de cette directive, et qui sont tenus au principe constitutionnel de précaution, ont commis une faute de négligence en procédant sciemment à des essais en plein champ non-conformes à la directive 2001/18.
Avec la simple recherche de l’état de nécessité, les faucheurs volontaires veulent plier une règle juridique à une volonté politique, qui consiste simplement à diaboliser les agrochimistes.
Toute diabolisation est inquiétante, pour un Etat démocratique. Au demeurant, seul le diable et ceux qui s’y opposent sont purs. Et les semenciers en cause sont loin d’être irréprochables, dans une acception très juridique du terme.
Alors, pourquoi cette stratégie strictement de défense frontale (état de nécessité) et non d’attaque (responsabilité civile des agrochimistes) ? C’est le paradoxe des faucheurs volontaires, si l’on raisonne hors média.
Or, l’intérêt des consommateurs et des agriculteurs "anti OGM" gagnerait grandement à renvoyer les menottes de Bové dans la malle aux accessoires du (mauvais) théâtre politique.
Les OGM et l’appropriation privée du vivant sont choses trop graves et publiques pour les laisser entre les mains de nouveaux messies.
Soulignons, parmi les manifestations paranormales qui troublent le débat sur les OGM, que la société Monsanto France SA qui met à exécution une condamnation du Tribunal de grande instance de Montauban d’octobre 2003 à la suite d’une action de fauchage volontaire, et qui prétend saisir les comptes bancaires de la Confédération paysanne, n’existe plus depuis juin 2001, date à laquelle elle a été radiée du RCS.
Si l’on peut m’expliquer ...
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